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24 novembre 2025 – Le texte présenté ici a la vertu d’être extrêmement clair bien qu’il concerne un problème philosophique et métahistorique de la plus haute importance et de la plus grande complexité : le rôle central de la raison et de la place qu’on lui a attribuée dans la vie intellectuelle, – dans le développement de l’épisode terminal de notre civilisation qu’est la modernité... L’appréciation générale correspond absolument à notre vision, ou bien à ma vision dont je vais donner deux exemples. On peut bien entendu remonter à ce que je considère comme le texte fondateur du domaine dans la démarche de ce site, dans le ‘Glossaire-dde’, sur « La crise de la raison-subvertie »
On présente ainsi, au début du texte référencée, cette “crise de la raison humaine”, ou “raison-subvertie” :
« La crise de la raison humaine qui s’impose aujourd’hui reflète une autre crise qui est celle de notre civilisation, en la rendant plus fondamentale encore qu’elle ne paraît. Nous avons proposé l’expression de “deuxième civilisation occidentale” pour caractériser cette période qui vient depuis la fin du XVIIIème siècle; il s’avère que cette période ainsi décrite pourrait l’être encore mieux comme une “contre-civilisation” qui s’est instaurée à partir de cette fin du XVIIIème siècle pour entreprendre le Grand Œuvre final de la déstructuration, c’est-à-dire la transformation maléfique et destructrice de ce qui était alors la civilisation occidentale. Cette “contre-civilisation”, dans sa puissante envolée caractérisée par sa formation en un système général bientôt défini par un système du technologisme et un système de la communication, se révèle aujourd’hui, de plus en plus puissamment, au-delà même de cette crise destructrice qu’elle incarne... C’est à ce point que nous proposons l’hypothèse que cette crise de civilisation, ou “contre-civilisation”, s’exprime en réalité dans la crise de la raison humaine. »
Depuis, comme d’ailleurs auparavant dans les divers fragments qui conduisirent à ce texte référencé, nous n’avons pas et je n’ai pas cessé de mettre en cause la raison et l’usage que nous en faisons, à la place que nous lui avons assignée. Il y a une lutte constante absolument nécessaire, contre ce que l’esprit sain a détecté comme l’ennemi intérieur, le “monstre en soi-même”, et cette lutte implique soi-même contre soi-même parce que nous nous trouvons dans un système, – le “Système”, – qui englobe tout et nous oblige à des manœuvres tactiques constantes d’acceptation temporaire de certaines de ses règles, avant de les dénoncer en pleine connaissance de cause.
Voici ce que j’écrivais alors que nous avions pénétré de plein fouet dans l’année du Covid, et qu’il était constamment fait appel à notre raison de citoyen et de personne civilisée, de “personne de raison” :
« Alors, bien entendu et aussitôt, j’ajouterais que je ne tiens en rien du tout la raison comme un instrument assurant la mesure et la sagesse, encore moins l’harmonie, l’équilibre et l’ordre. “Que j’aime à voir cette superbe raison humiliée et suppliante”, écrit Pascal, voilà plutôt ce qui me va diablement. Dans sa ‘Nuit de Gethsemani : Essai sur la philosophie de Pascal’ où il fait un parallèle saisissant entre Pascal et Nietzsche, qui eurent toute au long de leur vie, la maladie et la souffrance pour les hisser au-dessus de la raison [laquelle, “par ses vérités propres, fait de notre monde le royaume enchanté du mensonge”], Leon Chestov observait ceci qui implique d’autres personnages :
“Platon disait à Diogène qu’il n’avait pas l’‘organe’ nécessaire pour voir les ‘idées’, et Plotin savait que la vérité n’est pas ‘un jugement obligatoire pour tous’ : Pour voir la vérité, enseignait-il, il faut ‘survoler’ toutes les choses obligatoires, il faut s’élever ‘au-delà’ de la raison et de la conscience”... On comprend bien que je me range derrière cette noble cohorte lorsque je parle, par exemple, – car je change de désignations pour personnaliser ces choses que je ne connais pas mais en l’influence et à l’inspiration desquelles je crois, – de ces “fameuses forces suprahumaines”. »
A la fin du même texte, qui avait été suscité par un texte d’Israël Shamir, je citais un extrait de sa plume concernant également le Covid et les diverses hypothèses qui étaient développées par ses adversaires. Cette fois-ci, la raison était à nouveau ma cible bien qu’elle fût cette fois utilisée par les adversaires de l’ordre général de vaccination (« Il nous faut trouver une conspiration pour expliquer tout cela... »). C’est de toutes les façons une manifestation de plus de la généralisation de notre décadence : le “complotisme” est basé sur le besoin de la raison de tenir en mains toutes les explications possibles, et même impossibles, de tous les événements et autres phénomènes du genre. (On trouve du complotisme dans les deux camps, il suffit de savoir choisir le moment pour décamper du sien pour montrer des qualités de tacticien dont il est question plus haut.)
