La globalisation, un siècle plus tôt

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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La globalisation, un siècle plus tôt

... Nous enchaînons sur notre “F&C” du 6 mai[2008] développé à partir du texte de Fareed Zakaria, apprécié essentiellement comme une ode à la gloire, à l'efficacité et au bonheur de la globalisation. Nous avons tenté de montrer combien la description que fait Zakaria de la globalisation distille un optimisme structurel, malgré quelques broutilles sûrement jugées comme “conjoncturelles” que concède Zakaria. Nous observons évidemment combien cette analyse contraste avec celle que nous faisons, avec d’autres, à partir d’une appréciation catastrophique de la situation de notre temps historique, de la situation du monde dans sa dynamique de globalisation, tout cela notamment à cause des contraintes qu’impose cette dynamique.

Nous allons renforcer notre argument en le situant dans une perspective historique. Nous publions ci-dessous un extrait d’un travail en cours de préparation [...] qui a pour objet essentiel la bataille de Verdun, et qui s’appuie notamment et bien évidemment sur une appréciation générale de la Grande Guerre et des causes de la Grande Guerre. 

Plus ça change...

On verra dans cet extrait que l’appréciation des causes de la Grande Guerre renvoie à une dichotomie tranchée des perceptions et des analyses des historiens, dans une situation où, comme aujourd’hui, régnait un fort courant de globalisation. On voit que l’interprétation historique des partisans de la globalisation (ceux d’aujourd’hui) est rétrospectivement d’affirmer que la situation générale était en voie de pacification et de prospérité,– ce qui fait de la Grande Guerre plutôt un monstrueux accident qui a bouleversé toute cette magnifique mécanique à l’œuvre. (Alors que nous estimons que la Grande Guerre est, au contraire, un “événement de civilisation”, une crise de civilisation dont nous poursuivons aujourd’hui l’évolution catastrophique.)

On retrouve cette démarche dans l’analyse de Zakaria, conformément à la position des partisans de la globalisation. Il y a une remarquable similitude d’interprétation, sinon de situation, entre notre époque et celle qui précède la Grande Guerre. Cette remarque n’implique évidemment pas une prévision événementielle de notre part, comme si nous envisagions pour notre époque un conflit du type Grande Guerre. Une similitude de dynamique et une similitude du conflit de perception concernant cette dynamique n’impliquent évidemment une similitude des événements. Il est manifeste que la situation générale au début du XXIème siècle, du point de vue des déséquilibres, est beaucoup plus grave qu’elle ne l’était avant la Grande Guerre. Les conditions des événements possibles ont également changé, notamment du point de vue des conflits possibles. La situation actuelle est beaucoup plus génératrice de prolongements chaotiques de type eschatologique en raison des diverses crises systémiques qui se développent, que d’un conflit conventionnel de haut niveau comme fut la Grande Guerre. Le seul domaine où la globalisation est beaucoup plus avancée au début du XXIème siècle qu’elle ne l’était au début du XXème siècle est celui de la globalité des crises (implication générale de toutes les puissances) et de la rapidité de développement des crises, – ces crises causées justement par la globalisation.

Ce qui est remarquable dans ce parallèle entre le début du XXème siècle et le début du XXIème siècle, c’est donc la similitude des perceptions psychologiques différentes, donc la similitude de l’antagonisme des perceptions. En intensité, cet antagonisme s’est profondément radicalisé entre les deux périodes, essentiellement et d’une façon évidente parce que les conditions générales au XXIème siècle se sont radicalement aggravées. Cela conduit à des divergences d’analyse considérables, comme on le voit avec celle de Zakaria qui contraste effectivement d’une façon radicale avec les perceptions catastrophiques de la situation générale.

