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1105L’image que nous avons d’une façon intuitive, fondée sur une certaine expérience historique et sur une appréciation structurelle des deux acteurs, est que la France et la Russie sont deux nations faites pour s’entendre. Fondamentalement, dans le désordre actuel, elles sont les héritières des meilleures choses d’une civilisation européenne qui a pourtant débouché sur le pire du “déchaînement de la Matière” ; appuyées sur un socle puissant de spiritualisme à la mesure de la métahistoire, ayant tenu malgré les attaques contre cette spiritualité (leurs deux grandes révolutions), elles défendent les mêmes conceptions structurelles, ancrées sur l’appréciation centrale des principes qui soutiennent l’“idéal de la perfection”, et elles peuvent être considérées contre les deux principales forces structurantes (contre l’Angleterre et l’Allemagne, chacune dissolvantes à sa façon et animées par l’“idéal de puissance”). Historiquement, leur antagonisme a été limité à des accidents de l’Histoire, et, même au cœur de ces accidents, il y eut des signes d’entente fondamentale.
(Guglielmo Ferrero a donné une interprétation magistrale de l’entente, très courte mais si importante, établie entre Talleyrand et le tsar Alexandre Ier, le 31 mars 1814, alors que l’Europe était sur le point de basculer dans le chaos avec la défaite française face à des alliés divisés et incapables de mettre sur pied un ordre nouveau. Talleyrand et le tsar proclamèrent le principe de la souveraineté sur lequel furent développés les arrangements de la paix du Congrès de Vienne. L’entente sur les principes entre deux hommes si différents, avait scellé l’accord entre le vaincu nécessaire à l’Europe et le plus puissant parmi ses vainqueurs européens. [Voyez les appréciations de Talleyrand sur la souveraineté, dans un texte du 16 août 2007.] Une autre occurrence, peu connue, des relations franco-russes, est celle de la guerre de Crimée de 1853-1856, où la France s’allia à l’Angleterre contre la Russie, essentiellement pour les intérêts britanniques. Dans ses Souvenirs politiques, Maxime Du Camp rapporte avoir eu des contacts avec des envoyés politiques de la Russie, qui évoquèrent une recherche par la Russie de l’alliance française dans cette guerre ; Du Camp observe qu’une telle initiative aurait sans doute conduit la Russie à se ranger aux côtés de la France, contre l’Allemagne prussienne, en 1870, évitant peut-être un désastre français qui a déterminé majoritairement l’histoire de l’Europe, notamment de son effacement ou de son effondrement, jusqu’à nos jours.)
…Mais tout ce que nous disons là à propos des relations avec la Russie concerne la France, pas les Français, dans tous les cas pas ceux d’aujourd’hui. Une appréciation que nous rapportons ici est que les jugements majoritaires actuels des Français sur les Russes sont à l'équivalence du pire qu’on puisse imaginer, dans la presse anglo-saxonne comme dans les pensées d’un Soros ou d’un McFaul, – jugements absolument modernistes et conformes au Système. C’est dans tous les cas ce qu’on découvre avec un étonnement navré (pour notre cas), dans une interview faite par Françoise Compoint, pour la radio La Voix de la Russie, le 14 juillet 2012. Il y a dans ces jugements qu’on nous rapporte le plus attristant qu’on puisse envisager à partir d'une d’une psychologie collective tordue par les avatars du XXème siècle et de ses aventures douteuses, de ses illusions, de ses montages, de la fascination pour l’américanisme agissant comme un puissant anesthésiste du jugement et de l’intuition, aux illusions amèrement déçues des restes de la croyance communiste que tant d’esprits ornés de la fameuse “intelligence française” confondirent, pendant des décennies, avec la Russie elle-même… Ainsi les Français jugent-ils la Russie avec les sentiments les plus bas baignés au conformisme idéologique et “humanitaire”, la plus détestable des censures en l’occurrence, que le Système a imposé à l’esprit français comme une chape de plomb.
C’est dans tous les cas ce qu’on retient, nous semble-t-il, de l’interview de Mme Irène Commeau-Demidoff et de sa fille Irène Commeau. Irène Commeau-Demidoff, qui a près de 90 ans, est présidente du Centre de Langue et de Culture Russe à Paris, et rédactrice en chef du journal La Gazette. Françoise Compoint présente l’interview par l’image de la Russie vue par les Français comme “un chat noir dans une chambre noire”.
