L’Arabie, entre conquête du monde et chute accélérée

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L’Arabie, entre conquête du monde et chute accélérée

Au départ, vous avez deux commentateurs de qualité, avec lesquels vous n’êtes pas toujours d’accord mais en qui vous pouvez mettre une véritable confiance pour la valeur de leur travail. Il s’agit de Robert Parry et de MK Bhadrakumar. (Si nous divergeons parfois sur l’analyse théorique de l’un ou l’autre dans telle ou telle circonstance, ce n’est que du domaine du point de vue politique spécifique et théorique, ce qui n’est pas le cas ici.)

Lisez l’article du premier puis l’article du second, et le vertige vous prend de savoir lequel des deux vous restitue la vérité de la situation (vérité de la situation saoudienne, en un sens précis, mais en fait diverses vérités de situation), ou encore s’il ne s’agit pas de deux planètes différentes (explication plus confortable qui a l’avantage de nous confirmer que la vie existe dans l’univers, outre notre sympathique planète Terre). Il est évidemment hors de question de mettre en cause l’un ou l’autre de ces articles, l’un ou l’autre de ces commentaires, – c’est notre conviction sans la moindre ironie critique, assise sur une expérience non négligeable, et par conséquent nous les considérons tous deux comme disant également le vrai ; et tous deux, ils présentent deux appréciations du monde saoudien et autour de l’Arabie complètement différentes, sinon opposées ; et tous deux, là aussi, sont justes puisqu’appuyées sur des faits que nos deux commentateurs savent interpréter avec brio et mesure... C’est à nous, non pas de les départager, mais de les accepter tous les deux et de faire la part qui nous importe pour découvrir, à partir d’eux, la vérité de situation qui nous importe en fonction de nos références habituelles. (Cela signifie un choix subjectif de notre part, à partir de nos principes de travail, cette subjectivité de l’information étant absolument justifiée par l’effondrement de toute valeur objective dans notre contre-civilisation depuis 9/11, à cause du rôle joué par le système de la communication et de la façon dont il est utilisé, manipulé, etc., par les uns et les autres.)

• Dans ConsortiumNews du 15 avril 2015, Parry nous dit tout de l’alliance entre Israël et l’Arabie, ou comment l’Arabie a “acheté” le soutien d’Israël, notamment à Washington par le concours du puissant lobby AIPAC. Parry nous explique les méandres de ces très récentes emplettes saoudiennes, qui portent sur $16 milliards en deux ans et demie, transmis à Israël sous diverses couvertures et dont certaines parties, détail intéressant, – ont été utilisées par les Israéliens pour construire certaines implantations israéliennes sur territoire palestinien.

«According to a source briefed by U.S. intelligence analysts, the Saudis have given Israel at least $16 billion over the past 2 ½ years, funneling the money through a third-country Arab state and into an Israeli “development” account in Europe to help finance infrastructure inside Israel. The source first called the account “a Netanyahu slush fund,” but later refined that characterization, saying the money was used for public projects such as building settlements in the West Bank.»

Parry décrit l’entente politique complète entre Saoudiens et Israéliens pour renforcer les terrorismes sunnites (Al Qaïda, EI, etc.), organiser le désordre dans la région, détruire l’Irak et la Syrie pour y installer le fameux califat qu’on sait et réduire à rien l’influence régionale de l’Iran, en même temps que la destruction quasi-assurée (selon le scénario) de l’accord sur le nucléaire avec l’Iran ouvrirait la voie à une attaque et à une élimination de ce pays des forces qui comptent dans la région : l’obsession iranienne est bien le lien qui unit fortement l’Arabie et Israël. La description que fait Parry à partir des révélations sur l’aspect tortueux et exemplaire des rapports de l’Arabie et d’Israël, mariage du flot d’argent corrupteur et de la technique de la corruption généralisée (aux USA plus précisément, qui est le grand manipulé de cette affaire), cette description est impressionnante à partir des révélations de sources proches du renseignement US, – chez Parry, elles sont toujours fiables, – sur les subventions saoudiennes à Israël et l’aide décisive qu’Israël apporte à l’Arabie dans le champ de la corruption de Washington. Ce n’est donc pas l’“empire américano-sioniste” dont parle certains mais l’empire “saoudo-sioniste” si l’on peut dire ... Un empire de plus, un! (Nous donnons la conclusion de ce très long article qu’il faut lire in extenso pour en connaître tous les méandres, et dans cette conclusions apparaissent des compères dont nous n’avons pas fait encore état, – Turquie, Émirats du Golfe, etc.)

«...Saudi Arabia and its Persian Gulf allies, along with Turkey, are also ramping up support in Syria for Al-Qaeda’s Nusra Front and the Islamic State. Flush with jihadist reinforcements, the two terrorist organizations have seized new territory in recent weeks, including the Islamic State creating a humanitarian crisis by attacking a Palestinian refugee camp south of Damascus.

