La peur du vide

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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La peur du vide

28 janvier 2024 (15H25) – On reparle de cette affaire de la crise Texas-D.C. dont très peu de commentateurs parlent à profusion, comme ils font d’habitude lorsqu’un événement important se produit, – car il s’agit bien d’“un événement important”. Ils marchent sur des œufs, comme on l’a déjà vu hier. Je ne dis pas cela d’adversaires, d’ailleurs, bien au contraire, comme par exemple lorsqu’il est question du silence de Turley.

Note de PhG-Bis : « Cela ne nous empêche pas, non plus, de prendre position rapport aux principaux acteurs, hors de toute recherche de précisions constitutionnaliste, mais simplement d’ordre politique. PhG, pris à part, juge important que Robert Kennedy Jr., comme Trump, ait nettement pris parti pour le Texas :

» “Le candidat indépendant à la présidentielle, Robert F. Kennedy Jr., a soutenu le Texas dans sa bataille en cours avec le gouvernement fédéral au sujet de l'autorité frontalière ; ‘L'échec de Biden à sécuriser la frontière ne laisse aux États d'autre choix que de prendre les choses en main’, sur le compte tweeterX de ‘The Hill’”. »

Un exemple de ce comportement très inhabituel du commentaire-dissident est celui de notre duo Christoforou-Mercouris, avec l’extrême prudence du second, d’habitude extrêmement disert, pour s’exprimer sur le sujet. C’est certes la première fois dans la série de leurs vidéos à deux que l’on entend Christoforou, d’habitude meneur du dialogue avec quelques questions et remarques annexes pour stimuler Mercouris comme causeur central, aussi longuement que Mercouris justement.

Je reprends ici un passage de la vidéo référencée, avec la majorité de l’intervention de Christoforou, justement (!) sur une des raisons qui rendent si peu disertes et nombreuses les réactions de nos confrères ‘dissidents’ (évidemment les seuls intéressants à cet égard).

« Christoforou : Juste une remarque finale : je pense que c’est stupéfiant de voir combien une seule décision, celle du Texas, a tout changé. Personne ne la voyait venir, on savait bien qu’il y avait un grave problème sur la frontière Sud et qu’il s’aggravait, mais cette décision-là d’Abbott et du Texas, – car je crois qu’il y a un très fort soutien populaire pour cette décision au Texas, une très forte majorité – cette décision a complètement changé tout ce dont nous discutions il y a seulement deux semaines, à propos de la frontière Sud, de l’Ukraine, de Trump et de sa position électorale, et de Biden. Je pense que tout est bouleversé et je me demande simplement si Biden osera franchir le Rubicon [en “fédéralisant” la Garde Nationale du Texas]... Je veux dire, je me demande si son équipe saura se déterminer, je pense, c’est extraordinaire, je me demande si l’équipe Biden n’est pas dix degrés en-dessous de celle du Texas, qui est aussi une partie de l’équipe Trump.

Mercouris : Oui, je suis complètement d’accord, je voudrais simplement rajouter une remarque. Je pense que la décision de la décision de la Cour Suprême a pris tout le monde par surpris, parce que tout le monde croyait qu’elle serait en faveur du Texas. »

... Sur la remarque annexe de Mercouris, on se retourne vers la décision de la Cour Suprême pour constater la façon dont les interprétations diffèrent sur ce qu’elle signifie précisément. (Avantage à Biden ? Avantage au Texas ? Plutôt du Ponce-Pilate ?) Le jeu de balançoire du président Roberts de la Cour, normalement conservateur mais avec une prudence que certains jugeront couardes de favoriser à intervalles réguliers l’autre côté pour éviter des critiques, est pour beaucoup dans cette incertitude sur la signification de la décision. Mercouris fait justement remarquer que cette prudence faite pour désamorcer tout désordre, a eu comme effet paradoxal de le favoriser au contraire. Là aussi, le destin s’est servi, et cela nous conduit à notre réflexion centrale...

Ce qu’il m’importe de développer comme argument ici n’est pas le constat du désordre, la mesure des responsabilités, la critique des attitudes, mais bien plutôt, rejoignant Christoforou, le mystère qui a conduit à cette double décision (celle de Roberts, celle du gouverneur du Texas) précipitant un conflit déjà connu et contenu depuis trois années en une crise majeure échappant à tout contrôle.

C’est à ce point que j’en veux revenir à ma conception de la production et du développement d’événement dont la mesure est certainement métahistorique. Je dis cela après avoir découvert, dans un volume de la correspondance de Joseph de Maistre, un passage répondant à l’idée que je me fais du fonctionnement général de notre séquence métahistorique, et selon un modèle qui s’adapte parfaitement à la situation présente.

