La Pologne au goût du jour

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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La Pologne au goût du jour

5 juin 2023 (20H50) – Pas de meilleure façon de commencer que de s’inspirer jusqu’au plagiat de la façon de commencer son texte d’hier (cette nuit, avec le décalage horaire) d’une des nouvelles références vedettes du monde-dissident, ‘TheThinker’, ou mieux encore ‘Simplicius-TheThinker’. Il parle de la journée d’hier (dimanche pour lui), mais on peut prendre la chose pour la séquence samedi-lundi :

« Voici un “résumé”, un rapport de mise à jour que je me devais de faire après l'une des journées les plus folles de la guerre jusqu’à présent, en termes d'absurdité pure et simple des événements. »

En effet, il y eut rarement, dans cette étrange guerre d’Ukraine, un tel amoncellement de nouvelles, vraies, fausses, semi-fausses et semi-vraies, incompréhensibles ou trop évidentes, sans loque entre elles ou liées par une logique mystérieuse, etc. (Mais très vite, j’en suis sûr, nous verrons encore pire et plus bouffon.) Il y eut de nombreuses réactions et commentaires autour des “invasions” ukrainiennes (et autres) de la région de Belgorod en Russie, des remous en Ukraine aussi bien qu’en Russie où autant Prigozine et ses ‘Wagner’s boys’ que Kadirov et ses Tchétchènes offrirent de venir protéger la frontière de Belgorod. Il y eut, selon le ministère russe de la défense, les débuts de la grande “contre-offensive” ukrainienne, deux fois bloquée et repoussée, tandis que des critiques s’élevaient contre Poutine et le même ministère pour n’avoir pas fait assez pour protéger Belgorod.

Difficile dans cet invraisemblable fouillis de trouver un sujet précis à traiter, hors du constat de l’immense désordre créé par les événements, leurs doubles invertis et leurs simulacres. Donc, nous ne cherchons pas pour l’instant à livrer une analyse structurée de ces 2-3 jours, en plein milieu du désordre et des interprétations, jeux de scène, imitations et jeux de miroir. Nous veillerons éventuellement, dans quelques jours, à dégager l’une ou l’autre grande tendance si l’occasion s’en trouve.

Par contre, nous nous arrêtons à un détail d’une certaine importance, qui est, ce week-end, l’annonce tonitruante par des mercenaires polonais qu’ils ont participé à une récente “invasion” dans cette province de Belgorod, sur la frontière entre Russie et Ukraine. Nous jugeons l’analyse qu’en fait Andrew Korybko, – dont la question des rapports de la Pologne avec l’UE et avec la crise ‘Ukrisis’ est un des sujets de prédilection, – bien assez intéressante pour nous promettre de possibles et intéressantes tensions.

Certes, au milieu de tous ses alliés superbement regroupés et qui s’entendent si bien au sein d’un Occident-préservatif qui n’a jamais montré un tel enthousiasme, une telle unité, une telle proclamation de valeurs communes, la position et l’évolution de la Pologne, constituent un des chapitres les plus passionnants à suivre tant on y trouve de contradictions par rapport aux diverses situations polonaises et aux divers impératifs du bloc américaniste-occidentaliste. Nous donnons ici le texte de Korybko, de ce jour.

PhG – Semper Phi

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La Pologne et les “invasions” de la Russie

Le parti au pouvoir en Pologne, "Droit et Justice" (PiS), lutte pour sa survie politique avant les élections de cet automne, face au formidable défi que lui pose l'opposition de la "Plate-forme civique" (PO). L'inflation à deux chiffres qui frappe l'économie en raison des sanctions antirusses érode manifestement le soutien dont bénéficient les députés sortants. Une partie de leur base conservatrice et nationaliste pourrait également passer au parti anti-establishment Confederation pour protester contre la trahison de leurs principes par le PiS au cours des 15 derniers mois. 