»All of these Saudi actions have drawn minimal criticism from mainstream U.S. media and political circles, in part, because the Saudis now have the protection of the Israel Lobby, which has kept American attention on the supposed threat from Iran, including allegedly controversial statements from Iranian leaders about their insistence that economic sanctions be lifted once the nuclear agreement is signed and/or implemented. Neocon warmongers have even been granted space in major U.S. newspapers, including the Washington Post and the New York Times, to openly advocate for the bombing of Iran despite the risk that destroying Iran’s nuclear reactors could inflict both human and environmental devastation. That might serve the Saudi-Israeli interests by forcing Iran to focus exclusively on a domestic crisis but it would amount to a major war crime.

»The strategic benefit for Israel and Saudi Arabia would be that with Iran unable to assist the Iraqis and the Syrians in their desperate struggles against Al-Qaeda and the Islamic State, the Sunni jihadists might well be hoisting the black flag of their dystopian philosophy over Damascus, if not Baghdad. Beyond the slaughter of innocents that would follow – and the likelihood of new terrorist attacks on the West – such a victory would almost surely force whoever is the U.S. president to recommit hundreds of thousands of U.S. troops to remove Al-Qaeda or the Islamic State from power. It would be a war of vast expense in money and blood with little prospect of American success.

»If Saudi Arabia’s petrodollars helped secure Israel’s assistance in creating such a potential hell on earth, the Saudi royals might consider it the best money they ever spent...»

• On a donc l’impression, avec le texte de Parry, d’une Arabie triomphante avec Israël à ses côtés dans le même triomphe, dans une alliance qui consacrera une grande manœuvre décisive qui réglera le sort de l’humanité. Dans son article très long, Parry dit à peine quelques mots du Yémen, simplement comme un appendice tactique dans le Grand Jeu décrit. Au contraire, Bhadrakumar, dans son article du 16 avril 2015, ne parle que di Yémen par rapport à l’Arabie Saoudite, comme d’un moment-clef pour l’Arabie, surtout si l’annonce par l’Iran de la mort d’un Prince saoudien déguisé en général, dans les combats contre les Houthis, se confirme. Des phrases comme celles-ci montrent non seulement le désarroi, mais une situation où l’Arabie est proche de conséquences gravissimes pour elle, quasiment de l’ordre de l’ontologie, de son intervention qui piétine gravement, à ce point qu’elle en est réduite à mendier sans espoir de succès une aide militaire du Pakistan : “...alors, c’est que l’inévitable coup de fouet en retour de l’intervention militaire au Yémen de Ryad a commencé plus tôt qu’on ne le pensait”, “C’est un moment poignant, sans aucun doute, parce que le Pakistan est extrêmement limité pour apporter une aide éventuelle à l’Arabie dans un temps où la détresse de la maison des Saoud est si profonde”.

Bhadrakumar décrit les demandes pressantes de l’Arabie au Pakistan pour que ce pays envoie des forces terrestres pour combattre au nom de l’Arabie. Comme d’habitude, comme avec Israël, l’Arabie a ouvert tout grand son porte-monnaie ; mais la chose n’a pas l’air de marcher du tout parce que les élites pakistanaises semblent en avoir assez de l’arrogance et des allures supérieures que prennent en général les Princes de la maison Saoud lorsqu’ils parlent des Pakistanais et lorsqu’ils leur parlent. Et s’il n’y a pas de “chair à canon” pakistanaise pour les Saoud, la défaite devient possible, ou au mieux l’enlisement catastrophique, ou des négociations forcées qui consacreraient l’échec de l’entreprise saoudienne ... Et, pendant ce temps, l’Iran n’est pas vraiment mécontent, puisque bien des opportunités s’ouvrent à lui.

«Such an outpouring of contempt and indifference towards the Gulf Arabs on the part of the intellectuals in Lahore and Karachi is unprecedented. The Arab sheikhs, especially the Saudi variety, have vandalized Pakistan and made it into their playpen and they behaved arrogantly as if Pakistanis were a lower form of life who could be bought and sold in the bazaar. At some point, a reaction was bound to set in.

»Of course, without the Pakistani military’s direct involvement, Saudis cannot salvage this ill-advised war in Yemen. And it won’t look good for Saudi Arabia’s regional standing if the Houthis defeat them. As the deafening silence over the death of a prince in Jeddah shows, Saudi Arabia cannot even afford it if its media hype gets punctured and the people get to know that the Houthis are far from crushed and this war is far from over... [...] Besides, Iran is waiting in the wings. A protracted Saudi involvement in Yemen will give Iran a freer hand to consolidate its gains and advance its influence in Iraq, Syria and Lebanon. Teheran’s approach has the following elements: ...»

