“Laisser la guerre entrer en nous”

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“Laisser la guerre entrer en nous”

• A partir de citations et d’un texte complet rendant compte de la perception et des analyses du philosophe russe Douguine après des événements essentiels (du “coup” de Prigojine aux interventions de Poutine sur la Pologne), on doit pouvoir admettre qu’on a une bonne mesure de l’évolution rapide du sentiment des Russes, de l’“âme russe”. • A cet égard, la situation répond bien à notre perception de la crise totale de la civilisation. • Plus que de distribuer bons points et anathèmes dans la fabrique des simulacres, il s’agit d’admettre  ce fait. • Avec Alexandre Douguine.

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Il faut observer, – et c’est plus une conviction intuitive qu’une hypothèse, – que la Russie et les Russes, et même plus encore, disons l’“âme russe”, ont été fortement secoués par deux évènements (sans compter un troisième entre, avec l’attaque du pont de Crimée) : le putsch-bouffe de Prigojine et la déclaration de Poutine, renforcée par sa conversation avec Loukachenko, sur la possibilité d’un conflit avec la Pologne. Le premier événement évoque la question de la guerre civile et donc de la nécessité de la concorde et de l’unité nationales, le second la question, fondamentale pour la Russie qui a du faire face dans son histoire à tant de conflits existentiels, de la guerre.

On dira que ces deux “questions” ont déjà été posées par l’“Opération Militaire Spéciale” (OMS), mais ce n’est peut-être qu’en partie vrai. On sait que Poutine a voulu une OMS, avec des objectifs réduits et très précis, pour ne pas parler de guerre justement. Il croyait peut-être pouvoir atteindre ses buts sans développer cet énorme conflit, comme le montre une certaine tendance à avoir pensé qu’on pouvait très rapidement arriver à un accord de cessez-le-feu passant par les concessions idoines de Zelenski comme cela sembla pouvoir être fait en mars 2022, – jusqu’à l’intervention brutale et spectaculaire, very British dans le style du pachyderme churchillien, de Boris Johnson.

Ainsi les espoirs initiaux mis par Poutine dans l’OMS, notamment l’ambition de mener cette opération sans mettre le pays sur un pied de guerre et dans un état d’esprit “de guerre”, ont-ils été déçus. Les faits le montrent indirectement, comme ces descriptions diverses mais appuyées sur des faits précis de l’extraordinaire mobilisation de l’industrie de guerre russe, – et l’on parle notamment de 2023 par rapport à 2022, montrant en cela l’évolution de l’état d’esprit entre le début de l’OMS et la situation actuelle. De ce point de vue, on peut donc avancer que les deux évènements mentionnés (Prigojine et Poutine-Pologne) ont été symboliquement d’une très grande intensité dans l’esprit des Russes et pour l’“âme russe”.

C’est cette idée que développe bien entendu le philosophe et politologue Alexandre Douguine. Son analyse est des plus intéressantes pour nous parce qu’elle délaisse les notions quantitatives et les théâtres économique et politique, pour prendre une approche métahistorique selon l’idée qu’on a trouvée notamment chez Finkielkraut. Cette élévation du jugement permet d’accepter une certaine exaltation, courante chez Douguine et qui corromprait la pensée chez d’autres pensant plus bas s’il s’agit de penser. Au contraire, l’exaltation de Douguine est largement contrôlée par une logique extrêmement ferme de la raison de l’esprit et des références des plus solides (par exemple, dans les extraits qu’on donne, lorsqu’il convoque Carl Schmitt pour s’attacher à définir “l’état d’urgence”).

Nous donnons ici un texte complet de Douguine après l’intervention de Poutine concernant la possibilité d’un conflit avec la Pologne ; il est sous la forme d’une sorte de “questions-réponses” qu’il a composés. Le second texte n’est ici qu’en référence, avec quelques extraits ci-dessous qui permettent d’apprécier l’état de l’esprit, ou de l’“âme russe”, après l’affaire Wagner-Prigojine et l’urgence qu’elle a instaurée, complétée par l’éclat de la deuxième attaque du pont de Crimée. Le texte est de Markku Siira (en original et en traduction) et concerne « l’Ukraine et le crime de l’élite contre la Russie ». L’affaire Prigojine a incité Douguine, qui est ici cité d’une façon parcellaire sans que l’origine soit indiquée, à développer une critique aigue des “élites” russes, jugées directement ou indirectement pro-occidentales, ou occidentalistes ; et par conséquent, à dresser le tableau de la situation civile et civique en Russie à l’heure de “tous les dangers” et de ce qu’il estime être l’urgence impérative.

