La technologie dans la tête

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La technologie dans la tête

29 décembre 2005 — On signale ici l’intérêt que nous trouvons au texte du Dr Richard Drayton, “senior lecturer” en histoire à l’université de Cambridge, auteur de Nature's Government. L’intérêt de l’analyse de Drayton est dans ce qu’elle marie la psychologie et la technologie, — et cela concerne, on s’en doute grandement, nos amis les américanistes. (Même si Drayton adresse son texte aux néo-conservateurs, il faut admettre qu’il correspond parfaitement à la psychologie américaniste.) En effet, le développement maximal, absolu, de la technologie, surtout (mais pas seulement) dans les domaines de l’armement, constitue quelque chose qui se rapproche d’une pathologie, lorsque cela est effectivement considérée du point de vue américaniste. Drayton a raison de mêler la vanité, ou l’hubris des neocons et assimilés, aux projets de domination par efficacité et contrôle absolues de la technologie.

Nous avons relevé avec satisfaction que Drayton cite Peters, notre ami Ralph Peters, et notamment le texte qui, in illo tempore, nous avait plongés dans un abîme de perplexité inquiète, — il s’agit du barbare “Constant Conflict” de 1997. Effectivement, Peters, comme quelques autres, a besoin de quelques séances de thérapie, pour faire le point. La vanité et la prétention pèsent sur son jugement, ou plutôt le conduisent vers des excès où l’on déchiffre à livre ouvert les travers presque enfantins d’une psychologie exacerbée et réduite aux excès des stéréotypes favorisés par la vanité. Nous l’avouons, le qualificatif “enfantin” n’est pas venu par hasard sous notre plume, à lire le texte de Drayton (dans le Guardian d’hier) : « While a good Kleinian therapist may be able to help Peters work through his weaning trauma, only America can cure its post 9/11 mixture of paranoia and megalomania. But Britain — and other allied states — can help. The US needs to discover, like a child that does not know its limits, that there is a world outside its body and desires, beyond even the reach of its toys, that suffers too. »

Les conceptions américanistes font des technologies beaucoup plus qu’un outil et qu’un moyen. Leur appréciation du phénomène en change la substance. Les technologies sont les inspiratrices des projets américanistes. D’une certaine façon, elles comblent le vide conceptuel propre à une évolution essentiellement mécaniste, en inspirant les objectifs à partir des capacités. Puisque la technologie est l’achèvement courant des conceptions mécanistes, tout colle à merveille. Les stratégies US des années 1990, qui utilisent très largement la dimension aérienne, — autre sujet essentiel de la méthodologie américaniste, — se fondent essentiellement sur les capacités technologiques.

« The tragic irony of the 21st century is that just as faith in technology collapsed on the world's stock markets in 2000, it came to power in the White House and Pentagon. For the Project for a New American Century's ambition of ‘full-spectrum dominance’ — in which its country could “fight and win multiple, simultaneous major-theatre wars” — was a monster borne up by the high tide of techno euphoria of the 1990s.

» Ex-hippies talked of a wired age of Aquarius. The fall of the Berlin wall and the rise of the internet, we were told, had ushered in Adam Smith's dream of overflowing abundance, expanding liberty and perpetual peace. Fukuyama speculated that history was over, leaving us just to hoard and spend. Technology meant a new paradigm of constant growth without inflation or recession.

» But darker dreams surfaced in America's military universities. The theorists of the ‘revolution in military affairs’ predicted that technology would lead to easy and perpetual US dominance of the world. Lieutenant Colonel Ralph Peters advised on “future warfare” at the Army War College — prophesying in 1997 a coming “age of constant conflict”. Thomas Barnett at the Naval War College assisted Vice-Admiral Cebrowski in developing ‘network-centric warfare’. General John Jumper of the air force predicted a planet easily mastered from air and space. American forces would win everywhere because they enjoyed what was unashamedly called the “God's-eye” view of satellites and GPS: the “global information grid”. This hegemony would be welcomed as the cutting edge of human progress. Or at worst, the military geeks candidly explained, US power would simply terrify others into submitting to the stars and stripes. »