Pour terminer, les USA, pris comme c’est désormais l’habitude, dans un tourbillon de contradictions où le problème essentiel est de savoir qui est l’ennemi, ou le plus ennemi des ennemis, et qui est l’allié, ou le moins allié des alliés, tellement moins allié qu’il est peut-être plus ennemi que l’ennemi qui ne l’est finalement pas tellement. Ceux qui voient comme d’habitude, parce que l’habitude est de sacrifier à l’omnipotence de la chose, les USA derrière l’attaque saoudienne au Yémen, – ce qui est vraiment très loin d’être assuré, – ne font de toutes les façons qu’enrichir le riche florilège du caractère tourbillonnaire du désordre washingtonien qui fait qu’on se retrouve cul par-dessus tête aussi vite qu’on produit à la chaîne un nième plan de conquête du monde, sans plus savoir comment et contre qui il faut se battre ou ne pas se battre. Bref, Bhadrakumar a une autre vision de la chose, et il montre les USA bien loin de soutenir leurs amis saoudiens en détresse, et cherchant désespérément une porte de sortie, fût-ce aux dépens des Saoudiens...

«Finally, it cannot be lost on Washington that the violent Saudi attacks in Yemen will only complicate matters, especially as it is becoming clear that the campaign is failing. Unlike Britain, the U.S. did not make any statement supportive of the Saudi campaign in Yemen during Ambassador Samantha Power’s Explanation of Vote on Yemen at the UN Security Council on Tuesday. (Interestingly, Power also failed to criticize Iran for any disruptive role in Yemen.)

»Significantly, both Britain and US stressed the imperative need of a political solution. Power implicitly distanced the US from Saudi Arabia’s Yemeni war when she concluded: “A legitimate transition in Yemen can only be achieved through political negotiations and a consensus agreement among all political parties, based on the GCC Initiative and the outcomes of Yemen’s National Dialogue Conference. The UN must continue its efforts to hold talks to find a consensus solution to this crisis, and all parties must commit to taking part in these talks. There is no alternative.”

»Assuming that the Fars news agency report is correct (and not propagandistic), the big question is whether the death of a prince ranked high in the Saudi royal family would shake up the regime and make it sit up and wonder where the war in Yemen is heading. A report in today’s Asharq al-Awsat that Yemen talks are due to begin in Riyadh “in the coming weeks” suggests, perhaps, the incipient stirrings of a rethink. Significantly, the Pakistani delegation traveled to Saudi Arabia the day after Sharif received a phone call from US secretary of state John Kerry to discuss Yemen. It cannot be lost on Kerry that no regional power is as well-placed today as Pakistan to bring the Yemeni sides to peace talks.»

Encore une fois, ces deux descriptions de ce qui apparaît finalement comme l’appréciation du sort des ambitions saoudiennes devenue acteur central du désordre moyen-oriental ne doivent en aucun cas être mises en concurrence. L’une et l’autre ont tous les éléments qui nous permettent de considérer qu’elles sont fondées. Simplement, l’une (Parry) rapporte des meilleures sources ce qui est la description théorique d’une entreprise grandiose destinée à modifier complètement la carte, la psychologie, l’organisation, la répartition des puissance au Moyen-Orient, au seul bénéfice de l’Arabie et d’Israël, – et l’on sait bien que ce n’est pas la première entreprise du genre (voir la production en chaîne du “nième plan de conquête du monde”). C’est une construction théorique fondée sur un processus de corruption en chaîne dont on suppose ingénument que tous les acteurs agiront avec loyauté et, dirions-nous presque en rougissant, avec honnêteté, en maîtrisant tous les facteurs. L’autre est un jugement porté sur une situation en cours, dont on constate tous les jours les événements et les avatars, avec de plus en plus la possibilité que l’Arabie se retrouve dans une position de revers, sinon de véritable défaite, avec d’ores et déjà des dissensions intérieures entre leur kyrielle de princes qui ont leur mot à dire et le spectre habituel, plus pesant que jamais, de la fragilité du royaume.

On devinerait aisément le point de vue (plus que la version) que nous favorisons, parce que notre méthode est de confronter des conceptions hautes et de type métahistorique avec des événements en cours sur les théâtres d’opération du désordre général. Mais là n’est pas vraiment notre propos. Il s’agit, une fois de plus certes, de mettre en garde contre les constructions de la raison, qui est plus que jamais une raison-subvertie, qui tente de plus en plus désespérément de plaquer une explication rationnelle de plus en plus ambitieuse et pharaonique sur une situation de désordre qui est de plus en plus tourbillonnante et insaisissable ; et, naturellement, l’ambition de l’explication rationnelle est de plus en plus pharaonique dans la mesure où le tourbillon de désordre est de plus en plus insaisissable. Il y a, là aussi, un avatar de ce terrible déterminisme-narrativiste qui nous entraîne dans les logiques implacables de nécessité d’explications insensées, le moteur suprême de la propension à la narrative étant à cet égard une super-narrative, savoir que la raison-subvertie est toujours la raison et que le monde en complet désordre finalement répond aux consignes et aux initiatives de rangement machiavélique de cette raison/raison-subvertie. On se permettra de penser qu’il importe de se détacher de cet envoûtement des constructions d’une raison agonisante, et de rechercher dans le fatras des faits avec l’aide de l’expérience et de l’intuition, ce qui correspond le mieux à la course générale du monde telle que nous le percevons en recherchant l'appui de l'intuition haute.


Mis en ligne le 17 avril 2015 à 08H18