• Il y a d’abord l’attaque lancée contre la simulation d’un état de paix ou de non-guerre, comme celui qu’on a voulu établir lors du lancement de l’OMS. D’une certaine façon, son argument accompagne une évolution désormais perceptible en Russie, comme on l’a vu également.

« Pour Douguine, il faut “cesser de simuler une vie paisible en Russie et mobiliser pleinement la société pour la guerre”. Il demande également le report des élections politiques, car les Russes “ont déjà choisi Poutine comme leader”.

» Toutefois, Douguine estime que des “changements de personnel” dans d'autres domaines sont “inévitables” et qu'aucun autre report ne devrait être effectué sous quelque prétexte que ce soit. La Russie a affaire à un “ennemi complètement fou, extrêmement agressif et soutenu par l'Occident”.

» Bien entendu, Douguine attire à nouveau l'attention sur les causes et les effets historiques de la situation actuelle. Il demande “qui a préparé et réalisé l'effondrement de l'Union [soviétique]”, “qui a applaudi et saisi l’occasion” ? »

• Un second extrait s’attache à la possibilité d’une “guerre civile” en Russie, – ou dans tous les cas relevant les signes d’une “guerre civile latente”, – que Douguine ne semble pas vraiment craindre, qu’il semble plutôt juger comme inévitable sinon nécessaire si l’on veut éliminer l’élite globaliste antipatriotique qui est encore présente en partie dans les élites russes en général.

« Douguine affirme que les conséquences ne peuvent être surmontées sans éliminer les causes qui ont conduit à la catastrophe actuelle. Une “guerre civile latente” se prépare-t-elle donc en Russie, comme l'espèrent certains Occidentaux, en prévision de l'effondrement de la fédération dans un chaos interne ?

» “D'un côté, il y a le peuple et l'armée”, qui, après mobilisation, sont presque la même chose. De l'autre côté, il y a “les colonnes libérales, qui s'obstinent à s'opposer à tout nouveau pas dans la direction patriotique”.

» “Seul Poutine empêche la situation de passer d'une phase latente à une phase ouverte”, conclut le penseur russe. “C'était le point de la révolte de Wagner” et “seul Poutine a éteint la mèche de la guerre civile naissante”. Pour Douguine, Poutine “a toujours droit à sa position, mais le reste de l'élite libérale ne l'a toujours pas” »

• Tout cela relève de l’imposition d’une sorte d’état permanent de mobilisation, sous la dénomination classique d’“état d’urgence” qui aurait perdu la notion de limitation de la durée, pour garder comme situation continuelle cet état de tension qui le caractérise. C’est là qu’on retrouve le plus précisément décrit, sinon théorisé, l’esprit d’exaltation de Douguine, – qu’on doit justement décrire comme un “esprit” et nullement comme une passion ; chez Douguine, l’exaltation propre à l’“âme russe” est un outil de maintien de l’unité et de la souveraineté, et la puissance de cette exaltation répand finalement aux mesures gigantesques du pays, notamment géographiques (Douguine développe une perception d’une géopolitique métaphysique). On notera cette forme de “méthode” : la Russie, sous tous les régimes jusqu’au léninisme et au stalinisme, s’est toujours trouvé devant cette sorte de mission sociale de l’“état d’urgence”.

« Douguine énumère donc les mesures nécessaires, parmi lesquelles “l’élimination des agents ennemis aux postes clés de l'État”, “la restructuration du personnel”, “une mobilisation sociale à grande échelle” et une “déclaration de guerre” ouverte.

» Le philosophe russe demande de manière rhétorique ce qu'est l'état d'urgence (‘Ernstfall’ chez Schmitt). “C’est l'état dans lequel le temps de paix et ses règles prennent fin et le temps de non paix commence. À ce moment-là, les règles de l'état d'urgence s’appliquent : le danger menace le pays, l'ensemble de la société, l’ensemble de l'État, et tous les moyens sont bons pour le combattre”.

