La “croisade des narrative

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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La “croisade des narrative

11 juillet 2022 (16H30) – Dans mon esprit vieilli et nostalgique des sagesses anciennes, le quotidien ‘The Times’ a une place particulière, toute feutrée, au fond d’un fauteuil de cuir perdu dans les volutes de fumée d’une pipe faite d’un bois colonial, à-la-Kipling qui permet de ne jamais voir le soleil se coucher sur l’empire. Dans cette présentation vieillotte mais respectueuse, on distingue sans peine le respect que j’éprouve pour cette vieille chose, dont je me dis qu’elle reste malgré tout le parangon du grand journalisme occidental.

Ainsi m’arrête-je avec le plus grand sérieux à cette importante nouvelle complètement exclusive du ‘Times of Sunday’, du 10 juillet 2022, sur la foi d’une interview du ministre ukrainien de la défense, la première donnée à un journal britannique, donc à un journal tout court. Il s’agit donc bien d’une “révélation”, comme il est précisé, quelque chose qu’on ignorait auparavant.

« L'Ukraine est en train de constituer une force de combat d'un million de personnes, équipée d'armes occidentales, pour reprendre son territoire méridional à la Russie, a révélé le ministre de la défense du pays au Times.

» Dans sa première interview avec un journal britannique depuis le début de l'invasion, Oleksii Reznikov a déclaré que le président Zelensky avait ordonné aux militaires ukrainiens de reprendre les zones côtières occupées qui sont vitales pour l'économie du pays. »

La nouvelle a provoqué une telle sensation qu’elle fut reprise aimablement et scrupuleusement par RT, le fameux ‘Russia Today’ mis à l’index de notre Haut Clergé.

 « L'Ukraine a rassemblé un million de soldats, à la demande du président Volodymyr Zelensky, pour reconquérir ses régions du sud, a affirmé le ministre de la défense Alexey Reznikov dans une interview au Times.

» "Nous comprenons que, politiquement, c'est très nécessaire pour notre pays. Le président a donné l'ordre au chef suprême des armées d'élaborer des plans", a-t-il déclaré dans une interview publiée dimanche.

» "Nous sommes des gens du monde libre et avec un vrai sens de la justice et de la liberté. Nous avons environ 700 000 hommes dans les forces armées et si vous ajoutez la garde nationale, la police, les gardes-frontières, nous sommes environ un million", a ajouté le ministre. »

Autre reprise, faite tangentiellement mais furieusement par le patriote russe furieux qu’est Martyanov (le 10 juillet), citant RT malgré le dégoût systématique qu’il éprouve à l’encontre de ce réseau, qu’il tient pour un repaire d’idiots russes plus ou moins “libéraux”, sinon “atlantistes” ; on observera que Martyanov ne mâche absolument pas ses mots :

« Surtout dans le contexte où le ministre de la défense ukrainien Alexey Reznikov a soudainement découvert une armée d'un million de soldats et a annoncé (c’est vrai, je ne plaisante pas, il l’a annoncé) la contre-offensive à venir pour reprendre le Sud. Je ne sais pas quel genre de merde puissante ils bouffent en ce moment à Kiev... »

Mais l’on ne s’arrête pas là, bien entendu. Je fais laborieusement mon travail d’enquêteur, oh sans beaucoup insister, juste le temps de trouver la perle rare. Elle est kenyane je pense, et du quotidien ‘The Star’ de Nairobi je crois, – si je fais erreur, n’hésitez pas à me bastonner, on ne plaisante pas avec la vérité. Mais ce qui m’importe, voyez-vous, c’est la date de l’édition de l’article, qui est du 13 mai 2022, à peu près deux mois à deux jours près avant la nouvelle sensationnelle et exclusive du vénérable ‘Times’ de Londres, – un journal anglais, je crois...

Et que nous dit-donc ‘The Star’, à la date du 13 mai ?

« Comme nous l'avons rapporté, le ministre ukrainien de la défense, Oleksiy Reznikov, a déclaré que le pays entrait dans une nouvelle phase de la guerre.

» Reznikov s'est engagé à armer un million de combattants en utilisant les nouvelles armes et les équipements militaires que les États-Unis et d'autres pays occidentaux ont donnés au pays au cours des deux dernières semaines.

» Le ministre de la défense a déclaré qu'au début de la guerre, “les volontaires ont été extrêmement utiles” et que c'est grâce à leur mobilité qu'ils ont pu “résoudre rapidement des problèmes très urgents”.

» M. Reznikov a déclaré que pour gagner, l'Ukraine “doit planifier ses ressources avec soin et éviter les erreurs” et qu'elle investissait dans les installations de production ukrainiennes pour “assurer la stabilité et la fréquence des livraisons”. »

Dans la suite du texte, il semble apparaître qu’il se pourrait bien que l’information de ‘l’arméedunmillion.com’ ait été annoncée sur Facebook par Reznikov, sans intervention de Zuckerberg, donc avant le 13 mai, ce qui explique le « Comme nous l’avons rapporté » du début du texte. (J’apprends également, information capitale, que l’Ukraine a produit elle-même 50% des gilets pare-balles livrés à l’armée en avril, et ce pourcentage passé à 57% au 13 mai.)

