L’Âge sombre

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L’Âge sombre

18 août 2010 — Il y a une attitude bien différente, entre les USA et le reste, dans l’affrontement et l’appréciation de ce qui est la crise générale (section économie) continuée, éventuellement vers son second paroxysme. Lorsque nous parlons des USA et “du reste”, nous voulons parler essentiellement des deux ensembles de ce que nous nommons le “bloc américaniste-occidentaliste”, c’est-à-dire essentiellement les USA et l’Europe.

L’Europe a connu un regain de cette crise générale l’automne dernier, lors de la crise grecque et de ce que l’on a nommé plus généralement “la crise de l’euro”. Ce fut une poussée paroxystique de ce qui reste une situation de crise générale depuis le 15 septembre 2008. Les USA connaissent aujourd’hui une telle poussé paroxystique, et elle se place, elle aussi, dans le cadre d’une crise qui n’a pas cessé depuis le 15 septembre 2008. C’est également l’avis, – cette continuité de la crise, – de quelques économistes devenus plus nombreux ces derniers temps, dont, par exemple, Robert Reich (le 16 août 2010, sur Ouverture libre), qui défend cette thèse, lui, depuis le début :

«Not since the government began to measure the ups and downs of the busines cycle has such a deep recession been followed by such anemic job growth. Jobs came back at a faster pace even in March 1933 after the economy started to “recover” from the depths of the Great Depression. Of course, that job growth didn’t last long. That recovery wasn’t really a recovery at all. The Great Depression continued. And that’s exactly my point. The Great Recession continues.»

Nous sommes donc à peu près d’accord. La crise n’a jamais cessé depuis septembre 2008, et elle se manifeste par des paroxysmes épisodiques, dont la succession accroît la gravité générale de la situation. C’est là une vision schématique qui gagne du terrain aujourd’hui. Mais il y a de très grandes différences dans les réactions, c’est-à-dire dans la psychologie de la crise. C’est le domaine qui nous intéresse principalement.

D’une façon générale, les pays européens, les dirigeants, voire les populations ont réagi d’une façon ponctuelle à “leur” paroxysme. En un sens, l’alerte et “la crise dans la crise” de l’automne dernier n’étaient pas vraiment une surprise dans leur principe. Certes, on ignorait où ce nouveau paroxysme allait frapper mais le principe du paroxysme qui ressurgit était tacitement admis comme une possibilité sérieuse. C’est-à-dire que cette possibilité était installée dans les psychologies, et cela reste le cas, l’idée que la crise se poursuivait et que la crise se poursuit. Pour autant, on n’a pas ressenti de sentiment catastrophique irrémédiable, et c’est pour cela qu’on parle d’une réaction “ponctuelle”. D’une certaine façon, les Européens supportent la crise comme un événement installé et continu, irrémédiable en un sens. Même un pays comme l’Allemagne, qui proclame aujourd’hui une “reprise” selon une logique qui est largement contestable et n’enchante guère ses partenaires, la proclame pour son compte propre, en se différenciant de facto du reste de l’Europe ; l’Allemagne se comporte comme si elle était l’exception (évidemment) glorieuse, qui confirmait par conséquent la règle, à savoir que la crise générale continue.

