La NSA comme le JSF : la stratégie de l’écrevisse catastrophique

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La NSA comme le JSF : la stratégie de l’écrevisse catastrophique

Edward Snowden existe toujours et continue à distiller des tranches de son fond-NSA. Il commente ainsi sa dernière livraison en date de documents par cette observation qui résume la situation de la NSA autant que sa “philosophie” : “Le problème est que quand vous collationnez toutes les communications, que vous surveillez tout le les êtres qui communiquent, vous n’y comprenez plus rien.”... Non seulement vous n’y comprenez plus rien, d’ailleurs, mais vous êtes emporté par une marée qui vous interdit de réfléchir, de chercher une solution de sortie par la tangente, de tenter de vous en sortir. Ainsi en est-il de la NSA, selon des documents internes réalisé par des analystes de l’Agence, qui mènent une critique en règle de la philosophie maximaliste suivie pour la collecte de l’information.

C’est le site de Glenn Greenwald, The Intercept, qui publie ces documents, avec une présentation de Peter Maass qui fait partie de l’équipe de base réunie autour de Greenwald et de Laura Poitras, les deux journalistes qui ont monté l’affaire Snowden dès son origine. Cette critique, ou cette autocritique, conduit à un bémol inattendu, et de taille, par rapport aux craintes de l’installation d’une structure de surveillance absolue au service d’un État policier totalitaire, de type-postmoderne, à la fois de communication et du technologisme au service de la surveillance. L’autocritique rencontre d’ailleurs l’évidence du sens commun, d’une simple expérience de l’internet par exemple : à partir d’un certain volume d’informations, la progression de la connaissance ralentit, se grippe, se fausse, déraille complètement dans la confusion, la paralysie, l’étouffement, et finalement la susdite connaissance s’effondre. Nous avions développé ce thème dans le sillage de la crise Snowden/NSA, le 6 novembre 2013, lorsqu’il nous apparaissait que l’approche purement et pathologiquement quantitative de la NSA conduisait à une impasse, à une inversion de l’efficacité supposée de la chose.

Voici des extraits de l’article de The Intercept, le 30 mai 2015 : «As members of Congress struggle to agree on which surveillance programs to re-authorize before the Patriot Act expires, they might consider the unusual advice of an intelligence analyst at the National Security Agency who warned about the danger of collecting too much data. Imagine, the analyst wrote in a leaked document, that you are standing in a shopping aisle trying to decide between jam, jelly or fruit spread, which size, sugar-free or not, generic or Smucker’s. It can be paralyzing. “We in the agency are at risk of a similar, collective paralysis in the face of a dizzying array of choices every single day,” the analyst wrote in 2011. “’Analysis paralysis’ isn’t only a cute rhyme. It’s the term for what happens when you spend so much time analyzing a situation that you ultimately stymie any outcome …. It’s what happens in SIGINT [signals intelligence] when we have access to endless possibilities, but we struggle to prioritize, narrow, and exploit the best ones.”

»The document is one of about a dozen in which NSA intelligence experts express concerns usually heard from the agency’s critics: that the U.S. government’s “collect it all” strategy can undermine the effort to fight terrorism. The documents, provided to The Intercept by NSA whistleblower Edward Snowden, appear to contradict years of statements from senior officials who have claimed that pervasive surveillance of global communications helps the government identify terrorists before they strike or quickly find them after an attack.

»The Patriot Act, portions of which expire on Sunday, has been used since 2001 to conduct a number of dragnet surveillance programs, including the bulk collection of phone metadata from American companies. But the documents suggest that analysts at the NSA have drowned in data since 9/11, making it more difficult for them to find the real threats. The titles of the documents capture their overall message: “Data Is Not Intelligence,” “The Fallacies Behind the Scenes,” “Cognitive Overflow?” “Summit Fever” and “In Praise of Not Knowing.” Other titles include “Dealing With a ‘Tsunami’ of Intercept” and “Overcome by Overload?”

»The documents are not uniform in their positions. Some acknowledge the overload problem but say the agency is adjusting well. They do not specifically mention the Patriot Act, just the larger dilemma of cutting through a flood of incoming data. But in an apparent sign of the scale of the problem, the documents confirm that the NSA even has a special category of programs that is called “Coping With Information Overload.” The jam vs. jelly document, titled “Too Many Choices,” started off in a colorful way but ended with a fairly stark warning: “The SIGINT mission is far too vital to unnecessarily expand the haystacks while we search for the needles. Prioritization is key.”

»These doubts are infrequently heard from officials inside the NSA. These documents are a window into the private thinking of mid-level officials who are almost never permitted to discuss their concerns in public.

»An amusing parable circulated at the NSA a few years ago. Two people go to a farm and purchase a truckload of melons for a dollar each. They then sell the melons along a busy road for the same price, a dollar. As they drive back to the farm for another load, they realize they aren’t making a profit, so one of them suggests, “Do you think we need a bigger truck?” The parable was written by an intelligence analyst in a document dated Jan. 23, 2012 that was titled, “Do We Need a Bigger SIGINT Truck?” It expresses, in a lively fashion, a critique of the agency’s effort to collect what former NSA Director Keith Alexander referred to as “the whole haystack.” The critique goes to the heart of the agency’s drive to gather as much of the world’s communications as possible: because it may not find what it needs in a partial haystack of data, the haystack is expanded as much as possible, on the assumption that more data will eventually yield useful information.

