La “stratégie de la tension involontaire”

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La “stratégie de la tension involontaire”

14 janvier 2010 — Grand émoi sur quelques sites US à la suite de la publication par la RAND Corporation, ce 10 janvier 2010, d’un rapport destiné à l’U.S. Army sur la création d’une “National Stability Police Force” (SPF), dont le but serait d’assurer le maintien de l’ordre dans certaines zones où la stabilité serait menacée – y compris aux USA. Il s’agirait évidemment que les forces armées, ou éventuellement des forces de sécurité privées sous contrat des militaires, jouassent un rôle de police et de maintien de l’ordre, avec toutes les tâches qui s’y rattachent. L’on réalise aussitôt tous les soupçons qui peuvent peser sur un tel programme.

C’est notamment yidwithlid.blogspot.com, ce 12 janvier 2010, qui présente cette affaire. L’éditeur du site commente: «This has to be the scariest thing I have read in a very long time. The Rand Corporation was asked by the US Army to prepare a report recommending whether or not the US Needed a National Stability Police force. Basically a call for American “Brown Shirts” Rand's answer was a resounding yes.»

Le rapport de la RAND indique: «Our analysis clearly indicates that the United States needs an SPF or some other way to accomplish the SPF mission. Stability operations have become an inescapable reality of U.S. foreign policy. Establishing security with soldiers and police is critical because it is difficult to achieve other objectives—such as rebuilding political and economic systems—without it.»

Plus loin, le rapport de la RAND donne encore la précision que la SPF, bien qu’elle soit destinée aux opérations extérieures, doit effectivement pouvoir être capable d’effectuer des tâches de maintien de l’ordre aux USA alors qu’elle se trouverait en position de réserve: «The report recommends that these police would not only have a role in foreign lands but also in the United States: “The ability of SPF personnel to act in a law –– enforcement capacity while in the United States. One important aspect of the return on investment from an SPF option is what SPF personnel do when not deployed. Given that an SPF will be deployed one out of every three years at most for active duty options and one out of six for reserve options, whether its members can perform law enforcement functions and so contribute to domestic tranquility and homeland defense when not deployed will have a major impact on whether an option is cost-effective. Two categories of options—military units and contractors—cannot do so under current statutes and regulations.”»

Le site WarNew, qui signale la nouvelle mentionnée ci-dessus, présente ce court commentaire particulièrement inquiet, le 12 janvier 2010 : «Why was this report commissioned? Who in the U.S. Army gave the request? Why is there a focus on suspending/circumventing the Posse Comitatus Act? Why put such a force under the U.S. Marshall Service? This is a scary and frightful report… one that is being completely under-reported by the mainstream media. I have a hundred and one questions… but few if any answers. My only hope is that this is a think pièce… one that is written to only promote discussion and debate.»

Papatras… Dans un Update glissé à la suite de ce commentaire, WarNew signale la publication d’un ordre exécutif de la Maison Blanche, dit Executive Order for Civil Support, ce 11 janvier 2010, instituant notamment un “Conseil de Gouverneurs” (dix gouverneurs d’Etats de l’Union désignés par le Président), pour renforcer la coopération entre le pouvoir fédéral et les Etats au niveau de la sécurité. Ce Conseil travaillera avec des délégués des différents départements et agences chargés de la sécurité au sein du gouvernement fédéral (Pentagone, département de la sécurité intérieure, etc.). L’argument présentant cette circulaire présidentielle est effectivement marqué de la volonté d’améliorer la sécurité intérieure des USA, sans doute en connexion avec le regain de tension autour de la question du terrorisme: «By the authority vested in me as President by the institution and the laws of the United States of America, including section 1822 of the National Defense Authorization Act of 2008 (Public Law 110-181), and in order to strengthen further the partnership between the Federal Government and State governments to protect our Nation and its people and property…»

Commentaire effaré de WarNew, avec une question angoissée que nous soulignons en gras: «It seems to me that some people in Government are very worried about civil unrest and crisis, and are now laying the groundwork on how to contain it. What do they know that we do not?»