» “Ce n'est que dans l'état d'urgence que l'on peut déterminer qui détient la véritable souveraineté [le pouvoir de décider]. Mon souverain déclare l'état d'urgence et prend des décisions en fonction de celui-ci, non pas tant par la loi que par la volonté et l'esprit”, analyse Douguine. »

Pour suivre et compléter, nous avons donc ce texte de Douguine lui-même (original et sa traduction), introduit par ces simples mots : « Les points soumis à discussion par le président ». Ensuite, Douguine présente ces “points à discussion” (comme nous les présentons pour notre reprise), et faisant suivre chacun de son appréciation.

Ce texte reprend en effet l’intervention de Poutine face à son directeur du FSB, de la guerre en Ukraine à la Pologne. Il s’agit, de la part du philosophe, d’un description de l’esprit de la guerre totale, plus au sens des domaines impliqués que de la masse quantitative de violence, et une guerre totale mais réaliste. Ainsi, Douguine met-il l’accent sur la menace de guerre contre la Pologne, qu’il juge salvatrice et mobilisatrice pour la Russie, pour aussitôt préciser que la Pologne doit pourtant être/devenir « notre partenaire slave dans la réorganisation de l’Europe de l'Est et un bastion des valeurs traditionnelles », une fois ses élites globalistes éliminées. La guerre culturelle et sociétale, et spirituelle, peut et doit interférer sur le conflit classique si c’est le cas.

Si l’on admet que Douguine exprime assez bien l’état de l’“âme russe”, ce qui est notre cas, on mesure l’extraordinaire différence qui sépare le monde américaniste-occidentaliste du ‘Sud Global’ dont la Russie est symboliquement perçue comme l’expression la plus active. On peut admettre qu’il s’agit simplement d’un fait, et alors mesurer la force de la tension crisique des abysses où nous nous trouvons.

dedefensa.org

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Si nous laissons la guerre entrer en nous, nous gagnons

Point à discussion : « La contre-offensive ukrainienne ne donne aucun résultat. »

Exactement. Il ne s'agit pas seulement de notre propagande, mais d'un fait objectif qui ne peut être travesti et relativisé par aucune technique d'information. Les stratèges occidentaux vont maintenant commencer à comprendre cette donnée factuelle. C'est déjà un retour à la réalité.

Mais... Il n'y a pas de “contre-offensive ukrainienne”, non pas en soi, mais parce qu'il s'agit de l'armée russe, qui s'est préparée, a tenu compte des erreurs commises précédemment, a pris au sérieux les menaces de l'ennemi, a créé le système de défense plus puissant et a héroïquement, – au prix de lourds sacrifices ! – repoussé les assauts de l'ennemi. Cet ennemi n'était pas pathétique et faible, il était puissant, brutal et sérieux. Nous nous sommes simplement révélés encore plus forts, plus résolus et plus convaincus de notre victoire. “Il n'y a pas de contre-offensive ukrainienne parce qu'il y a un esprit guerrier russe”.

Point à discussion : « Les responsables occidentaux qui chapeautent Kiev sont clairement déçus par les résultats de la soi-disant contre-offensive. »

Oui, et ils réfléchissent à ce qu'il faudra faire ensuite, aux conclusions à tirer. L'Occident est un ordinateur, il n'y a rien de personnel chez lui. Plus nous serons durs et déterminés, plus cet ordinateur recalculera la situation globale. Nous devons frapper toutes les cibles, oui toutes les cibles, sans prêter attention à quoi que ce soit. Ensuite, cet ordinateur calculera la réalité que nous imposerons.

Point à discussion : « Le commandement de l'Opération Militaire spéciale agit de manière professionnelle, et le matériel occidental brûle sur le champ de bataille. »

Apparemment, c'est comme ça. Ce ne sont pas seulement les combattants qui apprennent à se battre, mais aussi les commandants et les généraux. Si Dieu le veut !

Point à discussion : « Les FAU ont subi des pertes de plusieurs dizaines de milliers de personnes lors des tentatives de contre-offensive. »

C'est là un autre fait objectif, mais il n'affectera guère l'ennemi, car cette société, tombée en enfer, vit depuis longtemps dans une culture de la mort, les Ukrainiens dansent depuis assez longtemps déjà sur des cadavres. C'est leur choix. Ne comptez pas sur eux pour retrouver la raison, c'est peu probable. Pour ceux qui ne vivent pas, il n'y a pas de mort non plus. L'Ukraine est un être mort.

