La mèche est-elle allumée?

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La mèche est-elle allumée?

22 août 2008 — La fureur russe, l’excitation polonaise avec les illusions qui vont avec, l’indifférence bovine des messagers de l’américanisme (oui nous insistons: “indifférence”, le qualificatif “bovine” étant pour l’agrément), – voilà ce qui caractérise la signature de l’accord du déploiement des anti-missiles en Pologne, dans le cadre du système BMDE. Ajoutons-y l’inattention en général des Européens divers, suffisamment désorientés par la tournure des événements, mais aussi, chez quelques autres plus attentifs, une sourde inquiétude. Le déploiement du système BMDE, dans l’esprit où il s’annonce désormais, c’est-à-dire complètement anti-russe, est porteur d’une déstabilisation majeure, voire de la déstabilisation suprême. Cette fois, les choses sont sérieuses.

Le site WSWS.org rappelle opportunément la publication récente d’un article en Allemagne, sur l’aspect stratégique nucléaire du système BMDE en Europe (en Pologne pour l’essentiel), dans une des revues centrales d’analyse stratégique en Allemagne, Blätter für deutsche and internationale Politik. L’auteur, Hauke Ritz, y exprime une appréciation extrêmement pessimiste de la signification de ce déploiement, ou, plutôt, de la perception qu’on en aura et qu’on commence déjà à en avoir. Son article est lui-même un signe de cette perception.

«US claims that the missiles system is directed at Iran were recently debunked in an article published in the Blätter für deutsche and internationale Politik, Germany’s most widely read political and foreign policy journal.

»In a section of his essay entitled “The strategic logic of the missile shield,” author Hauke Ritz stresses that the stationing of the system in Poland and the Czech Republic “is not at all designed to intercept Iranian missiles”.

»Ritz points out that the Iranian military lacks any missiles with a range capable of reaching Europe and that it would require a long period of time to develop and build them. He also notes that the US State Department ruled out a Russian proposal for setting up a joint US-Russian anti-missile system in Azerbaijan, which could intercept and destroy any Iranian missile at the start of its flight path.

»The author concludes: “The fact that the US ruled out this compromise proposal permits only one conclusion: that the missile shield is directed first and foremost not against Iran, but against Russia. This is underlined by the fact that the other bases for the missile system are also located in border regions to Russia, for example Alaska.”

»In describing the role of the missile system, the article establishes that it is intended not as a deterrent against nuclear attack — along the lines of the Cold War build-up of a system of “mutually assured destruction” (MAD) - but rather as an essential component of a US first-strike strategy.

»“The strategic significance of the system consists of intercepting those few dozen missiles Moscow is capable of launching following an American first strike,” Ritz writes. “The missile system is therefore a crucial element in the attempt to develop a nuclear first strike capacity against Russia. The original plan is for the stationing of just ten interceptor missiles in Poland. But once the system is established, their number could be easily increased.”

»Finally, the author refers to an article in the US magazine Foreign Affairs in 2006 entitled “The Rise of U.S. Nuclear Primacy,” which argues that the US currently has unique advantages in conducting nuclear war. Ritz concludes: “This article makes very clear the actual function of the missile system: it is to guarantee the US the capacity to carry out nuclear war without the risk of a counter-strike. If this capacity can be achieved then it can be employed as a geopolitical argument, in order to implement national interests.”

»Ritz’s analysis of the missile shield system as an essential component of a first-strike strategy underscores the enormous and growing danger that the escalating conflict between the US and Russia could unleash a nuclear conflagration.»

Nous revenons, avec cette analyse, au fameux article cité de Foreign Affairs de mars 2006, commenté alors par l’ancien Premier ministre russe Yegor Gaidar dans le Financial Times du 28 mars 2006. Nous en parlions dans notre rubrique Faits & Commentaires, le 31 mars 2006; nous avions relevé ce même 31 mars 2006, dans notre rubrique Bloc-Notes, combien la direction russe en général y avait prêté la plus grande attention. Poutine lui-même déclarait le 30 mars 2006, dans des circonstances liant clairement cette déclaration à l’article: «L'analyse de la situation internationale et des perspectives de son évolution pousse la Russie à considérer la dissuasion nucléaire comme le principal garant de sa sécurité et le complexe de production d'armes nucléaires comme la base matérielle de sa politique de dissuasion. Le maintien de l'arsenal nucléaire à un niveau de suffisance minimale est une des grandes priorités de la politique de la Fédération de Russie.»

