La tragédie et le chœur mis en sourdine

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La tragédie et le chœur mis en sourdine

Sommes-nous moins lucides que les Grecs du 6ème et 5ème siècle avant JC, incapables d’interpréter l’histoire que nous vivons ?

 La tragédie, genre dramatique d’origine religieuse, divertissait et avait un effet cathartique sur les foules venues au théâtre voir jouer devant elles et donc actualiser leur histoire. Mais elle était aussi un récit interprétatif de leur monde contemporain.

Le rôle du chœur, la voix du peuple, très audible et presque invisible depuis sa place en contrebas, prééminent au début, n’a été minoré qu’avec les derniers concours face au jeu des acteurs dissimulé derrière leurs masques.

La narration présentait dès le prologue les éléments du système.

Inexorablement, péripéties et reconnaissances n’infléchissaient en rien le déroulement du drame. Le système de pensée dans cette contrée géographique n’avait pas été incorporé par le phénomène miraculeux des religions orientales et moyen-orientales.

Le déploiement de l’activité héroïque des protagonistes s’inscrit dans le spectre étroit prescrit par les données premières du problème, exposé et su d’emblée.

Tirésias, devin donc extralucide et (car) aveugle, est parfois convoqué comme élément capable de prédictions. Il est fils de Zeus et d’une nymphe mais surtout il a d’avoir vécu l’expérience d’avoir été tour à tour du sexe masculin et féminin. Il figure en même temps les parties antagonistes qui ne s’annulent pas mais qui font progresser la narration – l’Histoire. En d’autres termes « poussiéreux et archaïques », la contradiction qui se résout par le dépassement de ses deux termes.

Une poignée de citoyens avait manifesté place de la République à Paris quand l’aviation britannique et française pilonnait Tripoli. Les studios de Al Jazeera reconstituaient la place de Bab Al Azizia et la place Verte, imparfaitement car y manquait une grue. D’autres détails prouvaient une reproduction imprécise et grossière du cadre réel sans doute en raison de l’urgence des besoins cinématographiques de la chaîne d’information qatarie. Des films d’émeutes fabriquées à Doha  devaient justifier la mise à mort de Gadhafi et le dépeçage de la Libye.

Pas un seul élu de la Nation n’a remis en cause le bien-fondé de l’agression française et britannique qui a mis à mal la résolution 1793 de l’ONU en la transformant en autorisation de démettre un gouvernement dans un pays tiers souverain. Les plus cyniques d’entre eux se sont ralliés à la grossière allégation de R2P en imaginant les bénéfices que récolteraient Bouygues et Total de cette intervention militaire coûteuse pour le contribuable français.

Quelque temps plus tard, des rassemblements sporadiques menés par quelques militants tenaient à contester l’interventionnisme français en Syrie.

Dès les premières semaines de revendications populaires en faveur de plus de justice sociale car le cortège des effets classiques de la libéralisation se faisant durement sentir, des hommes armés infiltrés parmi les manifestants ont semé la mort, l’imputant au régime. L’invasion de capitaux étrangers et la privatisation de nombre de secteurs économiques réalisée quelques années plus tôt par Bachar Al Assad a essentiellement profité à une bourgeoisie turque assoiffée de nouveaux marchés ce qui a mécontenté une fraction de la classe des entrepreneurs nationaux. Très vite, le conflit social devint armé et rapidement, les rebelles, appuyés par des Libyens au service de l’OTAN, disposaient de stocks d’armes provenant en partie de la Libye et acheminés in situ en transitant par la Turquie. Dès le début de l’année 2012 des missiles français Milan antichars étaient utilisés par des Syriens et des combattants étrangers, encadrés par des éléments français.

Trop rares ont été les élus de la Nation française qui se sont élevés contre l’ingérence illégale du point de vue du droit international de la France en Syrie, à la fois ouverte et pour sa part la plus importante demeurée secrète.

Trop peu nombreux sont ceux qui se sont élevés contre les sanctions économiques infligés à la Russie, véritable acte de guerre.

Aucun ne proteste contre le crime contre l’humanité du blocus imposé par l’allié économique et stratégique de l’Occident à Gaza.

Parmi les opérations psychologiques menées par le Quai d’Orsay, au-delà de ses affirmations péremptoires, on peut citer les reportages affabulateurs et reposant sur des mises en scènes mal conçus de journalistes du Monde sur l’emploi par l’armée gouvernementale de gaz neurotoxiques. Ils devaient préparer l’opinion à accepter des raids aériens en Syrie plusieurs semaines avant l’épisode de Ghouta d’août 2013.  Des gaz neurotoxiques ont certes été employés dans cette banlieue de Damas mais par des mercenaires payés par le prince Bandar de Séoudie. Ils ont été livrés grâce aux bons offices du gouvernement turc aux « rebelles » afin de créer le ‘franchissement de la ligne rouge’ devant déclencher l’anéantissement de la Syrie sous les bombardements de l’OTAN.

Par ailleurs, l’armée syrienne a d’emblée été confrontée à un ennemi qui a creusé un réseau complexe de tunnels reliant des quartiers entre eux et parfois des sites villageois entre eux, plusieurs mois avant les événements de mars 2011 à Deraa.

La « guerre civile » syrienne est apparue pour ce qu’elle est, une guerre de confrontation d’intérêts antagonistes, Fédération de Russie, Iran, Syrie, résistance du Hezbollah libanais d’un côté face aux autres, Séoudie, Qatar, Israël, et les Occidentaux.

Cette présentation schématique n’exclut pas des antagonismes au sein d’un même bloc et au sein d’une même entité nationale.

