La splendeur de l’Anderson

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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La splendeur de l’Anderson

14 septembre 2019 – Jusqu’il y a peu, je restais encore et tout à fait accessoirement pour le peu d’intérêt que je portais au cas, sur un jugement au mieux dérisoire et un peu méprisant pour l’actrice Pamela Anderson. Je connaissais vaguement sa notoriété de mannequin sexy, de playmate pour Playboy (recordwoman des photos de couverture, treize fois entre 1989 et 2011), de vedette de la série Alerte à Malibu, de ses innombrables mariages et liaisons tonitruantes, vidéos dites “porno-érotiques” avec l’un ou l’autre de ses maris, etc., bref l’archétype de celles qu’on catégorise également comme des bimbos.

Entretemps, j’appris, là encore tout à fait accessoirement, qu’elle défendait des causes, notamment celle de la défense des animaux, ce qui n’était pas antipathique. Mais cela restait bien accessoire, et mon jugement restait celui d’une pauvre créature à la fois victime et complice du système de l’entertainment-sexy, qui constitue une des branches actives de déstructuration du Système. Tout cela, jusqu’au jour où j’appris qu’elle était devenue une visiteuse assidue de Assange, coincé dans son ambassade équatorienne de Londres. Cela éveilla mon intérêt pour elle, quoique certains pouvait y voir des missions du type “repos du prisonnier”. On se défait difficilement des jugements accessoires suggérés pour le Système, tant qu’on ne les a pas explorés au plus près pour les pulvériser.

Ces dernières semaines, j’ai enfin complètement révisé ce jugement, et ne considère plus qu’il soit accessoire. Anderson, qui est aussi une véritable actrice, s’est révélée comme une femme courageuse, sinon héroïque. Elle continue à suivre Assange et elle a été l’un de ses premiers visiteurs (deux heures en mai dernier) dans l’ignoble prison de Belmarsh où la démocratie britannique le retient dans des conditions féroces, que ni la Gestapo ni le NKVD ne désapprouveraient. (« Quand je l'ai vu, il était mince. Mais ses yeux étaient clairs et concentrés. Ses cheveux étaient peignés. Il était rasé de près. Il était prêt. Comme un soldat... Il a tant sacrifié et il est vulnérable maintenant. Il compte sur nous tous pour le sauver et il sait que nous l'emporterons si nous restons concentrés et implacables. »)

Désormais, tout le monde prend Anderson au sérieux, politiquement parlant. Elle a figuré avec un brio étonnant et une belle maîtrise de soi dans le fameux talk-show politique de ABC, ‘The View’. A la suite de cette performance, l’austère et spartiate site trotskiste que nous connaissons bien, WSWS.org, a consacré deux articles de suiteà celle dont les jugements rapides, dont le mien, faisaient une bimbo sans la moindre profondeur. Dans le premier, du 9 septembre (version française du 12 septembreWSWS.org rendait compte de l’émission du 6 septembre

« ...Anderson a répondu de façon tranchante en posant la question: “Combien de personnes innocentes le gouvernement américain a-t-il tuées, et combien WikiLeaks en a-t-il tuées ?[...] L’armée a mis de nombreuses vies innocentes en danger”, a-t-elle déclaré.
» Un certain nombre de membres de l'auditoire ont applaudi aux déclarations factuelles et franches d’Anderson, qui sont si rares à la télévision commerciale. Meghan McCain[la fille du sénateur McCain, récemment décédé], visiblement en colère, a ordonné aux interrupteurs de “se calmer”.
» Anderson, malgré l'intervention provocatrice de McCain, a continué: “Des crimes de guerre ont été commis et ils doivent être punis et ils ne l'ont pas été. Personne ne s’est occupé des crimes de guerre qu’Assange a exposés, mais ils l'ont mis en prison pour le faire taire.” »

Le 13 septembre, donc, un deuxième article de WSWS.org était consacré à Anderson, cette fois avec une interview de l’actrice par le site trotskiste.

« WSWS.org a interrogé Anderson sur l’expérience de sa participation à ‘The View’. Elle a répondu : “Je suis toujours prête à avoir une conversation solide et j’en ai tant entendu. Mais là, j’ai vu avec stupéfaction cinq femmes intelligentes, pour lesquelles j’ai beaucoup de respect, avec tant de points de vue déformés, négatifs, désinformés et complètement propagandistes.”
» Elle a noté que cela était lié à une longue campagne de diffamation contre Assange : “J’entends les mêmes choses de beaucoup de gens : ‘Cet homme est mauvais’, ‘Il blesse des gens’, etc. Mais quand vous demandez pourquoi ou qui, ils ne savent pas ! Et il faut habituellement du temps, des heures ou des liens vers des faits avérés pour faire comprendre aux gens qu'ils ont été intoxiqués par la campagne de diffamation. Ça a malheureusement marché, et Julian n’a pas eu le soutien dont il avait besoin. »