Bien entendu, ces remarques de bon sens éclairent le projet américaniste d’invasion de l’Irak, la violence initiale de cette invasion, l’échec qui a suivi et l’enlisement absurde et sanglant d’aujourd’hui. Elles confirment une fois de plus, comme un constat sempiternel, l’incapacité américaniste à penser la guerre en termes autres que mécanistes, c’est-à-dire technologiques. Elles rappellent la caractéristique principale du processus et marquent à mesure, là aussi, sa référence mécaniste (absence de mémoire intelligente) : l’incapacité du système de tirer des leçons des événements ni d’imaginer certaines combinaisons et situations non américanistes. « Shock and Awe: Achieving Rapid Dominance — a key strategic document published in 1996 — aimed to understand how to destroy the “will to resist before, during and after battle”. For Harlan Ullman of the National Defence University, its main author, the perfect example was the atom bomb at Hiroshima. But with or without such a weapon, one could create an illusion of unending strength and ruthlessness. Or one could deprive an enemy of the ability to communicate, observe and interact — a macro version of the sensory deprivation used on individuals — so as to create a “feeling of impotence”. And one must always inflict brutal reprisals against those who resist. An alternative was the “decay and default” model, whereby a nation's will to resist collapsed through the ''imposition of social breakdown”. »

On retrouve dans le texte important que cite Drayton des références qui éclairent rétrospectivement le comportement américain en Irak. Ces références n’ont d’ailleurs rien de révolutionnaire puisqu’elles constituent effectivement les marques d’un comportement constant. (La marque générale de ce désastre humain qu’est l’évolution américaniste est la logique implacable du processus, qui semble ne permettre aucune dérogation, qui emprisonne véritablement et d’une façon hermétique les psychologies. Très vite, les fondateurs et formateurs du système en sont devenus les prisonniers.)

• La question de la volonté (détruire la volonté de résister par la puissance de la frappe). Cette “technique” (plus qu’une tactique, tant son manque d’élaboration est flagrant) est constante, depuis les premières expériences des guerres indiennes et depuis le comportement nordiste dans la Guerre de Sécession. Les Américains avaient réalisé une étude massive en 1945 sur les résultats de leurs bombardements stratégiques sur l’Allemagne (la USSBS, pour US Strategic Bombing Survey). L’étude concluait que ces bombardements, accompagnés de la politique américaine de n’accepter qu’une reddition sans condition, avaient renforcé radicalement la volonté de résistance du peuple allemand. L’exemple des bombes atomiques est un exemple technique qui ne tient guère compte des événements de la guerre : la destruction de la machine de guerre stratégique japonaise et la volonté de paix d’une partie importante du gouvernement japonais et de l’Empereur (demandes de négociations par l’intermédiaire des Soviétiques) étaient effectives avant Hiroshima.

• La recherche du ‘social breakdown’ chez l’ennemi, conséquence évidente de la volonté de détruire sa volonté de résistance, achève effectivement la destruction complète de l’ennemi. La technique est effectivement basée sur la fameuse notion capitaliste de “destruction créatrice”, qui est, dans ses racines, d’essence religieuse. Bien entendu, cet achèvement complet de la victoire par la destruction absolue est aujourd’hui reconnu implicitement, par les Américains eux-mêmes, comme la cause de l’importance et de la gravité des problèmes qui se posent en Irak, et le germe de l’évolution catastrophique en courts. La destruction volontaire des infrastructures du régime, de l’armée, etc., a permis le développement accélérée du désordre et la prolifération d’un “conflit asymétrique” parfait, en permettant la prolifération des groupes armées, la facilité d’action, la facilité de l’équipement en armements, la création de liens entre les groupes de combattants et la population.

Mais cette revue critique n’a finalement guère de sens si elle ne renvoie pas à la tare principale, qui est d’essence psychologique. Drayton a raison de parler de traumatisme, de paranoïa et de mégalomanie, et dans sa comparaison des USA perçus comme « a child that does not know its limits, that there is a world outside its body and desires, beyond even the reach of its toys... » Le véritable problème est que ce “gosse” a maintenant 200 ans, qu’il est la première puissance du monde depuis plus de trois quarts de siècle et qu’il domine le monde depuis près de deux tiers de siècle, avec, dans ce dernier laps de temps, un formidable réseau de bases, d’entreprises, de moyens d’influence répandu dans le monde. Qu’il ne connaisse rien du monde malgré cela, qu’il s’effondre psychologiquement sous le coup d’une attaque qui fait moins de 3.000 morts et dont on sait les conditions incertaines, tout cela fait se demander s’il n’y a pas là un travers psychologique incurable, aggravé par l’évolution du “gosse”.

Pour terminer en revenant à l’Irak, il faut noter qu’au bout de cet impressionnant constat de nullité opérationnelle des méthodes de guerre employées, — sans parler de leur inhumanité, qui va de soi, — les Américains sont en train d’accentuer à nouveau, s’ils l’ont jamais abandonnée, cette tendance. On parle en effet depuis un mois d’une évolution vers une tactique qui les orienterait, pour leur part, vers l’emploi massif de la seule puissance de feu aérienne, avec un retrait terrestre concomitant. “Shock and Awe” ayant prouvé son inefficacité destructrice, on en revient à “Shock and Awe”…