L’enseignement de la référence historique du début du XXème siècle selon notre point de vue est évidemment qu’il est difficile, voire faussaire et trompeur, de réduire une situation générale à ses données économiques pour ensuite en juger de ses prolongements. Il est vrai qu’une grande prospérité et qu’une grande activité commerciale existaient avant la Grande Guerre dans le monde civilisé, au point où, comme le rappelle un des historiens cités (un partisan de la globalisation), nombre de milieux dirigeants économiques étaient dans «l’attente d’“une ère de paix et de prospérité qui durerait indéfiniment”». On sait ce que l’Histoire a fait de cette attente.

Voici donc cet extrait qui se place dans une analyse générale des conditions ayant conduit à la Grande Guerre, et de la signification fondamentale de cette guerre par rapport à ce qui l’a précédé.

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La globalisation, puis la guerre...

Pourquoi la Grande Guerre a-t-elle eu lieu? Il semble d’ores et déjà manifeste que la réponse classique de l’attentat de Sarajevo ne suffira certainement pas. Il existe une école transnationale d’historiens, avec dominante anglo-saxonne, pour constater, d’abord que personne ne vit venir la catastrophe, qu’ensuite on est bien peu capable de donner une explication catégorique à cette catastrophe. Après avoir décrit l’explosion et la disparition inexplicable d’un Boeing 747 de United Airlines le 29 décembre 1997, le professeur David Fromkin, de l’université de Boston, écrit, dans Le dernier été de l’Europe, publié en France en octobre 2007 : «C’est un phénomène de cet ordre, une turbulence par temps clair, qui se serait produit dans la civilisation européenne, en 1914, au moment où l’on passait du XIXème au XXème siècle. […] On s’attendait à ce que s’ouvrit une ère de paix et de prospérité qui durerait indéfiniment.» Plus loin, tout de même, parce qu’on n’écrit pas un livre d’histoire de qualité en annonçant qu’on n’y trouvera rien de substantiel: «Les années 1913 et 1914 furent plus agitées que les contemporains n’ont bien voulu l’admettre. Il y eut, au tout début du XXème siècle, des signes avant-coureurs de la catastrophe qui risquait de s’abattre sur le monde : nous le savons aujourd’hui.» Suivent quelques considérations embrouillées, quelques intrigues complexes, où tourbillonnent les Balkans, les Serbes, La Bosnie-Herzégovine, les Austro-Hongrois, les Russes, puis d’autres dans des cercles concentriques plus larges. Cette description mène à diverses hypothèses où des causes annexes sont conduites jusqu’à des analyses où ces hypothèses apparaissent essentielles et nous rassurent sur le sens du monde. Tout cela ne dissipe rien de l’impression de trouble et d’incertitude qui caractérise l’ensemble du tableau. Nous ne savons rien de précis et nous ne comprenons rien précisément mais il nous est permis de suivre l’enquête jusqu’à rencontrer ces hypothèses qui prendront finalement un tour intellectuellement intéressant, suffisamment pour recevoir la considérations des autorités académiques. Ces considérations, qui se trouvent en général dans l’ introduction au travail documenté et argumenté qui formera l’essentiel de l’ouvrage, sont, également en général, suivies d’autres considérations sévères sur l’aspect catastrophique de ce conflit, sur le chaos, les souffrances et les cruautés qu’il a engendrés, qui forment le corps tragique de l’entame de ce terrible XXème siècle.

L’impression recueillie, qui est conformée par le jugement général selon lequel le XXème siècle commence en 1914, est que l’événement de la Grande Guerre, passablement incompréhensible dans ses prémisses, dans ses causes, dans ses enchaînements incertains, devient lui-même dès qu’il éclate, quelque chose de tout à fait nouveau. Alors commence ce terrible XXème siècle; alors, l’Histoire s’éclaire ; désormais, de la Grande Guerre à la Deuxième Guerre et ensuite, nous tenons notre logique historique. Il est bien entendu, – ce qui est évident, du reste, – que l’affreuse guerre de l’ex-Yougoslavie des années 1990 n’aurait pas eu lieu s’il n’y avait pas eu la Grande Guerre. Toutes ces observations sont incontestables et il ne peut nous venir à l’esprit de les contester.