»The Snowden files show that in practice, it doesn’t turn out that way: more is not necessarily better, and in fact, extreme volume creates its own challenges. “Recently I tried to answer what seemed like a relatively straightforward question about which telephony metadata collection capabilities are the most important in case we need to shut something off when the metadata coffers get full,” wrote the intelligence analyst. “By the end of the day, I felt like capitulating with the white flag of, ‘We need COLOSSAL data storage so we don’t have to worry about it,’ (aka we need a bigger SIGINT truck).” The analyst added, “Without metrics, how do we know that we have improved something or made it worse? There’s a running joke … that we’ll only know if collection is important by shutting it off and seeing if someone screams.”»

Ces constats rapportés sur l’évolution de la NSA faits de l’intérieur de l’Agence, et unanimement critiques si parfois avec des nuances, concernent non pas un accident, une faiblesse conjoncturelle, mais une méthodologie fondamentale, une évolution structurelle inarrêtable qui est liée à l’évolution et au sort même du système du technologisme. Il faut préciser que si l’objet de l’activité de la NSA porte sur l’information et semblerait à certains relever du système de la communication, en réalité ce n’est pas le cas. Le système de la communication est un artefact qui agit sur l’évolution, la manipulation, la détermination du contenu de la communication, donc des informations parmi d'autres choses, selon des situations politiques, psychologiques, sinon métahistoriques où ce système est directement impliqué jusqu’à sembler prendre partie ; au contraire, il n’agit pas sur la collecte quantitative et quasiment automatique des informations. L’objet de la NSA est la collecte d’informations et le fondement de son fonctionnement, donc sa “philosophie”, est entièrement quantitatif malgré quelque tentative de sembler analyser, et appuyé sur les technologies [technologie de la communication mais aussi d’autres domaines comme celles des repérages, des écoutes, etc.], répondant ainsi à l’état d’esprit du technologisme. La NSA et son activité se rangent donc dans cette catégorie du système du technologisme, sans aucune restriction.

Cette spécificité de la NSA fait que la crise que décrivent les différentes interventions internes de l’année 2011, – qui n’ont rien modifié du comportement de la NSA, – entre dans le cadre de la crise du technologisme. La comparaison, en forme de parallèle sinon d’équivalence avec le cas du JSF, est absolument justifiée, sinon impérative. Ces deux cas illustrent combien la crise du technologisme est bien caractérisée par le franchissement du pic d’efficacité, et par le passage avec inversion sur la pente d’effondrement où le résultat de tous les facteurs d’intervention est de plus en plus négatif jusqu’à très rapidement devenir catastrophique. Dans les deux cas, l’accumulation incessante de l’activité du technologisme, en ajoutant sans cesse des capacités de plus en plus complexes à l’outil développé pour tendre vers un hypothétique absolu où cet outil réunirait à lui tout le domaine concerné, ne cesse de dégrader de manière exponentielle la situation, après le franchissement du pic d’efficacité. Littéralement, on ne cesse de renforcer ce qui est devenu, chemin faisant, la cause de l’effondrement catastrophique, – “plus on avance, plus on recule”, nous dit l’écrevisse postmoderne. Le cas est très évident pour le JSF, et il l’est tout autant pour la NSA mais de façon moins voyante parce que ses performances catastrophiques ne sont pas aussi directement mesurables.

Dans les deux cas, on rencontre la même situation de blocage vers la poursuite du développement, même après qu’il soit devenu évident qu’il est catastrophique. Il y a là un blocage de la dynamique en cours, montrant que soit les esprits sont totalement prisonniers de la machine (laquelle est inspirée sinon dirigée par le Système et nullement par des concepteurs humains) en continuant à croire aux vertus de son développement pourtant catastrophique, soit ils se doutent de quelque chose ou découvrent clairement cette inversion catastrophique du technologisme mais se révèlent impuissants à agir contre lui pour diverses raisons dont certaines très différentes (les nécessités des relations publiques, par exemple), où l’influence du Système se fait également sentir. Le cas de la NSA est moins voyant, mais celui du JSF est hurlant à force d’évidence. Le résultat général de ces situations est que le processus de développement de l’ensemble artefactuel (NSA) ou de l’artefact (JSF) dans cette voie catastrophique n’est pas modéré pour faire prendre en compte un facteur de doute ou de prudence qu’auraient pu et du faire naître les divers et parfois nombreux avertissements, critiques, etc., de ceux qui “se doutent de quelque chose ou découvrent clairement cette inversion catastrophique...” ; au contraire, le processus est accéléré... Il y a là comme une sorte d’attitude d’incantation relevant d’une sorte de fascination magique, du type “de toutes les façons le Dieu-Progrès et son adjoint le Vice-Dieu-Technologisme trouveront une solution”. La science psychiatrique, dont on connaît l’ouverture d’esprit, devrait songer à instituer une nouvelle pathologie précise, la psychologie incantatoire du technologisme.