Point à discussion : « L’opinion des habitants de l'Ukraine est en train de changer lentement et progressivement, le dégrisement arrive, tout comme en Europe. »

Je ne suis pas sûr de l'Ukraine et des habitants de ce cadavre qu'elle est devenue. Ils n'ont pas d’opinion, ils ont perdu toute opinion. Il ne faut pas compter sur un changement à ce niveau. Les Européens, eux, se désintéressent tout simplement de ces radicalisés agressifs. Tout peut ennuyer, même les Ukrainiens.

Point à discussion : « Le déclenchement de l'agression contre le Belarus entraînera le déclenchement de l'agression contre la Russie. »

C'est là l'essentiel. Depuis le tout début des initiatives de l'OTAN et surtout après nos échecs à un certain stade, l'Occident a sérieusement envisagé une éventuelle attaque du Belarus à partir de la Pologne. Nous étions au courant et, pour parler franchement, nous en avions très peur. Nous avions tellement peur que nous avons essayé de ne pas aborder le sujet. Après avoir équipé nos amis de Minsk de TNW [nucléaire de thâtre], après leur avoir envoyé des troupes et la société militaire privée Wagner, nous avons commencé à en parler ouvertement. Aujourd'hui, nous sommes vraiment prêts à riposter. Minsk est tout pour nous.

Point à discussion : « Les territoires occidentaux de la Pologne actuelle sont un cadeau de Staline aux Polonais, nos amis de Varsovie l'ont-ils oublié ? Nous allons le leur rappeler. »

La question de la Pologne a enfin été abordée. Si l'OTAN la considère comme une deuxième Ukraine, qui est prête à entrer en conflit direct avec la Russie, non pas à partir de l'OTAN dans son ensemble, mais à partir d'elle-même, alors nous commencerons à formuler notre politique à l'égard de la Pologne en l'isolant de l'OTAN. En fait, nous avons formulé des revendications territoriales à l'égard de la Pologne, – juste au cas où.

Les menaces à l'encontre de la Pologne ne sont pas un vain mot. La Russie a appris à se battre en un an et demi et je pense qu'elle commence à peine à se mettre dans le bain.

Je suis absolument convaincu que la Pologne peut et doit devenir notre partenaire slave dans la réorganisation de l’Europe de l'Est et un bastion des valeurs traditionnelles. L’Ukraine n'est pas du tout un allié pour la Pologne. Mais pour que cela se produise, l'élite globaliste au pouvoir doit être démolie.

Point à discussion : « L’Occident manque de “chair à canon ukrainienne” et prévoit donc d'utiliser des Polonais, des Lituaniens et tous ceux qu'il peut mobiliser. »

C'est une excellente nouvelle. Non pas qu'elles soient vraies, mais nous commençons à sentir que nous sommes en train de gagner. Après tout, seuls ceux qui ont ce sentiment et qui sont prêts à se battre peuvent le dire.

Toutes les dispositions exprimées par le président indiquent clairement que nous nous sommes éloignés de l'heure où nous recevions des coups et que nous commençons à retrouver nos esprits. Bien que subjectivement, le Kremlin reprend (un peu) confiance dans le fait que c'est lui qui fixe les termes de la guerre, et pas seulement une partie qui se borne à réagir. L'initiative commence progressivement à passer entre nos mains. Et déjà, les correspondants de guerre discutent sérieusement d'une offensive sur Kharkiv et Odessa, ce qui, il y a quelques mois, à la veille de la contre-offensive, était impensable même dans les cercles patriotiques les plus déterminés.

Je voudrais souligner à quel point l'explosion des gazoducs Nord Stream, du pipeline d'ammoniac, les attaques ennemies sur le pont de Crimée et le sabotage de l'accord sur les céréales sont salutaires. Lorsque l'Occident met Moscou au pied du mur, ne lui laissant aucune chance de revenir au “processus de négociation”, le Kremlin commence à agir de manière adéquate et les succès suivent immédiatement. Dès que nous nous mettons à croire en l'Occident, nous glissons vers le bas. Lorsque nous devenons amers et aigris, tout s'équilibre.

Lorsque nous laissons entrer la guerre en nous, nous gagnons.

Alexandre Douguine