Les USA, autant les commentateurs que les dirigeants, ont réagi différemment. Pendant un laps de temps d’au moins une année (du printemps 2009 à ces derniers mois), la plupart d’entre eux ont réagi d’une façon structurelle, en laissant voir leur conviction que la crise était finie et que le problème concernait la sorte de reprise qui allait s’imposer. (Sauf quelques exceptions comme Reich.) Devant l’évidence des chiffres et des situations, le terme favori employé était chargé d’une contradiction révélatrice, et d’une ironie douloureuse : “a jobless recovery”… La reprise avait lieu mais elle ne réduisait pas du tout le chômage à mesure, rompant le lien sacré entre la richesse et le travail. On pouvait se demander quelle sorte de “reprise” est-ce là si elle ne réduit pas le chômage. Certains (Reich), très rares, posaient cette question, mais le courant général était bien que la machine repartait. D’ailleurs, les commentaires qui accompagnèrent la crise européenne de l’euro montrèrent bien que l’esprit économiste de compétition, avec le suprématisme américaniste qui va de soi, régnait à nouveau. C’était rencontrer exactement la prévision de Niall Ferguson, que nous rappelions le 16 août 2010, d’après un article de Ferguson du 27 décembre 2008 dans le Financial Times (le style de l’article était celui d’une projection/prédiction, ce pourquoi nous désignons Ferguson comme “un mage” plutôt que comme un historien : il rédigeait l’article comme s’il était début 2010 alors qu’il l’écrivait fin 2008, – et il employait à dessein le terme de Great Repression) : «By year end [2009], it was possible for the first time to detect – rather than just to hope for – the beginning of the end of the Great Repression. The downward spiral in America's real estate market and the banking system had finally been halted by radical steps that the administration had initially hesitated to take. At the same time, the far larger economic problems in the rest of the world had given Obama a unique opportunity to reassert American leadership.»)

Depuis quelques semaines, cette fiction de la “reprise” qui va bien, même jobless, est en train de s’effondrer aux USA devant l’évidence de la situation catastrophique. Du coup, le jugement, qui continue à être structurel, est en train de devenir également catastrophique. On a donné, sur ce site ces derniers jours, beaucoup d’exemples de cette tendance qui se généralise aujourd’hui, qui confirme une psychologie fortement marquée. Cette tendance n’est d’ailleurs pas exempte de contradictions révélatrices, non pas entre optimistes et pessimistes, mais entre diverses formes de catastrophismes. On en donne un exemple ici…

• Le 8 août 2010, Paul Krugman signe un commentaire dont le titre fait référence à l’expression employée dans les termes anglo-saxons pour désigner les périodes les plus terribles de l’Histoire : the Dark Age, – «America Goes Dark» (ce qu’on pourrait traduire, comme nous le proposions le 10 août 2010 par “L’Amérique s’enfonce dans la nuit”). Krugman parlait de la crise générale, dans son sens le plus large, du chômage aux infrastructures générales du pays (la tiersmondisation), au sentiment général de perte de cohésion. Krugman exprime un sentiment qui se répand très rapidement, y compris dans la presse “mainstream”. (Nous exposions ce sentiment le 11 août 2008, en constatant combien la crise générale étaient appréciée effectivement de plus en plus en termes structurels et fondamentaux.)

• Un autre commentateur, qui n’est pas un économiste mais qui s’occupe de question d’armement, qui est de tendance droitiste marquée à l’inverse de Krugman, Eric Palmer, fait un commentaire sur le “Dark Age”, mais en l’annonçant curieusement pour le reste du monde alors qu’il s’agit de l’effondrement de l’Amérique. Le 14 août 2010, il annonce que «America's collapse will move the World into the dark ages…» Il renchérit, sans plus s’en expliquer (pourquoi l’effondrement des USA mène-t-il d’abord, voire presque exclusivement, à l’“Âge Sombre” pour le monde ? N’est-ce pas d’abord “l’Âge Sombre” pour l’Amérique, comme dit Krugman ?) «If the U.S. does not reverse its path in the most drastic of ways, the world risks slipping into a kind of dark ages. One can argue that we are well on our way toward that change in world history.» Là-dessus Palmer donne ses conseils pour limiter les dégâts, ou pour changer l’Amérique, ou pour rompre avec la pente catastrophique, ou pour se retirer du destin catastrophique que les élites US, “socialistes”, interventionnistes, etc., ont imposé à l’American Dream : «If you feel it is good for American policy, reject the two major parties. Do not vote for them. Do not give them money. The destructive actions of Democratic and Republican party loyalists can only be defined as treason. […] This is an election year. Maybe the most important one yet. You must vote and your vote must be for America. One last thing; it is the United States of America and not the United Federal Government of America. If we fail all of this, America will be no more.»