L’affaire était sérieuse, elle est restée dans la mémoire des Russes. L’article cité dans la revue allemande Blätter für deutsche and internationale Politik rappelle l’affaire de mars 2006 et il est évoqué ici à un moment particulièrement sensible, à un moment de rupture. Si l’accord BMDE Pologne-USA a été accéléré à cause de la crise géorgienne, parce que la poussée de la bureaucratie et du CMI y a vu une opportunité, la crise géorgienne joue un autre rôle dans cette affaire. Elle a montré que les Russes étaient devenus sérieux dans leur comportement stratégique, avec les moyens de l’être et la volonté d’en user. Cela concerne aussi bien, cela concerne beaucoup plus encore le nucléaire parce que le nucléaire est le plus haut niveau de danger. C’est là que l’affaire du système anti-missile BMDE a un rôle fondamental à jouer.

Rien ne se passe comme prévu

Répétons-le: nous sommes absolument partisans de la thèse selon laquelle le BMDE est à l'origine une machination affairiste des industriels de l’armement et du complexe militaro-industriel (CMI) en général, du type business as usual. Nous ne cessons de le répéter. Le Russe Rogozine a parfaitement raison lorsqu’il déclare: «Je pense que le président américain George W. Bush ne comprend même pas ce qu'on lui a “refilé”. Il ne s'agit en fait que des ambitions du complexe militaro-industriel convoitant de grosses commandes.»

Mais Rogozine a raison également lorsqu’il qualifie de “chat crevé” le “cadeau” fait par les USA en matière de sécurité, et que les Polonais sont incapables de distinguer comme tel en vérité; idem lorsqu’il s’explique: «…un “chat crevé”, car l'efficacité d'un tel système ne pourrait être vérifiée qu'en cas d'échange de coups nucléaires balistiques.» Si l’on ajoute tous ces éléments, qu’on les place dans le contexte de la crise géorgienne et de ce qu’elle nous a montré, la perspective devient beaucoup plus lugubre.

Ce que nous montrent les événements, c’est que les Russes, devenus sérieux, prennent au sérieux ce qui se passe aujourd’hui en Europe. C’est avec cette interprétation à l’esprit qu’il faut considérer l’accord BMDE Pologne-USA. Même si les USA ne voulaient pas placer là un élément permettant une stratégie de première frappe nucléaire stratégique contre la Russie, l’idée peut leur en venir; les Russes, alertés depuis 2006 à cet égard, peuvent très vite concevoir cette évolution de l’état d’esprit US; dans l’atmosphère de tension actuelle, cela peut même être déjà le cas, les Russes ont peut-être déjà cette idée, peut-être ont-ils déjà conclu que le concept de supériorité stratégique grâce au BMDE peut venir à l’esprit des stratèges US, qu’il est déjà dans l’esprit des stratèges US. En d’autres mots pour cette hypothèse, les Russes ne considéreraient plus comme improbable, pour ne pas dire “impensable” selon le terme de la Guerre froide, la perspective d’une attaque nucléaire stratégique de première frappe des USA. Pour eux, c’est ce que pourrait signaler l’engagement polonais dans le BMDE.