Considération réflexive à ce point : certes, je ne trouve rien à reprocher, moralinesquemet parlant, au ministre ukrainien qui, par nature, je veux dire ontologiquement, ne peut être pris en défaut sur ce terrain de la mor         aline. Par contre, j’éprouve un certain désenchantement, disons “technique”, comme si j’avais été déçu par une faiblesse du brio de ce rude combattant. Je veux dire qu’il eût dû, après tout, prendre ses précautions, pour éviter qu’un imbécile de ma trempe tombe sur l’article du journal kenyan, qui ébranle après tout le magnifique édifice de l’annonce en exclusivité de ‘l’arméedunmillion.com’...

Tiens, justement ! Pourquoi n’être pas passé, entre mai et juillet et d’ailleurs fort logiquement vue la capacité d’exécution des armées par manipulation des équipements magiques venus des confins américanistes de ces organisateurs-nés que sont les dirigeants ukrozelenskistes, – pourquoi n’être pas passé de un à 2 millions, nous annonçant qu’une armée de 2 millions de soldats était en cours de rassemblement pour lancer une attaque finale contre la Russie, au moins jusqu’à Pékin. Enfin quoi ! Il suffit de passer de ‘l’arméedunmillion.com’ à ‘l’arméede2millions.com’.

Escale sur l’île aux Serpents

Je reviens au 11 juillet (aujourd’hui) et me précipite sur ‘Le Figaro’, le journal des patriotes, pour constater, je l’espère, qu’ils (les patriotes) reprennent la nouvelle du légendaire ‘Times’. Je ne trouve rien ; peut-être que je cherche mal, avec ma mauvaise réputation d’indépendant-résistant...

Mais tout de même, arrêtons-nous une minute puisque je tombe par les hasards pressants des événements-Ukrisis sur un chapitre concernant la poursuite de la longue et homérique odyssée de l’île aux Serpents qui vaut, après tout, d’être signalé... Et ainsi apprends-je :

1). ... Que, le 5 juillet, à 23 heures, l’Ukraine a repris possession de “l’île aux Serpents”, symbole de sa résistance héroïque, après la fuite piteuse des Russes sans l’intervention de personne. Par contre, l’intervention de Natalia Humeniouk est confirmée, ainsi que le style héroïque du journal :

« Lundi, vers 23 heures, après des mois de bombardements et d’occupation russe, l’île des Serpents se parait à nouveau des couleurs ukrainiennes: l’étendard bleu et jaune était acheminé tel un chef d’État, en hélicoptère. Mais, pour l’heure, y demeure seul. Il “attendra”, pour être levé, “le retour des troupes ukrainiennes sur l’île”, a précisé mardi Natalia Humeniouk, une porte-parole de l’armée ukrainienne dans le sud du pays.

» Nul ne sait, – ou ne dit, – à quelle échéance les soldats ukrainiens reviendront sur ce minuscule affleurement rocheux situé à 50 kilomètres des côtes ukrainiennes, au large d’Odessa. “Si nous envoyions des soldats sur l’île, ils se retrouveraient sous le feu russe tout comme leurs soldats ont été vaincus par les bombardements ukrainiens. C’est un territoire extrêmement dangereux” souligne Natalia Humeniouk, jointe par Le Figaro. “D’autant que rien ne nous garantit que les Russes n’ont pas jonché l’île et la jetée de mines et de pièges explosifs, comme ils l’ont fait avant de quitter toutes les autres localités dont ils ont été chassés. De la même manière, nous ne savons pas s’il reste des éléments russes cachés sur l’île”, ajoute-t-elle. »

2). ...Que, le 7 juillet, les Ukrainiens affirment avoir repris “l’île aux Serpents”. J’avoue que le récit de l’héroïque opération est assez confus, même si l’on nous annonce que cette “reprise“ est « physique » (« L'Ukraine affirme avoir repris le contrôle de l'île aux Serpents », dit le titre), dans tous les cas temporairement... Je vous signale néanmoins l’intervention 

 d'« un haut responsable de l'état-major de l'armée ukrainienne, Oleksiï Gromov, cité par l'agence de presse Interfax-Ukraine...

» Selon lui, les soldats ukrainiens ayant participé à l'opération sont toutefois retournés dans leurs casernes. Il n'a pas précisé si des militaires restaient sur l'île. “La semaine dernière, nous avons établi un contrôle par les armes de l'île et empêché l'ennemi d'emporter le reste de ses unités, ses armes et ses équipements militaires“, a-t-il poursuivi. »

3). ...Que pour mieux comprendre l’affaire, on pourrait avec bonheur se reporter aux commentaires de deux lecteurs (c’est de loin la meilleure rubrique sur l’Ukraine) :

« Les ukrainiens devraient installer des lance-missiles en carton et des mannequins de plastique habillés en soldats. Les russes vont gâcher leurs missiles de précision sur cet îlot. »

« Au terme d'une épuisante bataille contre personne, grâce aux armements ultra-modernes fournis par les US et payés par les travailleurs européens, les héros des milices loyales au régime de Kiev ont pris pied sur la plage. »

Quel est le rapport entre ‘l’arméedunmillion.com’ et l’“île aux Serpents” ? Il n’y en a pas. J’ai fait une petite cueillette, comme ça, à droite et à gauche, pour éclairer l’information en-cours sur cette guerre d’Ukrisis, sur la façon dont l’une des deux parties traite, et avec quel brio ! le matériel de la communication que les Ukrainiens fabriquent bien plus vite que les gilets pare-balles.

