« La souffrance du monde »

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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« La souffrance du monde »

16 avril 2016 – Le titre de cette chronique est également celui de l’introduction, de La Grâce de l’Histoire, Tome I. Actuellement, je mets la dernière plume à la nième relecture du Tome II. (Quel changement du tout au tout ! Mis à part l’insuccès complet, qui est la marque constante de toute ma carrière littéraire, j’ai complètement changé d’approche générale de l’écrit, entre mes débuts et aujourd’hui. Dans ma jeunesse, je produisais des livres à une vitesse surprenante, – dont, disons, 95%-96% ne furent jamais publiés...  Aujourd’hui, c’est exactement le contraire, parlant de la vitesse. Pour La Grâce, le canevas disons des deux premiers Tomes est terminé et rédigé depuis autour de 2011-2012. Depuis j’ai travaillé sur le Tome I pour une publication à la fin de 2013, avec promesse qui me semblait facile à rencontrer puisque tout semblait déjà être écrit, de publication du Tome II fin 2014. Voyez le résultat : si le Tome II est publié, disons en juin 2016 cela sera proche du miraculeux, disons en septembre 2016 cela devient assez probable. Entretemps, un nombre incroyable de relecture, de corrections, rajouts, refontes partielles, etc., et relecture, et encore relectures...

Quoi qu’il en soit, le fait devrait être, selon les dernières nouvelles de la chose, que je suis au terme de la re-re-lecture et sans doute dernière de la Quatrième Partie, une seule Partie restante et une conclusion qui bénéficie d’une relecture d’avance (j’en ai passé des extraits le 1er décembre 2015 et le 31 décembre 2015). Dans cette Partie, assez ardue, je termine sur une note plus personnelle, dont le thème est la souffrance que cette époque terrible inflige à nombre d’entre nous, à titre individuel, et que je veux identifier comme faisant partie de la “souffrance du monde” qui est la conséquence de la même cause, avec la parcellisation de l’individuel réunie en une unité originelle. J’ai trouvé que le sujet était à la fois inactuel, universel, et tout à fait correspondant aux jours que nous vivons. Ainsi en suis-je arrivé à penser qu’il a sa place dans ce Journal-dde.crisis... Inutile d’explication supplémentaire, car je pense avec force que ce texte, cet extrait, se suffit également à lui-même... En un mot, l’intrigue n’en souffre pas trop. Il s’agit donc d’un “extrait de la Quatrième Partie (« Anatomie d’une contre-civilisation »), du Tome II de La Grâce de l’Histoire. (Avec la réserve coutumière que ce texte, avant de figurer à sa place, dans le Tome II de La Grâce, pourrait subir des modifications.)

 

Extrait, Quatrième Partie du Tome II de La Grâce...

« On se doit de convenir qu’il s’agit d’une histoire bien tragique dont nous faisons ici le récit, une histoire qui nous submerge, nous emporte, nous plonge dans une nostalgie à mourir pour tant de rêves enfuies et de croyances dispersées, une histoire qui nous fait si malheureux, qui pénètre même ces âmes-là qui se croyaient invincibles jusqu’à n’être plus des âmes, qui croyaient ne jamais connaître en elles, l’écho et la couleur du malheur universel, – ce malheur-là dont, moi-même, j’en dois si souvent supporter le poids. Je veux préciser aussitôt, pour mieux faire saisir le changement du style de la pensée que l’on doit aisément ressentir, qu’il m’importe d’introduire à ce point du récit un sentiment personnel, une émotion profonde, une de ces choses que je tente de bannir de mes réflexions parce que je sais bien qu’elles sont souvent comme une pierre à votre cou qui vous entraîne dans les abysses du monde et vous prive de lumière, parce qu’elles faussent le jugement et soumettent l’esprit aux réflexes sentimentaux de l’affectivité si souvent gagnée par la complaisance et soumise par conséquent et avec délice, de proximité en proximité, à ce qu’il y a de “matière” en nous...

» (Je nomme “affectivité” ce flot d’émotions qui, dans des circonstances données vous nimbe et vous élève, ou vous submerge et vous emporte c’est selon, qui peut donne des effets excellents si la raison met bon ordre à cette occurrence radieuse tout en en gardant le miel, ou des effets désastreux si la raison est réduite à rien sinon à son double de raison-invertie par le déferlement d’affect. Dans le second cas où l’affectivité obscurcit affreusement l’esprit, où elle devient une sorte de doctrine de l’aveuglement de la raison au profit du réflexe du cerveau reptilien promu au rang de centre de la pensée, je parle alors d’“affectivisme”, comme d’une doctrine invertie, qui est une tare affreuse caractérisant la chute vertigineuse du politique dans notre époque catastrophique.)