« Dans le dernière phrase, qui est une adaptation de “One wants to find a conspiracy to explain it away”, je croirais presque distinguer de l’ironie... C’est cela, il faut une bonne dose d’ironie pour observer ces efforts désespérés de la déesse-Raison pour fournir clef-en-main des explications extraordinairement abracadabrantesques pour éclairer d’une lumière fantomatique cette étonnante succession et cet enchaînement irrésistible, et à quelle vitesse, des événements vers l’effondrement... Ah, les charmes du précipice, la fascination des abysses.
» Je crois que nous tenons la preuve suprême, d’“au-dessus“ de la raison bien entendu, de la GrandeCrise à son terme : quand tout est complotisme, c’est que nous sommes au terme.
» Quant à moi, mes amis, je me garderai bien de vous confier à quel complot je me suis inscrit... Il y a tant de choix. »
Dire qu’il a fallu endurer tout cela pour en venir à la présentation du texte de Daniele D’Innocenzio dont j’ai loué la clarté et la simplicité dans un domaine célèbre pour son amour de la complication et de la complexité. Son attaque contre Descartes, – « Cogito, ergo sum », – c’est-à-dire contre la raison triomphante et maîtresse du monde suffit, par la clarté de son évidence telle qu’elle se développe, à prononcer une condamnation terrible du monstre enfantée par cette idée et de la période pseudo-civilisationnelle qu’il a enfanté.
Bien au contraire, D’Innocenzio nous offre la clef de l’énigme qui est en vérité un retour à la vision de la tradition immémoriale. D’une puissance fermée et implacable dans son affirmation de se suffire à elle-même, la raison se transmue en une partie d’un tout, ouverte et “accueillante”, s’offrant comme instrument prêt à offrir son aide à toutes les entreprises ;
« La raison, alors, n’est plus une tour d’ivoire: c’est un jardin à cultiver, où l’intuition et la mesure, la poésie et les mathématiques, le sang et l’idée s’irriguent mutuellement.
» Douter ne suffit plus, mais il faut accueillir. Accueillir la vulnérabilité de sa propre respiration. Seul un sujet qui se reconnaît dépendant peut concevoir une moralité qui ne soit pas aussi domination. C’est la fin de l’homme cartésien – et peut-être le début de l’émergence de l’humain. »
Certes, cela est réduire l’opération à une esquisse minimaliste, bien que l’auteur ne manque pas d’illustrer son propos par des références de haute culture, mais nous devons prendre cette démarche comme une application excellente du concept d’inconnaissance. La foule grouillante des démonstrations, des théories, des longues thèses, est écartée au profit d’un trait droit et puissant. On s’appuie, comme le fait l’auteur et définissant sa base d’appui, sur ‘L’erreur de Descartes’ d’Antonio Damasio ; une simple “erreur” d’un si grand esprit que fut René Descartes, et tout le reste, qui est bouleversement catastrophique, s’enchaîne logiquement. Il est alors inutile de s’attacher aux multiples guetteurs qui débattent pour ou contre l’origine du “bouleversement catastrophique”, du moment que l’on tient cette origine. Car enfin, puisque l’on sait que Descartes est un très grand esprit, ‘L’erreur de Descartes’ ne peut être que très grande dans ses effets.
Le texte de Daniele D’Innocenzio est à l’origine sur ‘ariannaeditrice.it’ ; fans son interprétation française, il est sur ‘euro-synergies.hautetfort.com’
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Descartes n’a pas simplement commis une erreur philosophique, comme Antonio Damasio l’a justement souligné dans ‘L’erreur de Descartes’, mais a inauguré une rupture qui a condamné l’humanité, la nature et la vie elle-même à l’effondrement. En séparant l’esprit du corps et le sujet du monde, il a posé les bases métaphysiques d’une civilisation construite sur la domination, l’exploitation et la rationalité désincarnée.
Le cogito cartésien, conçu comme une garantie de certitude, est devenu le germe de l’aliénation, déconnectant la moralité de la téléologie, la solidarité de la communauté et les êtres humains de la Terre vivante. Ce qui semblait être un triomphe de la raison fut, en réalité, l’acte d’ouverture d’un suicide lent de la civilisation. Ce n’était pas une simple erreur logique, mais un tremblement de terre. La secousse cartésienne continue encore aujourd’hui à se propager, sous forme de fissures dans la planète, de crises de sens, de corps anxieux qui ne comprennent plus où finissent et commencent les autres.
