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1606C’est l’étonnant théologien Jorge-Luis Borges qui dit que les vikings ont inventé la littérature européenne et que c’est un Normand, Flaubert, qui liquide cette littérature – dans Bouvard et Pécuchet (on y reviendra). Amateur des Kennings, Borges s’enflamme avec les périphrases et les métaphores des poètes : ô toit de la baleine (mer), pluie de la bataille (sang) ! Mouette de la haine (le corbeau), assemblée des épées !
Et puis les vikings nous font rêver depuis Kirk Douglas et la fin majestueuse du film de Fleischer (magique musique de l’italien Mario Nascimbene).
Mais voilà que je relis Egill en Livre de Poche quarante ans après l’avoir comme tout le monde ou presque découvert en anglais dans les librairies oxfordiennes quand, usé par le froncé déjà socialiste j’allais respirer en Angleterre (liquidée depuis), celle de Boorman, Sir Ridley et des chariots de feu. Et je découvre que les vikings et Snorri ont découvert justement avant Flaubert la fin de la littérature : c’est la vieillesse, le naturalisme, l’autre côté (un peu celui de Kubin), le gâtisme et la tristesse qui règnent déjà en Scandinavie comme dans un film d’Alexander Payne (Nebraska) ou de Jim Jarmusch (Broken flowers). Borges s’est gouré : les grands ancêtres vikings doté d’un QI aussi fort que leur bras ont aussi pressenti la fin de l’Histoire et des temps héroïques. Le futur n’est pas à l’épopée, mais à l’EHPAD.
Il suffit de ne pas mourir au combat et de ne pas servir de pâture aux corbeaux (pour rester dans le ton). On lit la fin d’Egill :
« Egil vécut très vieux mais en vieillissant il perdit sa vigueur et devint dur d’oreille et mal voyant. Il souffrait aussi d’une raideur dans les jambes (chapitre 88, Livre de Poche, p. 273-274, traduction Torfi Tulinius). »
Pas de drakkar enflammé au coucher du soleil ? Le destin en Ehpad qui attend Biden, 500 millions de chinois et presque autant d’européens avant le jetage à la poubelle prévu par Buzzati dans un texte célèbre (le K, toujours…) :
Comme si cela ne suffisait pas, ce grand héros, provocateur, tueur et poète est insulté par la féminine volaille encore dépourvue de télé – ambiance plus italienne que bergmanienne:
« Un jour, Egil déambulait à l'extérieur de la maison quand il trébucha sur des pierres le long du mur. En le voyant tomber, des femmes qui se trouvaient là s'esclaffèrent et lui dirent : « Tu es complètement fini, Egil, si tu ne vois plus ou tu mets les pieds et ne tiens plus sur tes jambes. »
Alors Grim intervint :
« Les femmes se moquaient moins de nous quand nous étions jeunes. Mais je suppose qu'elles n'ont plus guère à nous reprocher notre galanterie. »
Le pauvre à qui il reste sa tête (il n’a pas été vacciné par Pfizer) ajoute :
« Egil déclama alors :
Ma tête chauve chancelle.
Je ne cesse de tomber.
Ma verge est molle
Et je n'entends plus. »
Ces vers sévères rappellent l’ultime émouvant roman raté du vieillard Gabriel Garcia Marquez : mémoires de mes putes tristes. Egill, qui n’a pas lu Cicéron (qui eut les mains et la tête coupées), n’a que faire de célébrer la sagesse venue avec l’âge (tu parles...). Deuxième insulte :
« Egil était devenu complètement aveugle. Un jour qu'il faisait froid, il s'approcha du feu pour se réchauffer. La cuisinière se dit fort étonnée qu'un homme jadis aussi important traîne dans les jambes des gens et les empêche de travailler :
« Ne me reproche pas de venir me réchauffer auprès du feu, dit Egil. Sois gentille. Il y a assez d'espace pour nous deux.
- Lève-toi, dit-elle, retourne à ta place et ne nous empêche pas de faire notre travail. »
On admirera la cruelle neutralité de ce texte, digne de Flaubert précisément (rappelons que la fille d’Emma finit comme tout le monde alors – ô bon vieux temps ! - enfant-esclave à l’usine, mais qui a lu Madame Bovary ?) :
Egil se leva, retourna à son siège et récita ces vers :
« Aveugle, je me réfugiai
Près du brasier,
Implorant pitié à la servante
Si grande est mon affliction
Là où se froncent mes sourcils.
Naguère, le roi se délectait
De mes vers et me faisait don
De l'or gardé par les géants. »
Après c’est au tour des jambes :
« Une autre fois encore, Egil s'approcha du feu pour se réchauffer et quelqu'un lui demanda s'il avait froid aux jambes, en lui recommandant de ne pas les étirer trop près des flammes : « Je le ferais volontiers, dit Egil, mais j’ai du mal à guider mes jambes maintenant que je ne vois plus. La cécité est bien pénible.
Alors Egil déclama la strophe suivante :
Qu'il me semble long
Le temps qui passe
Quand je gis seul,
Vieil homme sénile,
Sur mon lit de plumes.
Mes jambes sont comme
Deux veuves frigides,
Qui veulent qu'on les réchauffe... »
Ces vers sublimes sont dignes de cette plus grande des sagas, un des sobres et puissants textes du monde. Qui gagnerait à être relu. Egil a découvert le fardeau non pas de l’homme blanc mais de la personnalité (Pearson, le Tocqueville australien, voyez mon texte) ; Shakespeare parlera aussi de cette deuxième enfance dans la terrible tirade de Jacques, dans Comme il vous plaira. Sans dents, sans yeux, sans anything…
Le grand admirateur des vikings (Borges donc) mourut aveugle et bien vieux en Suisse, comme un bon Nabokov ou Hermann Hesse. Le futur n’est plus de ce monde, qui a allongé la durée de la vieillesse, pas de vie (Carrel).
Cela m’amuse de voir qu’on se tourmente tous pour de la vaine géopolitique quand ce qui nous attend, quand notre seul futur certain c’est ce qui vit Egil, poète-guerrier jadis abonné aux plus grands exploits.
La saga d’Egil, (Livre de Poche, p. 273-274, traduction Torfi Tulinius).
Borges, obras completas