Ces deux approches à la fois similaires et contradictoires représentent les deux extrêmes du spectre politique US ; d’une part, la gauche interventionniste et keynésienne ; d’autre part, la droite anti-Washington (mais pourtant pro-Pentagone même si anti-JSF dans le cas de Palmer, – comment s’en sortir ?), dont la logique pousse à la décentralisation et à la dévolution. Mais est-ce si important ? Ceci nous importe d’abord, qui est de montrer que si les raisonnements diffèrent, s’opposent, parfois selon des thèmes curieusement emportés, ils se rejoignent dans une vision catastrophique qui concerne les USA tels qu’ils existent (ou sont en train de se défaire).

L’Histoire à plein régime

Nous avons depuis longtemps affirmé et réaffirmé que nous nous refusons à prévoir des événements ponctuels parce que, à notre sens, nous ne le pouvons pas, – personne d’humain ne le peut. Les événements ont échappé à la maîtrise humaine, s’ils lui ont jamais été soumis vraiment. Il existe des causes “techniques” et rationnelles (voir notre appréciation sur “l’impossible révolution”) mais aussi, à notre sens, des causes sur-rationnelles qui tiennent à la manifestation de grands courants historiques et métahistoriques, au-delà de l’entendement de notre raison, qui se fait aujourd’hui avec une force inouïe. La seule “projection” sur l’avenir que nous ferions est une appréciation générale fondée sur ce que nous jugeons être une forte possibilité et, peut-être déjà, une probabilité : si les USA se désagrègent, la situation du monde se modifiera radicalement, bien au-delà de la question du rapport des forces et des habituelles péripéties géopolitiques ; le bouleversement de cette désagrégation touchera notre fondement, l’essence même de notre psychologie ; et cette désagrégation est en train, à notre sens, de passer du stade du “possible” au stade du “probable”.

A propos de ces divers points sur la possibilité et l’impossibilité d’anticiper, la psychologie joue un rôle fondamental. Elle constitue en effet une fonction humaine à la fois dépendant et ne dépendant pas de la conscience, à la fois porteuse de facteurs identifiables et d’autres qui ne le sont pas, à la fois sous le contrôle de la raison et lui échappant complètement. Elle est le processus central des rapports entre l’être humain et des forces extérieures de domaines divers, dont certaines non identifiées, et ce processus est conscient dans certains cas, inconscients dans d’autres. Elle exerce une influence, dans les deux sens, qui est à la fois identifiable et à la fois insaisissable. C’est le “maillon faible” de ceux qui prétendent que la raison humaine maîtrise le monde, et la clef d’accès à la thèse de ceux qui prétendent le contraire.

Ce qui nous intéresse dans ce qui a été vu précédemment des réactions européennes et américanistes, justement, c’est le contraste considérable des psychologies dont témoignent les attitudes très différentes face aux regains paroxystiques de la crise. Du côté européen, il y a une activité forcenée, désordonnée, qui reflète l’état de l’ensemble européen privé de colonne vertébrale, de cohésion, voire de conviction… Ce dernier mot est important. Même si toute l’Europe officielle et dirigeante respire au rythme du libéralisme américaniste, le révère comme un croyant s’agenouille devant la Sainte-Croix ou en direction de La Mecque, elle le fait d’une façon conjoncturelle, sans vraiment s’interroger, notamment sans s’intéresser à en vérifier les fondements ou à s’alarmer de leur absence. On pourrait juger qu’il s’agit d’une réaction de serviles esclaves idéologiques et consentants, ce qui fut le cas mais qui l’est de moins en moins parce que les événements sont trop sérieux. Notre jugement passerait alors de l’idéologie apprise dans les instituts US par tous ces dirigeants qui s’y rendent en troupeaux moutonniers, à la psychologie fondamentale qui se découvre.

