“Keynésianisme inaugural”

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“Keynésianisme inaugural”

19 janvier 2009 — Wall Street est un des principaux donateurs pour le financement fastueux de l’inauguration de Barack Obama, dans tous les cas le premier donateur de toutes les corporations qui font l’Amérique. Précipitez-vous sur OpenSecret.org, du 15 janvier 2009, et également pour le détail des donateurs, pour en savoir plus…

«The struggling finance, insurance and real estate sector still managed to pull together at least $7.1 million in contributions for Obama's inauguration, leading all sectors in giving. Financier George Soros and his extended family contributed at least $250,000. [...] Looking at specific industries within these sectors, the securities and investment industry ranks first. Individuals with Wall Street ties- –18 of them – have contributed more than $3.6 million, or an average of $30,534 each. The entertainment industry has donated $1.7 million, with $275,000 coming from individuals associated with Dreamworks SKG alone. The film studio's principals, Steven Spielberg and Jeffrey Katzenberg, were among the $50,000 donors, along with their wives.»

Ne craignez rien, nous ne voulons pas insinuer que le President-elect, pour un dernier jour encore, soit assujetti, soit asservi à Wall Street. (Bien, pour contenter tout le monde: nous laissons ouverte l'hypothèse, ce n’est pas elle qui nous importe pour l’instant.) Nous voulons dire qu’ils en sont tous là, – et que Wall Street soit au premier rang, c’est un signe, – à espérer que cette inauguration grandiose constituera une sorte de signe indien, une incantation générale pour que, par un coup d’on ne sait quoi, – d’une baguette magique ou d’un dollar magique? – le monde américaniste et américanisé se retourne sur lui-même, que l’Amérique re-devienne ce qu’elle est et ce qu’elle ne doit cesser d’être, – le rêve du monde, le phare de la liberté du monde (“a beacon of freedom”, comme GW Bush disait de la Géorgie à Tbilissi le 31 mars 2008); bref et prestement dit, l’avenir du monde, comme le poète disait que “la femme est l’avenir de l’homme”…

…Car Wall Street en est, dans ces temps décidément difficiles, à espérer un “rebond” de la Bourse pour l’inauguration, à l’image du “rebond” qui eut lieu le 4 novembre 2008, pour l’élection du même président. On reste ébahi et confondu d'observer à quels étranges débris de prévision abracadabrantesques, par rapport aux mœurs prétendues sérieuses des analystes financiers, le monde de la finance US “se rallie” (du verbe to rally, employé pour caractériser un rassemblement haussier de Wall Street autour d’une “bonne” nouvelle) pour espérer un mouvement encourageant, – au moins 24 heures de répit, ô Lord, pour croire encore que le bonheur existe en perspectives sonnantes et trébuchantes.

Bref, étrange tactique, expliquée dans une dépêche Reuters du 9 janvier 2009:

«Wall Street’s enthusiasm for President-elect Barack Obama may come full circle next week as he prepares to take office and help to offset what many expect will be a barrage of bleak corporate earnings reports. […]

»[Carl Birkelbach, head of Birkelbach Management in Chicago] said he expected another uptick in stocks next week due in part on rising optimism about Obama's efforts to jumpstart the world's largest economy. There is precedent for that – Wall Street enjoyed its biggest Election Day rally ever when Obama won the presidency on November 4. And in the week before his election, stocks rallied as well.»

(A ce point, justifions notre titre. Ne pourrait-on imaginer une chaîne de cérémonies de cette sorte, type-“Pumps & Circonstances”, tout au long des années de son premier mandat, jusqu’en 2012, avec Obama en vedette bien plus qu’américaine, arrivant régulièrement pour se faire ré-élire et ré-introniser à intervalles réguliers tout au long de l’année, chaque fois avec cette exclamation, – “un président africain-américain! US is a beacon of freedom!” –, relançant régulièrement la Bourse pour un ou deux jours, Obama luttant ainsi avec alacrité contre la crise? Ce serait une sorte de “keynésianisme cérémonial” ou de “keynésianisme inaugural” remplaçant le “keynésianisme militaire”, et encore, avec un fort apport du secteur privé comme le montre la liste des donateurs, ce qui est quand même formidablement vertueux… Spielberg et Dreamwork, qui ont tant contribué au soutien d’Obama, pourraient tourner un film sur les cérémonies successives, ce serait Young Mr Lincoln, – le retour)