@PAYANT Ces documents représentent, selon ce qu’on en a, selon la façon qu’on a de considérer leurs orientations, autant une activité normale d’une administration qu’une manœuvre à peine dissimulée pour préparer un appareil de sécurité intérieure à tendance policière.

• Le document de la RAND Corporation représente une étude assez normale dans le courant de l’évolution des conflits, y compris en Afghanistan actuellement, de la façon que les USA espèrent y voir évoluer la situation. La suggestion de la RAND d’utiliser une éventuelle “force de police stabilisatrice” sur le territoire des USA en cas de besoin, lors des périodes de repos ou de mise en réserve de ces forces, représente une démarche intellectuelle assez logique et normale dans ce genre d’étude, en même temps qu’une démarche qui va naturellement dans le sens de la recherche d’économie des dépenses de défense et de sécurité. Dans cette logique, on peut même observer que des recommandations aussi bien d’écarter les contraintes du Posse Comitatus Act (loi sur la non-intervention des forces armées US sur le territoire national pour le maintien de l’ordre civil), que de placer ces forces (SPF) sous le contrôle des U.S. Marshals dépendant de la structure civile du maintien de l’ordre, répondent également à la logique de la démarche en facilitant l’intégration des mesures proposées dans la situation civile en général.

• L’ordre exécutif de la présidence de former une sorte de “Conseil de Gouverneurs” établissant un dialogue de coopération avec les pouvoirs fédéraux régissant les questions de sécurité intérieures et extérieures représente également une démarche normale dans le cadre de la situation créée après l’“attaque” du vol 253, son échec, les polémiques qui ont suivi, etc. La question du terrorisme et, d’une façon générale, de la sécurité intérieure revient à l’ordre du jour, le Président s’en préoccupe, il établit une structure de consultation entre le pouvoir fédéral et les pouvoirs des Etats de l’Union… Quoi de plus normal? Bien évidemment, certaines des fonctions de ce nouveau “conseil” peuvent effectivement éveiller la suspicion, par exemple cette tâche qui lui est désignée par la directive: «…synchronization and intégration of military activities in the United States» – mais comment éviter d’exposer de telles missions dans un tel cas?

On irait même plus loin dans le constat suivi en observant que ces diverses mesures devraient rencontrer les souhaits d’une majorité de citoyens US, inquiets devant l’atmosphère de “recrudescence” du terrorisme créée à l’occasion de l’affaire du vol 253 aussi bien que des divers problèmes de stabilité et de sécurité intérieures révélés notamment lors de l’ouragan Katrina en 2005. Ainsi raisonnent les bureaucraties fédérales et les experts qui les alimentent en réflexion. Ce constat et ces raisonnements répondent du reste à ce que certains jugeraient comme une réalité incontestable puisque toutes ces préoccupations de la population sont des choses actées et admises. (Il est par exemple significatif qu’après l’attentat manqué du vol 253, 58% des citoyens US consultés ont estimé qu’il fallait appliquer au jeune Nigérien qui devait commettre l’attentat les “traitements spéciaux” en général appliqués notamment dans la prison de type Guantanamo – ce qu’on désigne, dans la plupart des autres pays, par l’expression “soumettre à la torture”.)

Mais toute cette “logique”-là vole en éclats et n’existe plus dès que les circonstances passent des exigences à la concrétisation de ces exigences. L’état de la psychologie de la population des USA évolue aujourd’hui entre la paranoïa et la schizophrénie. Cette psychologie est renforcée dans ces attitudes, sinon conduite à elles, parce qu’elle est soumise aux tensions formidables des contradictions entre une réalité extrêmement pressante (la crise, les interventions du gouvernement fédérale en faveur des groupes d’intérêts et d’exploitation, la dévastation économique dont la politique fédérale est identifiée comme la principale cause, etc., les soupçons attachés à tout acte des autorités officielles par conséquent) et un discours sécuritaire constamment déchaîné avec la constante montée aux extrêmes de la dialectique washingtonienne.