La crise ne se passe pas du tout comme prévu. Les Russes traînent en Géorgie alors qu’ils n’ont pas l’intention d’occuper ce pays, bien peu soucieux de se mettre une situation éventuelle de guérilla sur les bras. Peut-être veulent-ils faire tomber Saakachvili, mais ce n’est pas un objectif stratégique fondamental, notamment qui pourrait justifier de mettre en cause les relations avec l’Occident. L’étrange situation actuelle ressemble de plus en plus à une épreuve de force politique indirecte, les Russes considérant que l’Occident n’a pas les moyens de riposter et entendant mettre cette situation en évidence de façon de plus en plus délibérée. La réunion extraordinaire de l’OTAN de mardi n’a provoqué chez eux qu’un durcissement de plus, confirmé avec les indications venues de Norvège, dès hier après-midi, selon lesquelles ils suspendraient toute coopération militaire avec l’OTAN, – alors que l’OTAN espérait effrayer la Russie en suspendant le temps de sa présence en Géorgie les consultations du conseil OTAN-Russie, ce qui n’est qu’une petite partie de la coopération entre les deux partenaires. (Après confirmation de la décision russe hier en début de soirée, la Maison Blanche fit savoir qu’“à son avis”, toute coopération militaire de l’OTAN avec la Russie devrait être suspendue. La chronologie est amusante, l’habileté d’une puérilité touchante.)

Le 16 août, Michael Binyon écrivait dans le Times : « Modern wars normally follow a familiar pattern. When the fighting is over, diplomats negotiate a ceasefire, troops retire, peacekeepers are inserted and negotiations begin to prevent renewed hostilities. Georgia’s war over a mountain enclave seems to ignore the trend. This conflict threatens to trigger a struggle that, if badly handled, could consume an entire continent.» Ce constat est plus que jamais valable alors que les forces russes sont toujours en Géorgie. La pression russe maintenue avec cette “guerre” qui ne suit pas “ a familiar pattern” pourrait avoir un sens chronologique, à la lumière des craintes stratégiques les plus vives qu’a fait naître l’accord BMDE. Les Russes, dans cette situation nouvelle, constatent qu’ils ont ce qu’on nomme (autre terme hérité de la Guerre froide) une “fenêtre d’opportunité”:

• Tant que l’OTAN et les USA sont embourbés dans leurs “guerres contre la terreur” (Afghanistan pour tout le monde, où la situation ne s’améliore pas, d’autres théâtres d’opération), la Russie peut s’affirmer sans réel tracas militaire dans sa nouvelle position de force.

• Les anti-missiles du BMDE ne seront pas en service en Pologne avant 2012-2013, donc le scénario de la “première frappe stratégique” n’est pas d’actualité jusque là.

Tout cela est indirect ou théorique par rapport à la situation européenne; la thèse de la “première frappe stratégique” n’est effectivement qu’une réflexion stratégique, une spéculation; mais ce type de réflexion indique une évolution de la perception et joue, selon le climat stratégique du temps, un rôle fondamental dans l’orientation qu’on veut donner à l’évolution de la politique. Ces observations suggèrent que la Géorgie n’est pas un accident mais un signe des nouveaux temps à venir, où les conflits ne sont plus impossibles du tout en Europe, où l’appartenance à l’OTAN ou une garantie US n’est plus une garantie de sécurité. Les Polonais pourraient s’en apercevoir.

Les Européens, eux, sont au centre du jeu. Par un tour inattendu, c’est la crise des “euromissiles” à son paroxysme qui redevient d’actualité, sous sa forme “euromissiles IIbis” (avec la situation post-géorgienne en plus) plutôt qu’“euromissiles II”. Les Européens vont peut-être un jour être confrontés à ce qu’ils détestent plus que tout au monde: choisir. Par exemple, choisir de poursuivre leur alignement inconditionnel sur les USA et une crise majeure en Europe, avec une menace stratégique nucléaire dont ils seraient les premières victimes, ou abandonner cet alignement pour chercher un accommodement avec les Russes. C’est un peu, vu d’un autre point de vue, l’appréciation de William Pfaff au départ de l’affaire géorgienne («The most sensible advice I have seen has come from Europeans, directed towards other Europeans. It is to break away from this American policy of senseless and aggressive confrontation with Russia, and follow the successful Sarkozy mediation in Georgia with an effort to establish European terms for resolving this crisis, ignoring the United States»). L’élément vraiment nouveau, c’est la dimension brutalement fondamentale, au niveau stratégique nucléaire, que pourrait prendre l’affaire du BMDE. Cette fois, les discours martiaux, les réunions extraordinaires de l’OTAN et les pactes de sécurité Pologne-USA ne suffiront plus. .


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