Il s’agit d’une lettre de Joseph de Maistre, alors à Genève, à “M. le baron de V...”, le 29 octobre 1794, – donc après la chute de Robespierre, – en réponse à l’envoi d’un mémoire qui porte assurément sur ces événements français et sur l’attitude que les “coalisés” doivent avoir vis-à-vis de la France. (Publié à Bruxelles en 1851, chez H. de Goemaere, avec une introduction du fils du comte Joseph.)

On reconnaîtra dès les premières lignes une idée qui m’est chère, et que la lecture de Maistre n’a pas peu contribué à renforcer chez moi, de la détermination des événements « par une puissance qui dit rarement son secret » ; où les hommes (« la liberté de l’homme ») jouent un certain rôle mais ont pris la fâcheuse habitude de croire que ce “certain” leur assure l’entièreté du choix et de la responsabilité...

« Rien ne marche au hasard, mon cher ami : tout a sa règle et tout est déterminé par une puissance qui dit rarement son secret. Le monde politique est aussi réglé que le monde physique ; mais comme la liberté de l’homme y joue un certain rôle, nous finissons par croire qu’elle y fait tout. L’idée de détruire ou de morceler un grand empire est souvent aussi absurde que celle d’être une planète du système planétaire, quoique nous ne sachions pas pourquoi. Je vous l’ai déjà dit : dans la société des nations comme dans celle des hommes, il doit y avoir des grands et des petits. La France a toujours tenu et tiendra longtemps, suivant les apparences, un des premiers rangs dans la société des nations. D’autres nations, ou pour mieux dire, leurs chefs, ont voulu profiter, contre toutes les règles, d’une fièvre chaude qui était venue assaillir les Français, pour se jeter sur leur pays et le partager entre eux. La Providence a dit que non ; toujours, elle fait bien, mais jamais plus visiblement, à mon avis : notre inclination pour ou contre les  Français ne doit pas être écoutée. La politique n’écoute que la raison. Votre mémoire n‘ébranle nullement mon opinion, qui se traduit uniquement à ceci : “Que l’empire de la coalition sur la France et les divisions de ce royaume seraient un des plus grands maux qui puissent arriver à l’humanité”. Je me suis formé une démonstration si parfaite de cette proposition, que je ne désespérerais pas de vous convertir vous-même, mais non par écrit, car ce serait un traité dans les formes. »

On observera combien ce passage convient assez bien à notre situation. L’on met à part à la France, – dont la sublimité nécessaire selon le comte Joseph est aujourd’hui en berne et en complète absence, nous sommes bernés par la France ! – et on la remplace par la Russie pour notre espace géométaphysique d’évaluation, en appliquant l’image de la « fièvre chaude » (la terreur révolutionnaire de 1793), en complète inversion pour mon compte comme si ceci rachetait cela, – à l’esprit de résistance antimoderne caractérisant le Russe.

« D’autres nations, ou pour mieux dire, leurs chefs, ont voulu profiter, contre toutes les règles, d’une fièvre chaude qui était venue assaillir les [Russes], pour se jeter sur leur pays et le partager entre eux. La Providence a dit que non ; toujours, elle fait bien, mais jamais plus visiblement, à mon avis... » 

Maistre précise combien c’est une grande erreur de ne s’adresser qu’à la raison pour tenter d’appréhender le sens et le rythme des événements qui font le destin du monde. Il faut admettre une part d’inconnu qui n’est pas de notre domaine, et cette attitude se nomme inconnaissance, pour moi et pour nous comme une sorte de synonyme de sagesse et de lucidité ouvrant la voie à l’intuition qui est une grâce. L’homme de l’inconnaissance ne connaît pas mais il sait, et son jugement, ses écrits, ses fulgurances sublimes sont conduits par ce fait qui n’a pas à être démontré ni discuté, et qui lui est donné du dehors et du dessus de lui.

Ainsi avons-nous été surpris, – je parle pour ceux qui se sont aperçus qu’il se passait quelque chose du côté du Texas, – par les événements de la frontière Sud. (Écoutez tout de même la dernière interview du gouverneur Abbott puis celle de Paxton, procureur général du Texas, évidemment par Tucker Carlson.) Mais nous n’avons pas été étonnés...

Désormais, il est vrai que nous nous trouvons dans une période intermédiaire, dans an uncharted territory selon Paxton, une terra incognita. Je crois que la sorte de silence, ou disons la discrétion, dont je parle en tête de ce texte, vient d’une sorte de sidération qui nous touche tous, à la fois terrifiante et sublime, je dirais bien une sorte de “peur du vide”. Cela mesure, à la fois l’importance de la puissance des Etats-Unis pour maintenir la modernité, et l’extraordinaire choc que ce serait pour le monde qu’une chute déstructurante de cette puissance entraînant, ou entraînée par celle de la modernité.

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