L’échec d’Obama (suite)

Ces alarmes soudaines qui pourraient paraître complètement injustifiées à propos des documents qu’on présente ci-dessus sous un jour particulièrement apaisé en fonction de ce qui est dit de la politique officielle, apparaissent soudain complètement justifiées en fonction de ce que l’on sent de l’exacerbation de la psychologie de la population. Les commentateurs cités ne représentent pas des forces quelconques de l’establishment mais représentent par contre une audience certaine auprès de la masse des citoyens qui suit cette sorte de site (WarNew, surtout, est abondamment suivi, et le commentaire de son éditeur est particulièrement significatif, et cela d’autant plus que le site est nettement de tendance conservatrice). L’absence de réactions des grands réseaux d’information devant de telles nouvelles exacerbe les effets des réactions des réseaux parallèles.

A ce point, ce qu’on nommerait la “réalité” ne nous intéresse pas, parce qu’elle n’existe pas d’une façon normative et objective, entre d’une part le discours officiel complètement faussé lui-même entre les tensions politiques extrêmes qui s’affrontent et la nécessité de satisfaire ce qui est perçu des besoins du public, et d’autre part les réactions également extrêmes et le plus souvent contradictoires de ce public. On se gardera donc bien d’explorer la “réalité” des intentions des autorités, de la Maison Blanche, de la RAND, de l’U.S. Army, etc., s’il y en a, dans un sens ou dans l’autre. Nous ne disposons pas d’assez d’éléments pour le faire.

On s’attachera plutôt à observer la sensibilité des réactions, la force extraordinaire du soupçon, d’ailleurs dans tous les sens éventuellement, même si l’effet public n’est pas immédiatement spectaculaire, même s’il n’est pas spectaculaire du tout. Il existe un état constant de mobilisation de la psychologie poussant aussitôt à des interprétations extrêmes de tous les faits qui se produisent, et surtout de tous les actes de gouvernement. La situation qui en résulte est une sorte de “stratégie de la tension involontaire”, voire même une “stratégie involontaire de la tension involontaire” dans le chef de l’activité du gouvernement, simplement par le fait de son activité, par rapport à des situations de menaces qu’il est également conduit à exacerber (que ce soit par calcul ou que ce soit par contrainte, peu importe en l’occurrence). (Il faut évidemment ajouter l’observation que la politique du gouvernement est elle-même marquée par une obsession sécuritaire exacerbée par la communication.)

Cela conduit au constat de l’échec complet de l’administration Obama dans ce qui aurait dû être sa principale mission: ôter de la psyché américaniste, ou tenter de le faire certes, le poison de la “politique de l’idéologie et de l’instinct”, qui déchaîne tous les extrêmes, tous les soupçons, et installe le désordre avec toutes ses contradictions et ses antagonismes, y compris à l’intérieur des psychologies. Bien sûr, en observant cela, nous nous plaçons du point de vue des intérêts du système. Si nous nous plaçons selon un point de vue plus “engagé”, selon le sens que nous suivons en général, nous observons alors, selon les logiques contradictoires qui conduisent à la formation constante (sous diverses formes) d’un désordre qu’on qualifie de “structurant” parce qu’il constitue une pression ou une attaque contre le système dont la finalité est déstructurante, que ce désordre est un progrès dans la voie de la désintégration du système.

Ce désordre, à la fois exprimé et latent, indique par ailleurs (ou confirme) qu’Obama se montre de plus en plus incapable, non seulement d’intervenir contre le système d’une manière efficace, mais même de peser sur lui. Il s’est avéré au départ prisonnier d’une intelligence trop contrôlée et, par conséquent, prisonnier d’une absence d’audace pour tenter de briser les cadres de cette “politique de l’idéologie et de l’instinct”. Désormais, il est prisonnier, à cause de cette impuissance, des embardées et fluctuations de la dialectique déchaînée de la montée aux extrêmes, de l’extrémisme contradictoire de la perception du public, de l’outrance systématique de l’interprétation des événements (cas du vol 253) et ainsi de suite. Il est lui-même prisonnier de cette “politique de l’idéologie et de l’instinct”.

Cette situation nous conduit enfin à une observation plus générale, confirmant des remarques déjà faites dans ce sens. Il nous semble désormais manifeste que cette “politique de l’idéologie et de l’instinct”, de quelque façon qu'elle ait été suscitée, entretenue, orientée, etc., est d'abord marquée par le fait fondamental qu'elle correspond absolument à la psychologie de l'américanisme.