» ... Cette connivence de l’esprit et de l’affectivité existe bel et bien, quoi qu’on en veuille, quelque combat que l’on mène ; il s’agit de cette pauvre humaine nature où se côtoient les sentiments les plus hauts et les faiblesses les plus affreuses. Cela ne peut être passé sous silence ni être jugé indigne de quelque intérêt dès lors que l’événement est avéré. Au contraire, cette connivence doit être dite, rapportée et décrite, pour fixer une époque, pour mesurer l’urgence où nous met cette époque, l’embrasement qui la caractérise ; cette connivence doit être mesurée et analysée, et passée au tamis de la lucidité de l’esprit, pour parvenir à sortir de cette réaction de nous-même qui conduit si souvent à la bassesse de nous-mêmes, l’un ou l’autre diamant de lumière dont rien, sauf le néant entropique de la Matière déchaînée, n’est jamais complètement dépourvu. Il faut, au lieu de la nier, chercher à faire de ce qui paraît une faiblesse une force en l’enrôlant dans les régiments de notre bataille.

» Si nous sacrifions ici à cette halte temporaire, pour orienter le propos vers des allures plus affectives, ou bien disons plus confidentielles, c’est parce qu’il n’est pas inutile, la chronologie nous ayant conduit au terme d’une partie de notre récit, de chercher à en distinguer les plus grands enseignements qui s’en dégagent d’ores et déjà et que la formule choisie y aidera. Nous nous trouvons dans ce chapitre de cette Quatrième Partie du Deuxième Cercle de notre Grâce ; nous sommes parvenus dans le récit, à notre époque elle-même, à ce que nous vivons présentement, à ce poids des événements que nous portons et supportons chaque jour. Soumis à cette convergence entre l’accablement des événements qui ont conduit au fardeau affreux de notre temps et à la vérité de ce fardeau dont il faut supporter la pression chaque jour et chaque heure, l’être le plus intime de soi ressurgit pourtant pour se frotter au récit qu’on doit prétendre faire de la plus haute Histoire ! Nous entendons bien montrer que cette rencontre n’est pas inutile malgré les risques de confusion et d’abandon qu’elle recèle, et que, à en contempler les effets, il y a de la richesse à mesurer et de la hauteur à dresser. L’intrusion temporaire de l’affectivité en tant que telle n’abaissera pas de quelque façon que ce soit le propos ; elle prétend plutôt le vivifier, le renforcer, le fortifier, peut-être même l’humaniser dirais-je malgré l’ambiguïté du mot depuis qu’on l’utilise. Elle prétend enfin montrer que le destin le plus futile, celui d’un individu perdu dans la tourmente et ne prétendant qu’à la transmission de ce que l’intuition haute lui permet d’apercevoir, parvient tout de même à montrer quelque utilité d’où ni l’honneur, ni la hauteur ne sont absentes.

» Je crois que l’épreuve bronze les âmes et renforce l’esprit, même si cette épreuve exerce une terrible pression sur ce qu’il peut y avoir de plus bas dans l’appareil intellectuel, dans le chef de la psychologie effectivement ; mais la psychologie, aussi fonctionnelle qu’elle soit, exerce une fonction fondamentale et nécessaire en ceci qu’elle est notre sas de la perception du monde à l’avantage de notre esprit. Pour les esprits avertis par les âmes bronzés, la force de l’épreuve que nous impose le temps de notre époque catastrophique est la source de grandes souffrances mais aussi d’une lucidité qui deviendrait effrayante à force de densité, – mais qui ne m’effraie nullement ! ... C’est une conception inhabituelle, si l’on veut, que “la densité de la lucidité”, comme si l’on parlait de l’épaisseur vertueuse d’une fonction qui s’abreuve si fortement à la perception, donc à une chose ténue et si fantasque, et qui devrait être de même constitution ; mais c’est bien cela, il faut insister là-dessus comme l’on fait d’une victoire sur l’attraction de la matière, – densité et épaisseur. La lucidité à ce point, comme une force d’équilibre des souffrances endurées, et à cause de l’intensité de ces souffrances, force les portes du mystère du monde.