«Ayant personnellement assisté à la conférence qu’elle avait donnée ce mardi [10 juillet 2012] à la Bibliothèque Tourgueniev, conférence qui avait portée sur la conception qu’ont les Français de la Russie et (dans une moindre mesure) les Russes de la France, je me suis dit qu’il aurait été intéressant de dévoiler au grand jour les préjugés curieusement tenaces que mes compatriotes français entretiennent – serait-ce par pure inertie ? – à l’égard d’une Russie qu’ils ne connaissent que très peu mais dont ils jugent avec un aplomb déroutant et bien peu digne d’une nation assagie par des siècles de haute culture. L’image du chat noir dans une chambre noire m’est venue à l’esprit de façon spontanée. La chambre est le domaine invisible de la censure, présente en France mais dont on parle peu parce qu’elle n’est pas si gênante que ça pour qui ne veut pas faire l’effort de penser par soi-même et à l’appui de prémisses peu ou prou objectives. Le chat est noir, auréolé, pauvre bête, d’une dimension sorcière qui fait frémir. Mais il est aussi noir parce que le monde importun de la censure l’a délibérément noirci. Donc, autant de sens qui ouvrent ce fragment de conversation que j’ai eu moi et mon collègue, Alexandre Artamonov, avec la doyenne du Centre Culturel Russe de Paris.»
Voici donc l’interview de Mme Commeau-Demidoff et de sa fille Irène Commeau, le 14 juillet 2012 sur le site de La Voix de la Russie.
La Voix de la Russie : « Mme Commeau-Demidoff, est-ce que vous pourriez me dire s’il y a un regain d’intérêt en France pour le Russe? Est-ce que le Russe y devient plus populaire par rapport à ce que ça a été il y a vingt ans, c’est-à-dire à la fin de l’URSS, ou le russe perd un peu ses positions? Au pifomètre, qu’est-ce que vous en dites?»
Mme Commeau-Demidoff : «A en juger par La Gazette, c’est absolument impossible parce qu’il y a certainement une augmentation du nombre de lecteurs bon, dans l’ensemble, c’est régulier mais, une fois de plus, c’est impossible de dire combien de personnes la lisent, donc de combien est l’augmentation. Mais elle augmente, c’est certain. Je pense par ailleurs que cela n’a pas de rapport avec l’intérêt que les Français portent à la Russie. Je veux dire : ce serait bien un rapport, mais l’augmentation n’a pas de rapport. Il est certain qu’au début des années 90, avec la chute totale de la Russie, l’intérêt pour la Russie et je dirais même plus, le mépris pour la Russie a été très fort. Donc, on peut aussi en juger par le nombre d’élèves qui choisissent le russe. Alors là, il n’y a aucun doute, vous savez peut-être qu’il y a beaucoup moins d’élèves même maintenant qu’à l’époque soviétique. Je dis bien même maintenant parce que, effectivement, les toutes dernières années, il y a tout de même un regain, un petit peu de classes qui se sont ouvertes, un tout petit peu.»
La Voix de la Russie : « Irène, est-ce que vous constatez les mêmes tendances, c’est-à-dire est-ce que vous voyez tout de même ce mépris sous-jacent dont nous a fait part Mme Commeau et que j’ai constaté par moi-même il y a vingt ans à peu près lorsque les Français n’étaient pas vraiment conscients enfin, à mon sens du vrai rôle de la Russie et qu’ils la méprisaient ce qui ne rendait pas la vie facile à des gens qui comme vous et comme moi d’ailleurs sont bilingues. Qu’est-ce que vous en diriez?»