Voilà... désormais, Anderson est complètement sur la liste noire du Système, car il apparaît bien qu’une défense et un activisme sérieux et politique en faveur d’Assange relèvent du “crime contre le Système” parmi les plus impardonnables. J’en veux pour un signe de plus une petite félonie de Wikipédia, qu’on peut mettre dans la même poubelle que les GAFA à cet égard, pour ce qui est du respect des consignes du Système. Dans le sujet que Wiki consacre à Pamela Anderson, – qui n’est pas rien : 25 003 signes ou 4 260 mots, – le nom d’Assange apparaît en tout et pour tout UNE SEULE FOIS, et accessoirement, sans aucune explication ni information sur l’activisme d’Anderson pour AssangeWikiveut bien vous dire qu’elle a pris position pour les Gilets-Jaunes et soutenu Mélenchon aux présidentielles (elle a vécu ces 3-4 dernières années en France), mais Assange, avec la description des conditions de sa détention, l’argument de son cas, etc., c’est du off limits pour le Système. (La phrase où le nom est mentionné cette SEULE FOIS : « En 2017, elle soutient la cause des migrants des camps de Calais et de Grande-Synthe en leur apportant des livres. La même année, elle apporte son soutien à Jean-Luc Mélenchon en vue de l'élection présidentielle française, appréciant son positionnement concernant Julian Assange et les droits des animaux... »)

Il y a tout de même des enseignements bien singuliers à tirer de ce cas Pamela Anderson. Voilà une femme qui, par faiblesse, à cause des circonstances, par jugements fautifs et passions factices, par entraînements des apparences-clinquantes et du plaqué-or de pacotille des célébrités faussaires et des obsessions de cette étrange époque invertie, en était arrivée à présenter l’image que j’ai décrite, et à laquelle moi-même j’ai complètement succombé. Mais les circonstances s’y mettent, et les événements incontrôlables que l’on sait, et la voilà qui révèle un caractère de rédemption où se glisse de l’héroïsme, – car il en faut pour affronter ces épreuves épouvantables mises en place par la communication-Système, ces charmantes conversations où se glissent des monstres type-Meghan McCain, qui se transforment alors en autant d’opérations de lynch public et télévisé. Et Anderson l’emporte haut la main malgré l’acharnement des Fouquier-Tinville de la philogynie guerrière, et alors “chapeau bas”... 

Manifestement, s’il fallait donner un classement politique, Anderson serait mise à gauche, ce qui serait complètement trompeur. Meryl Streep,  Robert De Niro et toute la bande progressiste-sociétale de Hollywood se disent également “de gauche” et ne souhaitent qu’une chose, mise à part une bonne petite guerre de plus : l’enfermement d’Assange dans une prison de torture où le Système vous rend fou, ce qui est son sort probable si l’Angleterre, entre deux Brexit manqués, le livre au Moloch qui attend son dû sur les terres du Mordor d’outre-Atlantique. Toute cette partie de ce monde qui sombre s’accroche à la défense de ses pauvres illusions, comme des privilèges de l’arrogance et de la facticité de la renommée et de la fortune en argent de papier-mâché. Il faudrait les avertir que, vous savez, les temps changent si vite, si vite, – par les temps qui courent... Et il n’y a qu’un seul classement acceptable, qui est par rapport au Système : Delenda Est Systemum, ou bien tant pis pour vous.

On peut et on doit ne pas s’empêcher une seule seconde, sans avoir froid aux yeux, d’observer à quel point cette lutte titanesque autour du Système, emporté dans son effondrement catastrophique, brouille toutes les images, tous les jugements faciles auxquels il nous obligeait jusqu’alors. Aucun lieu, aucune personne, fût-ce la plus futile et la plus factice comme semblait être si injustement Anderson, n’échappe aux obligations et aux pressions de l’immense Grande-Crise qui déchire notre civilisation, celle-là qui se croyait universelle et qui s’achève en une contre-civilisation catastrophique. Il faut le réaliser, chacun à sa manière, et assumer la responsabilité qui va avec ; Anderson le fait, « comme un soldat »...

Je voudrais tant insister sur cet aspect de la pénétration des psychologies d’une telle vérité-de-situation, cela qui influence nos pensées puis nos jugements, sans que nous en ayons pleine conscience ni, parfois, la moindre conscience. Il y a quelque chose d’un phénomène collectif en marche, sans que les composants de cette collectivité, – nous-mêmes, sapiens-sapiensde si grande prétention, – ne s’en avisent, sans qu’il y ait la moindre manigance humaine à son origine. La métahistoire, désormais, nous parle directement, par le biais de ces grands élans collectifs qui nous emportent ; écoutez-là, ce n’est pas inintéressant... C’est cette pénétration de toutes les psychologies, ce bouleversement jusqu’à la désintégrationdes simulacres patiemment élaborées pour nous tromper qui me fascinent, qui renforcent mon ardeur sans fin, mon élan sans compter, comme quelque chose d’extérieur à moi. Nul n’échappe à cette bataille immense, cet Armageddon de la postmodernité.