Ne nous y trompons pas et attachons-nous bien, malgré notre scepticisme poussivement ironique, à l’enjeu que recouvre cette inauguration munificente, financés avec magnificence par ceux-là même qui ont mis la planète cul par-dessus tête, et qui continuent, qui continueront à la moindre occasion, et qui applaudissent Obama … Mais non, il s’agit d’un grand moment pour la croyance dans l’homme, – et, by the way, homme multiculturel, américaniste, africain-américain et ainsi de suite, c’est-à-dire postmoderne. (Cela tombe bien.) Un grand moment pour la crise de notre temps et de notre croyance universelle, un moment où l’on pourrait croire que l’on peut (“Yes, we can”), où l’on hésite, où l’on revient, où l’on se laisse emporter finalement… Curieusement, ou bien non, d’une façon assez logique, les anglo-Saxons, les Britanniques, y compris, et parfois les plus engagés en temps normal dans la critique anti-US, sont les plus expansifs à cet égard.

Pourtant, nous choisissons comme illustration le texte de Rupert Cornwell, le 18 janvier, dans The Independent, par courts extraits successifs mariant les deux inévitables aspects de l’événement.

«America is living a strange and magical moment… […]

« The event is always a republican version of a coronation, quasi-ecclesiastical even as it flaunts its populist trappings. But when Obama takes the oath of office at noon on Tuesday from John Roberts, the Chief Justice, the occasion will be far more, a beacon of hope in a tempest of fear…» […]

«And just maybe, this is the season of miracles. No other word, surely, describes how every passenger survived when a US Airways plane came down in the icy Hudson River. A lost sense of national unity is making a miraculous return…» [...]

»Will we be disappointed? Probably. It is ridiculous that so much hope is placed on one person's shoulders… […]

»But in the irrational euphoria of this moment, who doubts that Superman Obama could deflect even that? Well, perhaps not, and the truth is that we do not expect him to solve every problem – certainly not at once… […]

«Obama, like JFK, makes Americans feel good about America. In an especially dark hour, he is a beacon of renewal. […]

»Some time in the small hours of 21 January, when the last celebrants leave the bars, reality will intrude. In the pale light of morning, more companies will fail. More jobs will be lost, and fresh billions will doubtless be wiped off share prices…. […]

»But then again, they say that theatre is the willing suspension of disbelief. He might be called “no-drama Obama”. But never has political drama been more uplifting, and never have we been more willing to suspend our disbelief. Can he do it? Of course he can.»

Of course he can”? Bien entendu, of course… L’on ne s’empêchera pas de distinguer un soupçon d’ironie, ou bien, disons, de scepticisme ironique, ou encore d’ironie sceptique c’est selon. Comment faire autrement? Il faut bien commenter la marche du monde, même lorsque le monde tient la folie pour un miroir de la raison.

La saison du pathétisme

La cérémonie va être magnifique, pompeuse, enthousiaste, étoilée, et les conditions météorologiques n’ont qu’à s’aligner sur l’humeur de la Grande République; pour ceux qui ont l’oreille fine, la cérémonie sera également pathétique et tragique car ils y distingueront un appel désespéré. Nous avons déjà considéré que l’élection triomphale et la fièvre folle qui accompagna les résultats du 4 novembre 2008 étaient plus un signe de désespoir que d’espoir. Le schéma psychologique se poursuit.

Schéma psychologique caractérisé évidemment par le pathétisme. Cette dimension est résolument écartée par les commentaires rationnels, qui vous disent qu’effectivement Obama va apporter des changements au moins notables sinon sérieux, qui vous décrivent ces changements avec mesure et raison. Par exemple, on espère, pour ce qui nous concerne, un rapprochement transatlantique. Ce jugement est vertueux car il n’implique nullement un asservissement européen supplémentaire, mais une rencontre bien inattendue, où ce sont les Anglo-Saxons qui lâchent du lest. Face aux circonstances qu’on sait, tout le monde se retourne vers l’interventionnisme, le keynésianisme et ainsi de suite; c’est le cas des Britanniques en Europe, mais aussi des USA de l’administration d’Obama, – le tout rapprochant effectivement les Anglo-Saxons de certains Européens irréductibles, et à la satisfaction des seconds, les Français notamment, qui se retrouvent “colbertistes” sans complexes puisque les autres font comme eux. Ainsi vous dit-on qu’il existe avec l’arrivée d’Obama un “moment” transatlantique de rapprochement. Vous vous rendez compte aussitôt que ce triomphe de la raison temporaire (plutôt que ce triomphe temporaire de la raison) se paye d’une perspective qui, elle, nous ramène au pathétisme puisque la cause essentielle de ce “moment” transatlantique, c’est la crise terrifiante, effrayante, foudroyante. Le rapprochement supposé et attendu ne résout en rien la crise, ce n'est pas le propos.