Nous ne les contestons pas mais, en vérité, elles ne nous intéressent pas. Leur étroitesse de vision, leur lourdeur laborieuse et poussive ne peuvent s’accorder à l’événement dont nous voulons rendre compte. Nous proposons une hypothèse différente, à la lumière de laquelle nous suivrons une approche différente pour pouvoir offrir une explication différente de la Grande Guerre, qui nous ramènera à Verdun en respectant l’ampleur de la chose et en saluant son incroyable dignité. L’idée centrale de notre hypothèse, que nous avons déjà effleurée, est que le XXème siècle a commencé en 1918. La Grande Guerre est la fin de la période qui a précédé, au lieu d’être le début de celle qui suit. (Au contraire, bien entendu, la conférence de paix de Versailles de 1919, qui accouche des divers traités qu’on sait, doit être détachée de la guerre qu’elle prétend clore pour être rattachée au XXème siècle. Après tout, la conférence serait bien le début du XXème siècle et le XXème siècle commencerait enfin en 1919.) L’essentiel va être, naturellement, de déterminer, à quelles différences de jugement conduit cette classification chronologique différente de l’Histoire.

Dans cette chronologie, la Grande Guerre n’est pas un événement politique ou/et un événement militaire mais un événement de civilisation. Son annonce dans son ampleur eschatologique, les signes avant-coureurs se trouvent dans la psychologie et ses enchaînements sociaux et culturels, qui restituent à leur façon la vibration fondamentale de l’âme de l’espèce. L’attitude des historiens que nous avons cités, qui nous représentent une tranquillité, l’attente d’«une ère de paix et de prospérité qui durerait indéfiniment», qui s’étonnent de l’explosion, qui cherchent la mèche de la bombe, qui croient enfin la trouver, tout cela nous restitue une vision de la Grande Guerre absolument influencée par notre vision contemporaine, c’est-à-dire anglo-saxonne. Un argument flottant, enveloppant, prégnant derrière ces analyses, qui justifie l’étonnement de l’explosion et ménage le suspens qui conduit à son explication technicienne, c’est le constat que la “globalisation”, – ah, le mot sacré qui jaillit enfin sous notre plume, – triomphe partout. «C’était une époque où les capitaux circulaient librement, comme les personnes et les biens, nous dit Fromkin, comme s’il redécouvrait le paradis perdu. Une remarquable étude actuellement en cours, sur le monde de l’an 2000, nous apprend que la mondialisation[c’est une faute de traduction : nous dirions “globalisation”] était plus généralisée avant 1914 qu’elle ne l’est de nos jours» Et plus loin, Fromkin toujours : «Il était facile de se sentir en sécurité dans ce monde-là.» On embrasse aussitôt l’appréciation générale; la Grande Guerre a éclaté par maladresse ou inconséquence, voire par inattention, les hommes n’ayant pas compris que le bonheur était dans la globalisation comme on dirait “dans le pré”. Et commence le XXème siècle, détourné frauduleusement de son cours harmonieux. Ainsi s’agit-il, cela jugé avec notre sentiment le plus vif, le plus furieux à la pensée des âmes mortes de Verdun, de la Grande Guerre vue du bout de la lorgnette des idéologues de l’évolutionnisme progressiste, cette lorgnette colorée des mêmes illusions qui tentent, aujourd’hui à nouveau, de nous décrire le monde tel qu’ils l’ont cochonné comme l’image de notre avenir radieux; ainsi s’agit-il de la même certitude suffisante d’aujourd’hui de ces penseurs-là, faisant l’article pour leur globalisation avec ses atours bigarrés, les rythmes joyeux du commerce, des capitaux, de la production et de la spéculation qui swinguent, et furieux que tout cela ne convainque pas les gens de leur bonheur, cette même rancune suffisante contre ces esprits bornés, qui, hier, choisirent la guerre de préférence au bonheur parfait de la globalisation régnant avant l’explosion. Ce champ-là de la vision historique, cultivé aux engrais chimiques, n’est pas notre champ de la mémoire.