Dans le même temps, les partisans de PO sont inspirés par la volonté de renverser les politiques du PiS sur des questions socioculturelles polarisantes telles que l'avortement, l'immigration et les LGBT. Ils sont également motivés par l'opposition à ce qu'ils considèrent comme les tendances antidémocratiques du parti au pouvoir, en particulier la création récente d'une “commission d'influence russe” d'une puissance sans précédent. L'UE et les États-Unis ont exprimé leur inquiétude quant à la possibilité d'utiliser cet organe pour persécuter les PO, ce qui a incité le PiS à proposer des amendements.

Que les personnes reconnues coupables d'avoir contribué à l’“influence russe” soient ou non bannies des prochaines élections, cette mesure vise clairement à manipuler la perception qu'ont les électeurs de l'opposition afin de donner un coup de pouce au parti au pouvoir dans les urnes. Ce n'est pas le seul coup d'éclat préélectoral du PiS, puisque les précédents incluent la demande de réparations à l'Allemagne, la saisie des biens de l'ambassade de Russie, le changement de nom de Kaliningrad et la demande à Zelenski de condamner le génocide des Polonais par Bandera.

Toutes ces actions ont en commun de tenter de faire appel au nationalisme polonais en faisant croire que le PiS a réussi à redonner à leur pays le statut de grande puissance qu'il avait perdu depuis longtemps et qui doit à nouveau être pris au sérieux par tous ses voisins. L'impression est que la Pologne va enfin demander une justice historique à l'Allemagne et à l'Ukraine tout en montrant à la Russie qu'elle ne se laissera pas faire. En conséquence, on insinue que ceux qui ne soutiennent toujours pas le PiS sont prétendument contre les intérêts nationaux de la Pologne.

C'est dans ce contexte narratif artificiellement fabriqué que le “Corps des volontaires polonais” (PVC pour ‘Polish Voluntary Corps’) vient juste de se vanter de sa participation à un raid contre la Russie à la fin du mois dernier. On s'attendrait normalement à ce que les ressortissants d'un État membre de l'OTAN nient avoir participé à une telle provocation dans le cadre de la guerre hybride, de peur que le fait de l'admettre ne donne du crédit à l'affirmation du Kremlin selon laquelle il est engagé dans une guerre par procuration avec ce bloc.

Après tout, le PVC a gardé le silence sur son rôle dans cet attentat terroriste pendant près de deux semaines, probablement pour cette raison, malgré les rapports antérieurs faisant état de l'implication de certains Polonais. Le moment choisi pour se vanter est donc suspect, puisqu'ils auraient pu s'attribuer le mérite immédiatement au lieu d'attendre jusqu'à aujourd'hui. Cette observation permet de supposer que la déclaration du PVC a été déclenchée par un événement important survenu entre-temps, à savoir la création par le PiS de la “commission sur l'influence russe” et le scandale qui en a résulté.

Le parti au pouvoir a pensé à tort qu'il pouvait persécuter les alliés libéraux-mondialistes de l'Occident sous un prétexte antirusse, car le climat de "rectitude politique" qui prévaut rend impopulaire la condamnation de tout effort entrepris au nom de la dénonciation des opérations d'influence présumées de ce pays. L'erreur de calcul du PiS a été d'ignorer l'importance de la solidarité idéologique au sein de l'élite occidentale, ce qui explique pourquoi l'UE et les États-Unis ont encore condamné la Pologne malgré son rôle de premier plan dans la guerre par procuration contre la Russie.

Ces paroles ont été interprétées par les partisans du PO comme un coup de sifflet pour organiser des manifestations à grande échelle contre le PiS, qui ont eu lieu à Varsovie dimanche pour commémorer le 34e anniversaire des premières élections libres organisées en Pologne depuis la Seconde Guerre mondiale. On estime qu'un demi-million de personnes ont participé à cet événement, qui visait à galvaniser l'opposition avant les élections de cet automne. L'enchaînement de la rhétorique occidentale menant aux manifestations antigouvernementales était toutefois prévisible, ce qui nous amène au point suivant.