Il est très difficile de rationaliser l’arrivée d’Obama alors que, pourtant, son arrivée représente, chez ceux qui la présentent avec tant d’enthousiasme, une proposition très humaine et fortement rationnelle puisqu’assimilée presque nécessairement au triomphe de tant de facettes d’une idéologie (la moderniste) qui se targue d’être fondée sur la raison. Mais la représentation fondamentale, exclusive, et prédatrice de la raison comme outil de l’esprit, qu’est la civilisation de la communication, cette représentation tient pour une autre perspective. Ses excès sont irrésistibles. «America is living a strange and magical moment…», – et, pourtant l’on en tire des enseignements et des jugements prospectifs qu’on voudrait rationnels. On tourne en rond. On juge rationnellement d’aspects sélectifs, réinterprétés, extraits de leur contexte “magique” pour faire sérieux, mais nécessairement déformés par ce contexte “magique”.

On ne doit s’éviter en aucun cas de juger de l’événement qui se prépare à Washington, avec tous ses excès et en connaissance des causes de ces excès, en acceptant les caractères de ces excès, y compris la “magie”, pour en observer rationnellement les tenants et les aboutissants. C’est un autre emploi de la raison: au service de l’esprit et non gardienne policière de l’esprit, observant la “magie” comme le reste, et en tenant compte comme du reste. Observée de cette façon, l’investiture d’Obama devient alors un moment unique, qui nous permet en vérité de prendre la mesure du désarroi extraordinaire où se trouve la civilisation occidentale.

(Cetes, “civilisation occidentale”; cette fois, tous unis, avec un “moment” transatlantique, et même de Vancouver à la Sibérie, et même au-delà sans aucun doute, – tous unis, le désarroi globalisé. Le même Rupert Cornwell observe : «Indeed, in this sense, the global hopes pinned on this president-elect are a huge compliment to the US. Many have been disgusted by its recent policies; some have even written the place off. But the country is capable of astounding self-regeneration. And despite its imperfections, […] America remains the great hope of humanity.» Est-ce bien sûr, un “huge compliment”? Nous y verrions plutôt une mesure, à la fois de la globalisation du pathétisme des élites postmodernes devant la crise et une absence également pathétique d’imagination et de force de l’esprit de ces élites pour tenter de comprendre le piège mortel où nous nous débattons et en explorer les voies de sortie au-delà de l’incantation. Ce “huge compliment” est plutôt un involontaire coup de pied de l’âne et un constat pathétique de stérilité de l’esprit de ces élites au point où il est arrivé, et de son asservissement au système, puisqu'il ne peut imaginer comme sauvegarde du désastre que ce qui en est précisément la cause. Cela vaut bien Wall Street subventionnant l’inauguration du Sauveur.)

Tout cela, toutes ces récriminations, ce n’est pas exprimer la moindre réserve que ce soit à propos d’Obama, dont on sait le côté estimable, voire même les capacités potentielles d'audace que nous-mêmes lui prêtons. Simplement, il ne s’agit pas d’Obama, mais, disons, du Young Mr Lincoln, – le retour. Bien sûr, les voies qu’on sait étant impénétrables, il y a toujours la possibilité d’une surprise. . (Une surprise qui serait moins du type Gabriel over the White House que la transformation de la fiesta postmoderne en un moment de conscience collective de la tragédie où nous a conduit le système de la postmodernité.) Laissons cela au rayon des imprévus sur lequel on peut toujours revenir et continuons à parler du reste.

Il ne nous semble pas que l’inauguration comme on nous l’annonce concerne le President-elect Obama, président à plein temps à partir de demain. Cet effort de promotion, de création d’une virtualité, cet énorme déploiement de pompes et de communication sont une bonne mesure paradoxale de l’abîme qui nous entoure et qui nous menace, où nous nous débattons déjà. Ce que nous dit cette inauguration formidable, cette tentative originale et remarquable de mobiliser un pays, de ressusciter l’âme de cette nation comme si l’Amérique était une nation et comme si elle avait une âme, – ce que cela nous dit, pour le moins, c’est l’état pathétique où se trouve l’Amérique... Et le reste par conséquent, puisque le reste suit, puisque «America remains the great hope of humanity.» Etrange humanité, inded.