Au contraire, nous autres, explorateurs des psychologies du passé qui animent le moteur des événements du monde, nous percevons, dans les dix, vingt, trente années qui la précèdent, la naissance de la Grande Guerre partout, dans le climat, – dans la tension électrique qui se développe en Europe, dans le rythme des choses et, bientôt, dans le bruit assourdissant des usines fumantes, des dynamos, des machines. La France est au centre de ce tourbillon infernal, – n’est-ce pas celui de la “globalisation”? – qui tourne comme un manège, tourne et tourne de plus en plus vite, et cette position nous apparaît comme une explication suffisante pour rendre compte de son malaise, et elle précipitée bientôt dans l’incertitude, puis le désarroi, puis l’angoisse. Au contraire de ce que nous disent nos historiens-techniciens, le climat y est d’un pessimisme profond. La “génération de 1885” s’est reconnue dans Les essais de psychologie contemporaine de Paul Bourget, qui sert de cimier à une pensée abîmée dans la contemplation de ce qu’elle juge être la décadence des races latines. Le patriotisme ? L’Alsace-Lorraine ? Allons donc. Voici ce qu’en dit Remy de Gourmont dans un article (intitulé Le Joujou patriotisme) d’un numéro du Mercure de France de ces années-là consacré à l’Alsace-Lorraine: « Personnellement, je ne donnerais pas, en échange de ces terres lointaines [l’Alsace-Lorraine], ni le petit doigt de ma main droite: il me sert à soutenir ma main, quand j’écris; ni le petit doigt de ma main gauche: il me sert à secouer la cendre de mes cigarettes.» Jules Renard écrit, dans le même numéro : «J’espère que bientôt la guerre de 1870-71 sera considérée comme un événement historique de moindre importance que l’apparition du “Cid” ou une fable de La Fontaine.» A cette époque, Léon Daudet fulmine contre l’université française, fascinée par la pensée philosophique allemande, et cette fascination expliquant encore mieux le désenchantement d’un Gourmont ou d’un Renard…Le climat intellectuel de la France oscille entre l’esthétisme, l’humanitarisme, l’antimilitarisme. Les querelles intérieures prédominent, à l’image de l’affaire Dreyfus, qui déchire cette France désenchantée. La France dérive, doute, s’interroge, craint de ne plus être elle-même, – et c’est bien ainsi qu’elle arrivera aux abords de l’affreuse guerre.

[….]

…Pour l’heure, pour l’essentiel qui est l’événement qui menace, la tempête qui lève, pour l’heure dis-je, l’esprit, en France, dans ces années-là et jusqu’à ces semaines-là qui précèdent les trois coups, l’esprit sent confusément l’approche de la catastrophe. La psychologie l’a averti de l’inéluctable. Son premier mouvement est de se recroqueviller, désespéré, fataliste, et d’attendre le choc.

En 1933, l'excellent Jules Isaac (des fameux livres scolaires Isaac et Malet) consacra une étude détaillée aux origines de la guerre. Il écrivit, parce que l'historien était aussi témoin, et même acteur, et que, retour de la guerre, il devait cela à son ami Albert Malet, tombé en Artois en 1915. «Quand le nuage creva en 1914, quel était le sentiment dominant parmi nous [en France] ? La soif de revanche, le désir longtemps contenu de reprendre l'Alsace-Lorraine ? Tout simplement, hélas, l'impatience d'en finir, l'acceptation de la guerre (quelle naïveté et quels remords !) pour avoir la paix. L'historien qui étudie les origines de la guerre ne peut négliger ce côté psychologique du problème. S'il l'examine de près, objectivement, il doit reconnaître que, depuis 1905 (à tort ou à raison), on a pu croire en France que le sabre de Guillaume II était une épée de Damoclès.»

 

Nota Bene : Ce texte (composé de deux parties) du 9 mai 2008 est le troisième d’une série de dix reprises du site dedefensa.org (plus un inédit), textes qui concernent la Grande Guerre. Cette série nous mènera jusqu’au 11-novembre, date du centenaire de la fin de ce conflit.

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