En prévoyant cela, les partisans du PiS au sein des services de renseignement militaire polonais ont probablement signalé au PVC qu'ils devraient finalement s'attribuer le mérite de l'incursion en Russie à la fin du mois dernier, afin de réaffirmer les références nationalistes du parti au pouvoir et de détourner les critiques de sa commission nouvellement formée. Rien d'autre que le dernier contexte politique national, qui n'est apparu qu'après l'attaque terroriste susmentionnée, n'explique de manière convaincante pourquoi ce groupe vient de rompre le silence.

Cette hypothèse est conforme à l'habitude du parti au pouvoir de mener des actions préélectorales nationalistes destinées à faire croire aux Polonais que leur pays a enfin retrouvé son statut de grande puissance perdu depuis longtemps, l'insinuation étant que ceux qui ne soutiennent toujours pas le PiS sont contre les intérêts nationaux de la Pologne. Dans ce cas, cependant, les candidats sortants ont égoïstement sacrifié les intérêts de leurs alliés de l'OTAN en matière de puissance douce en discréditant le "déni plausible" préalable concernant l'implication de ressortissants d'États membres dans cette attaque.

Le fait que du matériel occidental ait été capturé en Russie par la suite était déjà assez grave, sans parler du fait que les mandataires ethniques russes employés par Kiev ont eu du mal à respecter le scénario selon lequel ils opéraient de manière indépendante, mais le rôle des ressortissants de l'OTAN aggrave encore la situation pour le récit de l'Occident. Il est désormais indéniable que ce bloc mène une guerre par procuration contre la Russie par l'intermédiaire de l'Ukraine, dans le but de balkaniser cette grande puissance ciblée, exactement comme le Kremlin le prétend depuis le tout début.

Dans la poursuite de ses propres objectifs de politique intérieure, le PiS vient de jeter sous le boisseau les plus grandes forces douces de l'OTAN, ce qui risque d'irriter le dirigeant américain de l'alliance encore plus qu'il ne l'est déjà. Washington a jusqu'à présent fait tout son possible pour maintenir la mascarade selon laquelle l'Occident s'oppose aux attaques de Kiev sur le territoire russe d'avant 2014, dont les responsables ont affirmé de manière peu convaincante qu'elles étaient toujours menées à son insu, mais c'est désormais impossible après que le PVC s'est vanté de son implication dans l'attentat terroriste du mois dernier.

Peu d'Occidentaux croient que leurs compatriotes feraient une incursion en Russie sans avoir reçu au préalable un signal d'approbation de leur gouvernement, et c'est pourquoi beaucoup étaient réticents à croire les rapports antérieurs selon lesquels des ressortissants polonais étaient impliqués dans cet incident particulier. Ils pensaient sincèrement que leurs autorités aidaient l'Ukraine à "se défendre" et qu'elles n'abandonneraient donc pas volontairement leur "position morale" en soutenant des opérations transfrontalières qui discréditent le "soft power" de leur camp.

Si Varsovie affirme officiellement que "les activités des volontaires polonais soutenant l'Ukraine dans la lutte contre la Russie ne doivent pas être identifiées avec les autorités de la République de Pologne", cette affirmation n'est pas crédible compte tenu de la séquence d'événements qui a précédé la vantardise du PVC, comme nous l'avons expliqué. La seule raison réaliste pour laquelle ce groupe de mercenaires a révélé son implication en premier lieu et a ensuite discrédité le récit de "déni plausible" de l'OTAN, c'est que le PiS lui a fait signe de le faire.

Le parti au pouvoir met tout en œuvre pour faire valoir ses références nationalistes avant les élections de cet automne. C'est pourquoi il a pris l'initiative impensable de révéler indirectement au monde entier que Varsovie a soutenu l'invasion par procuration de la Russie à la fin du mois de mai. Ce dernier coup d'éclat préélectoral est de loin le plus imprudent du PiS, car il a sacrifié les intérêts de ses alliés de l'OTAN en matière de puissance douce, tout en aggravant la perception de menace du Kremlin à l'égard de ce bloc, ce qui pourrait avoir des conséquences imprévisibles pour la Pologne.

Andrew Korybko

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