JSF et F-16 : Kafka in Pentagon

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JSF et F-16 : Kafka in Pentagon

• Faut-il sauver la géniale entité-JSF, qui ne sert à rien de ce pour quoi elle a été conçue, qui coûte bien entendu la peau des autres, qui enserre comme une liane étouffante le Pentagone fou du plaisir de la complexité bureaucratique ? • Bref, on commence à discuter ferme pour déterminer ce qu’il faut faire maintenant qu’il est acquis que le F-35 est, selon le mot du précédent secrétaire à la défense, un « paquet de merde ». • Les projets fleurissent, les programmes sortent des tiroirs, les rapports se débitent ‘à la pelle’. • L’avion ne valant rien, la commande est maintenu à 1 763.

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Il est vrai, que nous disions ceci dans un texte du 10 juin 2000 (bien en 2 000), notamment à propos de Richard Aboulafia, du Teal Group, et essentiellement à propos de ce qui était encore le JSF en transition vers l’appellation opérationnelle F-35 :

L’expert américain Richard Aboulafia, consultant du Teal Group, basé en Virginie, remarque (le 17 mai 2000 dans le New York Times) que “tout le monde voudrait assister à ses funérailles [du JSF] mais personne ne veut être l’assassin.” Il y a cinq mois (dansAviation Week & Space Technology’, le 1er janvier 2000), le même Aboulafia expliquait : “Le JSF pourrait faire à l’industrie européenne ce que le F-16 a presque réussi : la détruire. [...] Le JSF est au moins autant une stratégie nationale qu’un programme d’avion de combat.” »

Aujourd’hui, vingt-et-un an plus tard, le même Aboulafia, toujours vif, annonce :

« Pour la première fois depuis des décennies [en fait, depuis que le programme F-35 a été lancé] des décisions difficiles [pour le F-35] se profilent à l'horizon »

C’est une des rares précisions compréhensibles sans effort, par la seule vertu des mots, dans un texte fourni de Breaking Defense, – sinon le titre peut-être, d’une prudence calculée et au sous-entendu significatif :

« Le F-35 à la croisée des chemins alors que l'état-major conjoint évalue la situation et les projets de l’aviation tactique pour le budget Biden.
» Pour l’instant, il n’est pas prévu de réduire les projets de l'armée de l'air d’acheter 1.763 F-35 Joint Strike Fighters, déclare Darlene Costello, responsable par intérim des acquisitions de l'armée de l'air. Mais... »

Dans la foulée des déclarations du chef d’état-major de l’USAF sur le F-35, le F-16 et les Ferrari, Breaking Defense a obtenu une copie d’un mémo interne de l’adjointe au secrétaire à la défense, Kathleen Hicks, annonçant une grande étude de révision des divers programmes et projets de l’aviation militaire tactique, dans laquelle se trouve bien entendu le F-35.(Cette étude doit être remis en avril à l’administration Biden, pour le projet révisé de budget de la défense FY2022.)

A partir de ce document et divers contacts et autres déclarations, Breaking Defense a élaboré un long texte sur le thème des projets de l’aviation tactique militaire US, avec comme sujet fondamental, bien entendu, le sort du programme F-35/JSF. Une phrase ou l’autre, de pur commentaire d’ambiance, mesure l’effervescence où se trouve la bureaucratie du Pentagone, et l’USAF en particulier, puisqu’il s’avère bel et bien que “la chasse au F-35” est ouverte (une phrase telle que, laissée à votre traduction personnelle, – toujours ce souci du vrai climat : « “The Air Force is all over the place on its fighter plans,” one analyst said, with a nearly audible eye roll. »)

Pour le reste, nous avouons notre frayeur, notre terreur même devant le cauchemar hyper-kafkaïen qui se dessine dans la démarche de redessiner entièrement l’aviation tactique US, tout en évoluant vers la liquidation du JSF, – si cette liquidation est possible... Quoi qu’il en soit nous avons hésité, puis abandonné l’idée de traduire ce texte, quasiment intraduisible selon nos normes intellectuelles et cognitives, et notre équilibre psychologique. (Et ce n’est certainement pas la faute de l’auteure, mais bien un reflet du super-‘Château’ kafkaïen qu’est le Pentagone.)