La “guerre des narrative

Et voilà ! Et comme si tout cela s’enchaînait, je reçois en cours d’enquête, toujours venu de ce maudit RT, – qu’il serait temps de censurer les amis-démocrates-européens, – la nouvelle de l’immense désappointement du Haut Représentant de l’UE, le flamboyant Espagnol Josep Borrell. En gros, il se désole absolument que nous autres, du GrandOuest (bloc-BAO si vous voulez), nous perdions la “bataille de la narrative”, à mi-chemin entre Verdun et La Somme, de cette Ukrisis-là ; et particulièrement, que nous perdions cette bataille dans le chef de la maîtrise de la compréhension, de la chose par les amis incertains du GrandSud (il m’est déjà arrivé de parler du “Sud-Profond”, ou ‘DeepSouth’, pour me faire reprendre par Bernard-Henry, me reprochant de “faire Sudiste”, comme dans la chanson de Nino Ferrer, – « Le Sud » vous savez).

Bref, voici donc ce qu’en rapporte RT, qui n’en rate pas une :

« “La bataille mondiale des narrative bat son plein et, pour l’instant, nous ne gagnons pas”, a écrit Josep Borrell, responsable de la politique étrangère de l'UE, dimanche sur son blog, dans un billet décrivant sa participation à la réunion des ministres des affaires étrangères du G20, en Indonésie la semaine dernière. La solution, a-t-il ajouté, est de “s’engager davantage pour réfuter les mensonges et la propagande de guerre russes”.

» Certains diplomates du G20, a déploré Borrell, sont plus préoccupés par “les conséquences de la guerre pour eux-mêmes” que par le fait de s'en prendre au coupable présumé.

» D’autres “se plaignent du 'deux poids, deux mesures' ou veulent simplement préserver leurs bonnes relations bilatérales avec la Russie”.

» Il a déclaré que les ministres du G20 du ‘Sud Global’ étaient d'accord en principe avec l'objectif de protéger l'intégrité territoriale de l'Ukraine, mais qu’ils ont refusé de soutenir la réponse occidentale. »

Je crois distinguer une sorte sainteté dans les confidences du Haut-Représentant, une espèce de croyance sans limites qui lui ferait penser qu’on ne change pas un simulacre qui perd, qu’au contraire on le gonfle encore plus, pour que simulacre plus voyant encore il soit. Ainsi, pour se dégager de son ‘l’arméedunmillion.com’ qui avait été éventé, ce n’est pas ‘l’arméede2millions.com’ qu’aurait dû confier le ministre Reznikov à l’honorable ‘Times’, mais bien entendu ‘l’arméede3millions.com’ ; et qu’en plus, nos interlocuteurs ukrainiens, pour asséner un coup décisif à la valetaille kremlinesque, auraient dû proclamer que de Djakarta en Indonésie, le G20 de novembre, au niveau des plus grands, serait convoqué sur l’Île aux Serpents. Avec tout cela, ils se seraient faits bien des amis.

Nos éminences sont absolument épatantes. Imaginez-vous le tremblement quasiment épiscopal, le frisson pas loin d’être canonique, de Borrell argumentant son texte pour arriver à l’illumination de la conclusion : “plus, plus ! Il faut en faire plus, encore plus, toujours plus !”. Et ainsi la “guerre des narrative” devient-elle la “croisade des narrative”, qui n’a plus besoin désormais de ces procédures indignes qui vous font un devoir, presque une obligation, de démontrer une affirmation et de conduire un procès avant de condamner. Le “Camp du Bien” se suffit à lui-même, il est lui-même l’évidence de ce qu’il avance, il est le témoin dont le témoignage est à lui seul Vérité révélée ; c’est ce qu’avait voulu dire, sans le savoir et par pure prémonition faussaire ce romancier fameux lorsqu’il avait choisi le titre de “Camp des saints” pour son livre.

Imaginez alors le Haut Représentant Borrell prenant bien garde de restituer son sens véritable à ce passage de l’‘Apocalypse’ (‘Apocalypse’, 20-7 à 9) qui inspira son titre au roman, et proclamant hautement :

« Quand les mille ans seront accomplis, Poutine sera relâché de sa prison. Et il sortira pour séduire les nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et Magog, afin de les rassembler pour la guerre ; leur nombre est comme le sable de la mer. Et ils montèrent sur la surface de la terre, et ils investirent le camp des saints et la ville bien-aimée. Mais un feu descendit du ciel, et les dévora. »

Et ainsi ‘Le Cantique des cantiques’ devint-il “la Narrative des narrative”, de la sorte qui arrête les engins hypersoniques russes en les convainquant qu’ils n’existent pas.

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