L’enjeu principal, motif essentiel de toutes les guerres générales et périphériques tout au long du vingtième siècle, continue d’être très prosaïquement l’approvisionnement en ressources énergétiques, l’accès direct et l’acheminement. L’Irak et l’Iran ont été l’objet de convoitise du Royaume-Uni et le but de l’engagement en 1914-1918. Petit à petit, puis à la faveur de 1953 et de 2003, les Britanniques ont dû définitivement céder la place aux Us(a). L’impérialisme français toujours mis en minorité devant le britannique et l’américano-allemand a produit ses défenseurs, les derniers en date ont été Chirac et De Villepin, instantanément réduits au silence. Jean-David Levitte, conseiller de Chirac puis de Sarkozy, par ses voyages incessants entre Washington et Paris, a apaisé les velléités françaises avec sans doute des menaces précises dans ses mallettes. Poincaré, avec un franc attaqué et ayant perdu 40% de sa valeur, avait renoncé aux réparations de guerre que devait l’Allemagne à la France sous la pression de la banque Morgan en 1926 qui avait tant prêté à la sidérurgie et à la chimie germanique.

Hypothèse à peine audacieuse, à l’instar d’un Maurice Schuman imposé comme ministre des Affaires Étrangères de 1948 à 1952 par la CIA, un Fabius, de plus en plus somnolent voire titubant, semble inamovible avec sa ligne féroce contre l’Iran et la Syrie.

Les enveloppes idéologiques et maintenant les querelles sectaires religieuses jouent un rôle, elles sont nécessaires au déclenchement et à l’entretien des guerres, elles n’en sont pas le moteur. Quand elles ne sont pas tout simplement créées, elles sont attisées, fomentées et entretenues.

Les luttes de répartition des aires de distribution de la marchandise, dont la militaire et la financière n’en sont pas les moindres, en participent.

La possibilité d’attentats terroristes contre des citoyens français comme mode opératoire de rétorsion contre une diplomatie ou une ingérence militaire française a été évaluée par les politiques français. Même sourds aux avertissements des renseignements généraux et militaires, ils l’ont envisagée et le risque a été pris.

Pourquoi maintenant ?

Une semaine après la mort des 224 passagers du vol Charm el Cheikh Saint-Pétersbourg et quelques jours après un attentat dans la banlieue Sud de Beyrouth ?

Qui a manipulé un groupe hétérogène de kamikazes fait d’un Syrien qui vient d’arriver en France et d’un Français délinquant ?

La France remplit-elle incorrectement son contrat avec la Séoudie et les émirats du Golfe alors qu’elle reçoit des aides consistantes dans les contrats mirobolants avec les pétromonarchies ?  Remplit-elle de manière jugée satisfaisante son rôle auprès des forces anti-Assad alors que les Séoudiens dégagent les leurs de cette zone en faveur du Yémen ?

Les Russes disposent-ils en guise de Tchétchènes d’unités arabes robotisées susceptibles d’agir à distance ?

Des candidats au suicide font exploser leur charge près du Stade de France à la tribune duquel le chef d’État était présent. Cette mesure d’intimidation est d’une envergure qui signe l’implication d’un État. Elle apporte un démenti sanglant à la doctrine de zéro mort dans le camp des agresseurs occidentaux.

L’avertissement donné aux faiseurs de guerre est d’une grande mansuétude.

Aucun drone mal intentionné n’a survolé de centrale atomique française.

Il n’y a pas eu de réédition de la gare de Bologne ni du RER Saint-Michel.

Les mois qui viennent diront si va s’installer en France une réplique de basse intensité sur une longue durée comme ce fut le cas en 1985-1986.

Il n’a pas manqué de voix dans la ‘société civile’ en France pour mettre en garde les dirigeants français contre les effets rétroactifs de leurs nouvelles croisades menées contre les peuples arabes/musulmans pour leur imposer une version occidentale de la démocratie par des guerres directes comme en Libye ou indirectes comme en Syrie. La France est entrée en guerre officielle contre la Libye en 2011 et contre la Syrie en 2012 quand certains, pourtant aux affaires, semblent le découvrir de façon obscène seulement dans la soirée du 13 novembre 2015.

Parmi elles, un groupe « Pas en Notre Nom » s’était constitué à l’occasion des élections législatives et présidentielles en 2012. Il est resté inaudible. Il avait interpellé les candidats, les engageant à observer les dangers encourus par le peuple français si les futurs décideurs de politique étrangère poursuivaient la politique frénétique et militariste inféodée à l’OTAN du gouvernement de Sarközy de Nagy-Bocsa.

Il était évidemment de bonne guerre, celle du faible au fort, que des individus isolés ou bien un ensemble organisé émergeant des décombres des structures antérieures allaient réagir contre la destruction de leur pays et la mort de centaines de milliers des leurs.

Tant il est fort aisé pour Tirésias d’énoncer ce qui va advenir même s’il ne peut à lui seul infléchir le cours inéluctable de l’histoire.

Les développements prévisibles d’une situation sont inscrits dans les éléments historiques et sociaux à un instant donné. Les ingrédients de la tragédie sont donnés dans le récitatif initial chanté par le chœur.

À moins d’un miracle.

C’est-à-dire ce qui n’est pas dans l’ordre prévisible des cours des choses.

Une rupture.

Un déchirement dans le déroulement de l’inéluctable.

Un bouleversement qui  réordonne ces mêmes éléments de départ et les oriente vers une autre direction.

Cela peut s’appeler révolution.

Soit un long processus d’appropriation par les masses – acculturées et dociles, réactives aux impulsions émotives et soumises aux injonctions d’avoir peur – de leur destinée.

Alors, la tragédie pourrait avoir une fin heureuse.

Badia Benjelloun