Irène Commeau : «Je pense que ça n’a pas fondamentalement changé. Je pense qu’il y avait un mépris pour L’Union Soviétique teinté de peur, ensuite un mépris teinté de soulagement à l’époque de Eltsine avec la nouvelle Russie, et maintenant, de nouveau, un mépris teinté de peur. Mais d’une autre manière, durant la Guerre Froide, on avait vraiment peur que les troupes de l’Armée soviétique que tout le monde continuait à appeler l’Armée rouge ne déferlent sur les Champs-Elysées ; maintenant, d’une certaine manière, on craint la mafia, – “l’État-Mafia”, ça a été le titre d’un magazine cet hiver. Donc cette peur provient de la conjonction d’un Etat relativement faible mais gigantesque et avec d’immenses ressources combiné à une mafia forte et organisée qui pourrait exercer une bien néfaste influence sur les économies européennes qui sont affaiblies par la crise, et en même temps, je constate que si au lycée il y a moins d’élèves apprenant le russe, il y a plus d’adultes qui l’apprennent, soit, justement, pour fuir la crise et venir travailler en Russie, soit parce qu’ils sont déjà en affaire avec des Russes.»
La Voix de la Russie : «Je suis tout à fait d’accord avec ce qui vient d’être dit. Je m’adresserai à présent à Mme Commeau, Mme Commeau-mère, puisque c’est bien à sa conférence que j’ai assistée il y a deux jours. J’ai été absolument fascinée par votre énergie, votre franchise et surtout la complexité du thème que vous aviez abordé et qui concerne plus particulièrement la politique de désinformation antirusse que votre journal s’applique à combattre. Alors, maintenant, nous sommes en 2012, ça fait plus de vingt ans que l’URSS a éclaté, est-ce que cette politique est toujours de vigueur et si oui, comment est-ce que vous l’expliquez? Et puis, peut-être, question supplémentaire : est-ce que les Russes font quelque chose pour lutter contre cette image extrêmement négative qu’on a d’eux à l’étranger ou alors ils n’ont pas conscience de cette image?»
Mme Commeau-Demidoff : «Alors là vous posez deux excellentes questions. Je ne vois pas d’amélioration, en réalité. Ma fille, certainement, la voit, mais c’est que, elle, elle est placée à l’autre bout de la lorgnette. Elle se trouve en Russie et là, elle peut accueillir, rencontrer des Français qui s’intéressent à la Russie. Tandis que moi, bien entendu, je rencontre également et surtout des Français qui s’y intéressent parce qu’ils viennent dans notre association, qu’ils lisent notre journal, qu’ils nous écrivent avec enthousiasme, mais pourquoi, justement ? Parce qu’ils sont choqués par la méconnaissance de la Russie, mais aussi, par la haine de la Russie que l’on rencontre chez certains journalistes qui viennent en Russie ou qui n’y viennent pas, d’ailleurs ils écrivent tout seuls, comme ça.»
Irène Commeau : «Pardon, mais ça ce sont souvent d’anciens trotskistes. Il faut reconnaître que les choix politiques des correspondants étrangers, des journaux français influent beaucoup sur leur attitude vis-à-vis de la Russie parce que, bien souvent, ce sont des déçus de la Russie depuis le début c’est-à-dire qu’à l’époque de leur jeunesse ils étaient trotskistes et donc antistaliniens, antisoviétiques et maintenant, ils continuent à être antirusses par habitude.»
Mme Commeau-Demidoff : «Ce que dit ma fille est exact. Il y a eu des trotskistes déçus par l’URSS. N’empêche qu’il y avait tout de même énormément de communistes purs et durs qui étaient pour l’URSS, qui votaient communiste et qui allaient en URSS. Dans l’ensemble, ils étaient très satisfaits de ce qu’ils avaient vus, ils envoyaient leurs enfants apprendre le russe, etc. Alors ensuite, il y a eu donc cet éclatement et ceux-là même, dans l’ensemble, en France, ils se sont mis à haïr la nouvelle Russie. Je ne sais pas s’ils ont tous cessé de voter communiste – une bonne partie, certainement, puisque le PC a à présent bien dégringolé – mais, en tous les cas, ils sont farouchement antirusses. A ce titre, je peux raconter presque une anecdote. Un de nos amis a décidé d’organiser un festival russe dans une banlieue proche de Paris, n’importe quelle banlieue a priori. Mais, naturellement, il s’est dit qu’il valait mieux en choisir une qui ait un nom qui parle déjà au cœur russe et il a choisi Malakoff. Il est donc allé voir le maire de Malakoff et lui a parlé de ce projet de faire un festival. Le maire lui a répondu : “Oh que non ! Nous sommes une mairie communiste, nos élus votent communiste et ils ne veulent pas entendre parler de la nouvelle Russie”.»
Mis en ligne le 16 juillet 2012 à 08H12