Tout se passe comme si cette “psychologie fondamentale”, celle dont la raison n’est pas la maîtresse, commençait à exsuder un sentiment profond mais jusqu’alors caché, qui tend à considérer le libéralisme américaniste comme quelque chose dont les Européens ne sont pas responsables. Ils l’ont adopté, ils ne jurent que par lui mais, fondamentalement, ils n’en sont pas responsables. Cela ne se dit pas, cela ne se réalise pas, mais cela se pèse dans les réactions, notamment celles qu’on a décrites. En un sens, les Européens ne lient pas leur destin fondamental au destin de cette doctrine. Cela ne signifie pas une seconde qu’ils éviteront la crise, y compris ses conséquences catastrophiques, y compris pour eux-mêmes, – on le comprend évidemment tant cela va de soi ; cela signifie qu’ils en ont une autre perception.

Du côté US, on le voit aussitôt, c’est le fondement même qui est en jeu, c’est leur côté “existence de Dieu”. La crise est celle d’une conception économique sacralisée, donc c’est celle de l’existence même, de l’essence des USA, pas moins. Même les plus farfelus, ou les plus croyants, entérinent cela. Quand Palmer prévoit l’“Âge sombre” pour le reste du monde, ce qui paraît un peu culotté dans la forme où il présente la chose, on s’aperçoit aussitôt qu’il le prévoit en fonction d’un présupposé de taille : “parce que les USA se sont effondrés”, ce qui nuance le culottage. Cela revient au même, par le biais de la persistante suffisance de la supériorité US : la condition de la crise finale, justement, c’est l’effondrement des USA, et nous sommes sur la bonne voie. (Reste à voir ce que serait l’“Âge sombre” pour le reste dans ce cas ; si c’est la fin de cette civilisation qui s’est trouvée réduite au système de l’américanisme étendu au reste, alors bravo, et nous sommes preneurs de l’“Âge sombre” car il ne peut rien y avoir de pire que la barbarie que nous nous infligeons à nous-mêmes aujourd’hui.)

La force de la perception psychologique de la fin des USA, qui est présente aujourd’hui jusque chez les commentateurs les plus rectilignes par rapport à la “ligne du Parti”, est un phénomène conjoncturel fondamental parce qu’il assure un lien serré avec l’aspect structurel de la situation. Si l’on veut, la réaction psychologique touche désormais l’essence même de l’existence des USA, et nullement par hostilité mais par amour, par passion soudain découvrant l’irrémédiable. En ce sens, les réactions actuelles, aux USA, sont bien plus profondes, bien plus catastrophiques, bien plus eschatologiques même, que celles qui accompagnèrent 9/15. Elles commencent à envisager l’hypothèse de l’effondrement comme l’issue inéluctable. Les modalités de la chose se feront d’elles-mêmes.

La crise ne fait qu’un depuis 9/15 (et depuis 9/11, et depuis au-delà, certes), et les évènements techniques ne décrivent que sa progression conjoncturelle. Les psychologies, elles, disent que l’événement s’est transformé dans son évolution, d’un accident catastrophique en un effondrement ontologique. D’une façon très caractéristique, qui marque l’échec en profondeur du système général, l’évolution psychologique des Européens nous dit qu’ils la suivent sans s’y trouver fondamentalement impliqués, même s’ils en subissent et en subiront les effets catastrophiques. Ils sont conformes en cela à leur destin, qui entérine leur abdication devant la puissance du système marqué par leur servilité courante à cet égard. Les Américains, eux, sont touchés au cœur et ils savent désormais qu’ils jouent l’essence même de leur existence dans le cadre du projet qu’ils ont lancé il y a deux siècles. Les Européens n’ont pas la plus mauvaise position, car il n’y a plus rien à faire dans le cadre de ce système qui s’effondre, sinon à en accélérer la chute, ce qu’ils font d’une façon inconsciente en s’abstenant de chercher à le réformer à leur façon. Ils ne sont pas plus vertueux pour cela ni n'ont droit à notre plus grande considération ; mais ils servent d'“idiots utiles”. L'essentiel est ceci : la machinerie de l’Histoire tourne aujourd’hui à pleine régime, quelles que soient nos susceptibilités à cet égard.