» Voilà un esprit solitaire et dépourvu des apparats de la puissance, sans gloire ni soutien de la force sociale, qui prétend parvenir comme s’il la comprenait à prendre la mesure de la stupéfiante ampleur, de la terrible grandeur de la crise qui frappe le monde dans notre période, dans l’ère de notre temps, dans l’époque exceptionnelle que forment ces quelques années où nous nous trouvons ; voilà comment un esprit de cette sorte prétend  exprimer comme s’il l’expérimentait la profondeur vertigineuse du malaise qui affecte l’espèce de ceux-là qu’ils nomment Homo sapiens sapiens, et ainsi fixer dans la quotidienneté de la vie la présence irréfragable de la crise du monde. Ce malaise puissant et plus contrasté qu’on ne croit, qui nourrit en nous à la fois l’angoisse inquisitoriale et le sens libérateur du tragique est la cheville ouvrière affective de ce récit ; il impose le rythme de la phrase et justifie de sa longueur, il règle la force du symbole qu’il y introduit, après l’avoir découvert et identifié dans toute sa beauté. C’est tout cela que j’ai nommé également, dans la Préface du Troisième Cercle et du premier Tome, comme une ouverture de la tragédie, La souffrance du monde. Aujourd’hui, chaque esprit qui parvient à se trouver enlevé et élevé par la lucidité dont je parlai plus haut, est le témoin indubitable et l’acteur avéré de cette immense crise ; il souffre à mesure ; et sa souffrance, en vérité, devient une partie de cette “souffrance du monde” et le fait entrer dans la sublime unité du monde s’exprimant même au propos terrible de notre tragédie, comme le dernier cercle entre le mort et l’éternité. Si ce n’était le cas, ce récit n’aurait aucune raison d’être et, d’ailleurs, il ne serait pas.

» Cette lucidité conduit donc à présenter, après l’avoir mesuré, la stupéfiante puissance de ce “malaise qui affecte l’espèce...”. Tout ce qui a été organisé dans ce récit, jusqu’ici en deux cercles concentriques (La Troisième Cercle et Le Deuxième Cercle) prétendant explorer les racines immédiates du malaise (de la Grande Crise), puis ses racines plus lointaines et plus profondes respectivement, a été également, en plus d’être la tentative d’approche d’une situation métahistorique du monde, la description des causes fondamentales de ce même “malaise qui affecte l’espèce...”. En quelque sorte, nous avons cherché à procéder à l’intégration de chacun d’entre nous, de l’espèce Homo sapiens sapiens, dans le malheur terrible du monde, et ainsi cherchant à montrer qu’autant qu’être pénétré de la souffrance du monde, nous l’alimentons en retour par la puissance et la diversité de nos souffrances.

» (Je parle bien de toutes nos souffrances, y compris les souffrances de ceux-là qui ignorent qu’ils souffrent, qui ont pris le parti ou ont cédé devant elle, de l’ignorance de la vérité du monde, de l’addiction aux drogues réelles ou figurées qui sont une autre façon de chuter, bref qui ont cédé à tous les moyens qui organisent le simulacre d’une situation faussaire.)

» Enfin, qu’on ne s’y trompe pas, cela au prix d’une répétition, car il importe que nous nous comprenions bien : cette sorte d’“intégration”, pour employer ce mot barbare, de la souffrance du monde en chacun de nous et de la souffrance de chacun de nous dans la souffrance du monde, est effectivement une voie vers “la sublime unité du monde“ dont nous parlons. Cette souffrance est bien la garante que notre malaise ne reste pas sans effet, qu’il nous engage dans la voie de la bataille et de la résistance dont “la sublime unité du monde” est la référence, et puisque justement nous en éprouvons tant de souffrance. Ainsi est-il montré que nul n’échappe à la condition de l’espèce humaine qui est de se trouver constamment au risque de la proximité de la matière, sans jamais lui être soumis tout à fait, et de ne s’y soumettre que par faiblesse, et de résister à cette soumission par une résistance qui est la cause de la souffrance qui nous occupe ici. 

» ... Cette lucidité nous donne plus encore, malgré les épreuves qu’elle nous impose, ou peut-être à cause de ces épreuves comme l’on dit d’une initiation, cette lucidité nous donne à la fois un pouvoir et un devoir. La démarche terrible qui nous conduit à affronter tant d’épreuves, qui trouve son opérationnalité dans cette non moins terrible lucidité, nous conduit à des découvertes qui sont des constats d’une situation universelle, qui pèsent d’un poids immense, qui nous écrasent en un sens, qui nous font plus que jamais, dans un autre sens, un devoir impératif et je dirais même sacré de poursuivre avec plus d’ardeur encore. On comprend bien ce qui doit prendre la prééminence et balayer tous le reste, notre écrasement comme nos souffrances. C’est un enjeu où l’on se doit, par dignité, par honneur de soi, de mettre sa vie dans la balance de l’univers en feu et en crise, et cela posé comme un acte ontologique de soi, pour faire « énergiquement [sa] longue et lourde tâche », comme le loup sur le point de mourir dit à Vigny, dans son dernier souffle, avant de lui conseiller de “souffrir et de mourir sans parler”.