Au moment où “il” “partorise” le « cogito, ergo sum », Descartes déchire un voile qui ne sera plus recousu. Esprit et corps ne forment plus une seule trame de chair, désir et mémoire: ils deviennent deux substances. L’une, immatérielle, brillante, siège de la pensée claire et distincte; l’autre, lourde, mécanique, fiable comme une montre et tout aussi dépourvue d’intériorité. Le corps est désormais une «chose» parmi les choses, un morceau de nature à perforer, peser, vendre. La forêt devient une réserve de bois, le pétrole un fluide à pomper, les neurones des circuits à optimiser : le sujet, armé de raison, s’imagine hors du monde comme un ingénieur sur un pont de commandement. Mais personne ne lui a dit que le pont flotte sur l’océan qu’il prétend dominer.
Damasio, trois siècles et demi plus tard, pense de manière simple mais efficace : retirez à la pensée le battement du cœur, l’intestin, la peau qui se ride, et ce qui reste est un désert cosmique laissant place à une abstraction stérile. Les neurosciences le démontrent : les patients avec des lésions au lobe préfrontal ont une logique intacte, une émotion nulle, une capacité de décision annihilée.
Sans corps, il n’y a pas d’évaluation possible ; sans évaluation, il n’y a pas d’action ; sans action, il n’y a pas d’histoire.
Pourtant, l’histoire raconte que notre civilisation a construit des temples, des universités, des économies entières sur l’hypothèse opposée. Le paradis cartésien est un lieu sans odeurs, sans sueur, sans horizon. Là, les choix se font avec des algorithmes, les marchés se régulent d’eux-mêmes, les données « parlent d’elles-mêmes ». Le reste – le goût des fraises, les pleurs des enfants, le bourdonnement des insectes – est « extérieur », un reste toléré tant qu’il ne nuit pas au profit.
Asseyons-nous au bord de l’eau et regardons la réalité : les démocraties sont narcotisées par des flux d’informations que personne ne contrôle; nos vies intérieures sont confiées à des plateformes conçues pour retenir l’attention. Chaque crise – climatique, politique, psychologique – est une note de retour de l’ancien morceau : un sujet séparé de l’objet, un esprit aliéné de la Terre. Maintenant, apparaît le paradoxe : plus nous repoussons le corps, plus il revient comme un fantôme. Les troubles alimentaires, l’anxiété généralisée, la dépression croissante chez les jeunes ne sont pas des « maladies mentales » au sens cartésien : ce sont des protestations de la “chair”, des tentatives de dire « je suis aussi » à un moi qui l’avait oublié. La psyché, privée de son humus biologique et social, tombe dans le vide.
Reconnaître que penser c’est aussi respirer, que raisonner c’est aussi se nourrir, que connaître c’est aussi être touché, serait la semence d’une juste alternance alimentée par ce geste minimal. La science tant aimée, souvent évoquée lors de la crainte de la vague covid, le confirme : les microbiotes intestinaux produisent de la sérotonine; les rayons ultraviolets modulent le système immunitaire; le cerveau «hors de la tête» s’étend à tout le corps, et au-delà – jusqu’à la toile de relations qui nous maintiennent en vie.
Changeons tout: ce n’est pas “je pense, donc je suis” mais “je suis entièrement, donc je comprends”. Un nous qui inclut bactéries, forêts, nuages, codes, mémoires d’ancêtres. Une subjectivité diffuse, symbiotique, imparfaite – mais au moins enracinée. La raison, alors, n’est plus une tour d’ivoire: c’est un jardin à cultiver, où l’intuition et la mesure, la poésie et les mathématiques, le sang et l’idée s’irriguent mutuellement.
Douter ne suffit plus, mais il faut accueillir. Accueillir la vulnérabilité de sa propre respiration. Seul un sujet qui se reconnaît dépendant peut concevoir une moralité qui ne soit pas aussi domination. C’est la fin de l’homme cartésien – et peut-être le début de l’émergence de l’humain.
Chaque fois que nous choisissons d’écouter le battement avant d’aborder un sujet, chaque fois que nous mesurons la valeur d’un arbre aussi pour ce qui est intangible (ombre, parfum, récit), nous détachons une brique du mur érigé en 1619 par Descartes: cette erreur ne restera pas une condamnation, mais deviendra – peut-être déjà – la cicatrice qui nous rappelle comment marcher quand on est à nouveau entier. En boitant, peut-être, mais avec la Terre sous nos pieds.
L’erreur de Descartes n’était pas seulement une erreur: c’était une blessure. Une blessure qui a façonné la modernité et qui saigne encore dans les crises de notre temps. La reconnaître, c’est comprendre que la tâche de la philosophie n’est plus de fonder des certitudes abstraites, mais de recoudre les liens brisés.