Puisqu’il est aussi question du JSF, passons au JSF puisqu’il y a des nouvelles illustrant le processus décrits ci-dessous. Ainsi le Pentagone annonce-t-il une très probable accélération de la production du JSF pour l’année fiscale FY2018. Cette accélération est implicitement décrite comme décisive, du type absolument typique de l’inversion de la cause et de l’effet : “Le cas du JSF est enfin tranché ! Puisque la production massive va être décidée, c’est donc que c’est un succès sans précédent...” Bien entendu, les alliés embarqués dans l’aventure recevront très vite des exemplaires, renouvelant en cela l’opération faite avec le F-16, – excellent avion, au contraire du JSF, mais qui avait été développé et produit très rapidement, en quatre ans, pour répondre aux commandes de quatre pays alliés, avec des équipements incomplets du point de vue de l’USAF (forcée d’adopter le F-16 pour satisfaire aux commandes à l’exportation) ; General Dynamics (alors producteur du F-16) avait donc livré dès 1979 des F-16 aux alliés (principalement, quatre petits pays européens, – Belgique, Danemark, Hollande, Norvège), – en sachant très bien qu’on allait très vite leur faire payer au prix fort les nouveaux équipements dont ils n’avaient pas besoin, parce que leurs exemplaires suivraient les normes de l’USAF ; ainsi avait-on, du côté de GD, quasiment amorti le coût de ces équipements en soignant les tarifs préférentiels pour les Européens. (Un ami US qui aurait mérité d’être européen pour sa finesse, directeur de GD à Bruxelles à la fin des années 1980, nous racontait que le directeur des programmes européens, pour avoir réussi ce coup de maître de faire payer les Européens, avait été nommé Vice-Président de GD, – «Et tiens-toi bien, un coup de maître pour GD parce qu’il était black, le premier VP Africain-Américain de l’industrie d’armement ! La com’ chez GD ne pouvait pas rêver mieux...») Pour le JSF, ce sera la même chose, multiplié par mille et dans le sens de l’inversion, pour un avion qui ne marche pas et qui marchera de moins en moins... Les alliés seront très vite invités à payer des coûts supplémentaires, type menu-gastronomique, à mesure que l’expérimentation de l’avion, – surprise, surprise, – les exigera ...

C’est Julie Johnsson, de Bloomberg.News (via le Star-Telegram de Fort-Worth) qui nous informe le 30 mai 2015 de la décision probable du Pentagone de lancer la production de 150 exemplaires par an à partir de 2018 ; rythme sans précédent depuis le début des années 1980 pour un avion de combat, souligne avec enthousiasme Richard Aboulafia, prouvant une fois de plus sa subtilité et son honnêteté d’expert indépendant unanimement acclamé comme une des grandes plumes du domaine ; et cette décision ayant en plus l’avantage, tenez-vous bien, de réduire le coût du JSF dans un pourcentage de l’ordre, – mais oui mais oui, – de deux chiffres, – alors, peut-être bien de 90% ou de 95% puisqu’on y est ... (Voir plus haut.)

«The U.S. Defense Department is considering an order for as many as 450 F-35 aircraft from Lockheed Martin starting in fiscal 2018, signaling growing confidence in the advanced fighter’s performance. The purchase would total 150 jets annually over three years and would include aircraft destined for international customers, Undersecretary Frank Kendall, the Pentagon’s chief weapons buyer, told reporters during a conference call on Friday from Norway, where he was attending an annual meeting of F-35 customers and producers. The deal could potentially yield “double-digit” savings, Kendall said.

»That production rate would be “far more than the world has seen for any combat plane since the 1980s,” said Richard Aboulafia, an aerospace and defense analyst with Teal Group, a Virginia-based consultant. The order would be a big boost for Lockheed Martin Aeronautics in west Fort Worth, where the F-35 is being built. Currently, about 8,800 people are at work on the F-35 program in Fort Worth and officials have said that more than 1,000 jobs could be added as the plane progresses to full production.

»Output has been steady at around 36 a year in recent years while the jet has been undergoing flight tests, and as Lockheed and its suppliers debugged software and worked to boost engine reliability. Just a year ago, an engine caught fire aboard an F-35 in Florida, prompting the military to temporarily ground its fleet and cancel a scheduled appearance at an air show in Great Britain. Lockheed expects to produce 45 F-35 fighter jets this year. As the production tempo increases, the cost of making each jet should fall from $108 million to about $80 million by decade’s end.»

On reste tout de même pantois ou stupéfait, –rapide moment de faiblesse qui nous fait oublier les faiblesses humaines face à l’emprise du Système, – devant de telles attitudes alors que le programme JSF est dans l’état que l’on sait ; ou bien que l’on ne sait pas d’ailleurs, ceci expliquant cela et expliquant beaucoup sans rien excuser... (Pour avoir une idée de l’état réel et précis du programme JSF, on peut lire l’article fondamental de Mandy Smithberger sur POGO, le 13 mars 2015, ou bien suivre, pour son développement, les blogs d’Eric Palmer et de Donald Burton.)


Mis en ligne le 1er juin 2015 à 08H05