» (On le verra et on le devine, sinon le comprendre déjà je crois, puisque le mot vient d’être écrit. Cette démarche encombrée de souffrance, éclairée de la calme et puissante lumière de la lucidité, est bien celle qui conduit à retrouver le sacré qu’ils ont piétiné, humilié, réduit à rien sous la caricature sordide et grotesque où excelle la postmodernité. Ainsi le restaurons-nous par nous-même, en sachant en retrouver la trace.)

» Jusqu’à ce point du récit, nous avons étudié les spécificités, les modalités de l’action, ses effets et ses conséquences, les techniques et les tactiques choisies, notamment contre la psychologie humaine, de ce phénomène qui a activé la modernité et nous a conduit à la situation de catastrophe eschatologique où nous nous trouvons. Ce travail a été réalisé autour de l’hypothèse du “déchaînement de la Matière”, au constat qu’arrivé à notre époque catastrophique nous apparaît l’horrible spectacle du déploiement d’une situation de complet inaccomplissement de toute ambition haute, miné par des pressions de déstructuration et de dissolution avec comme effet ultime attendu l’entropisation achevée. Dans ce cadre général, l’exposition de notre malaise va de soi, il est une sorte de substance naturelle pour toute la population de ce que nous nommons “le monde” ; il est notre nouvelle ontologie parce qu’il est le signe éclatant et paradoxal de notre santé en ceci qu’il dit la puissante lucidité que nous avons dans notre conscience du mal, et au-delà, de la reconnaissance sans ciller un instant du Mal lui-même. La souffrance du monde est devenue notre souffrance propre, et il y a comme une sorte d’osmose entre le cosmos et nous, cette unité retrouvée même dans cette terrible occurrence et surtout à cause de cette sublime occurrence, qui nous conduit à la conclusion que la crise du monde est notre crise, qu’elle va des confins de cette civilisation devenue contre-civilisation au moindre recoin de notre âme, de notre infiniment-cosmique à notre infiniment-intime. Nous ne pouvons échapper à notre destin, car il s’agit en vérité d’un destin, et nous ne le voulons pas lui échapper pour ne pas commettre l’ultime sacrilège.

» Ainsi en est-il... Ce chapitre qui se termine prétend exposer le malaise terrible qui nous frappe et la conscience générale que nous en avons désormais. Le “déchaînement de la Matière” qui nous a conduit à cet accomplissement catastrophique nous place devant cette situation paradoxale du plus complet inaccomplissement que l’on puisse concevoir. Nous sommes allés au bout du chemin et nous contemplons le gouffre béant qui nous y attend, là où nous jurions qu’on y trouverait des cimes sublimes. Ce terrible malaise, conformément à la souffrance que nous avons déjà exposée, est aussi le malaise mortel du monde. Ce destin qui est notre destin et auquel nous ne voulons pas échapper, s’ouvre désormais sur l’affrontement général, sur l’affrontement final, où les armes se nomment psychologie, âme et esprit, et le reste, où les stratégies se nourrissent de l’intuition haute, de la perception achevée du monde, de l’identification du Mal. Nous vivons l’ère de l’extrémité du monde et il ne peut être question de mesurer ses efforts ; c’est un homme au bout de sa vie, comme si son accomplissement était déjà tracé, qui écrit cela, comme si tout pour lui restait à faire, comme si la vie entière s’ouvrait à lui... En vérité, le Temps ne compte plus, ni les références et les mesures courantes.

» A cette Partie que nous terminons ici en déclarant nos obligations et nos intentions, nous en ajoutons une autre, qui conclura ce deuxième Tome et bouclera le Deuxième Cercle. Il s’agira de préciser décisivement l’identification de la cause de notre malaise, l’identification par antagonisme si l’on veut de ce “déchaînement de la Matière”, essentiellement en nous tournant vers les Anciens. Ainsi, et certes si les dieux nous prêtent vie pour un prolongement temporaire de location,  amorcerons-nous la passerelle vers le troisième Tome du travail, et vers le Premier Cercle du mystère du monde ; avec une conclusion, cela, qui nous signale déjà l’essentiel du territoire qu’il nous reste encore à parcourir. »