Nous reprenons certains passages du texte qui nous semblent compréhensibles et susceptibles de faire avancer la compréhension de la vérité-de-situation ; mais tout de même et d’abord, un passage qui nous restitue les diverses options ‘sur la table’, selon Aboulafia. (On précise pour une meilleure approche du texte, mais aussi comme mesure de l’ambiance, que le NGAD est l’acronyme désignant le chasseur de 6e génération, théoriquement prévu comme successeur du F-35, selon la vision théorique d’avant qui claironnait une bonne marche dans le ‘Wild Blkue Yonder’ de l’ex-JSF ; le ‘Loyal Wingman’ est, nous semble-t-il, un surnom choisi, comme concept à partir du véritable ‘Loyal Wingman’ pour désigner un drone de dimensions respectables et de performances incomparables, d’une catégorie dite ‘avion de combat sans pilote’ ; F-16V ou ‘fils de F-16’ [‘son of F-16’, pour rester polis], comme nouvelles versions du F-16.)

« Aboulafia a catégorisé le débat en cours [au sein de l’USAF] de cette façon :

» “Concepts arrivés à maturité contre technologies de pointe (centrées sur le débat plate-forme [pilotée] contre ‘Loyal Wingman’, etc.). Bien entendu, débat accéléré ou ralenti selon les préoccupations liées au calendrier des menaces.

» • “Les technologies héritées des générations précédentes, en service (F-15EX, F-16V, ‘fils de F-16’) contre le F-35, contre de toutes nouvelles technologies.

» “• Les capacités aériennes tactiques traditionnelles par rapport à une conception plus large, axée sur l’autonomie allongée et la charge utile renforcée (le NGAD conçu comme ‘fils de F-111’ [l’avion de pénétration profonde F-111 du début des années 1960]). L’attrait de ce dernier concept serait dicté par les préoccupations liées à la menace du Pacifique (en particulier à long terme) et les options de déploiement et de base du ‘Loyal Wingman’, et bien sûr la survivabilité des plates-formes de soutien, en particulier les avions ravitailleurs en vol”. »

• Lockheed Martin (LM) lutte contre ce qu’il perçoit comme une attaque décisive contre son JSF en argumentant sur le coût de fonctionnement. Les experts ‘indépendants’, évidemment généreusement arrosés par LM, plaident dans le même sens. Il s’agit de présenter les déboires du JSF comme étant ‘limités’ aux seuls coûts de fonctionnement ($36 000 par heure de vol !), en argumentant que si l’on fait voler le F-35 d’une façon plus intense, ou si l’on calcule mieux, le coût diminuera.

« Le coût actuel par heure de vol des F-35 est de $36 000, a déclaré Ken Merchant, responsable de l’entretien des F-35 à Lockheed Martin, aux journalistes mardi. Les responsables de Lockheed Martin soulignent toutefois que ces coûts tomberont en dessous de $25 000 dollars d’ici 2025 pour atteindre l’objectif de l’USAF, – bien que cette somme soit en dollars de 2012.

» “J’ai entendu dire que cette révision [du rôle du F-35] est motivée en grande partie par les opérations et les coûts de soutien des F-35”, a déclaré Bryan Clark, de l’Institut Hudson. “C’est une préoccupation de longue date, mais il y a quelques années, les responsables des services pensaient qu’avec plus de temps et de données, le coût par heure de vol diminuerait. Les coûts n’ont pas diminué autant qu’espéré, et la pénurie de pièces de rechange réduit la disponibilité opérationnelle. Le département de la défense et l’USAF cherchent donc des solutions alternatives pour mener la majorité des opérations de vol avec des avions moins coûteux, plus faciles à entretenir et offrant une plus grande disponibilité opérationnelle”. »

• Du point de vue semi-officiel et du point de vue officiel, langue de bois déjà travaillée et langue de bois standard, on tourne autour du concept de la réduction ou pas de la commande de F-35 (1 763 pour l’USAF), sans s’attarder au rapport de cause à effet du vulgum pecus (si le F-35 ne marche pas, pour telle ou telle raison, comment peut-on encore argumenter autour de la commande, sinon pour l’annuler ?). Pendant ce temps, l’US Navy et le Corps des Marines, les deux autres acheteurs US avec des commandes moins importantes que celle de l’USAF, suivent la bataille avec l’option, toujours ouverte (et comment ! Grande ouverte, certes), de commander des F-18 tandis que Boeing continue à travailler sur un F-18 NG (‘Nouvelle Génération’) :

« Lors de sa dernière conférence de presse le mois dernier, l’ancien responsable des acquisitions de l’USAF Will Roper avait déclaré aux journalistes qu'il voyait l’avion de combat de sixième génération issu du programme NGAD remplacer le F-35, – précisément parce que le coût exorbitant du cycle de vie de cet appareil signifie évidemment que l’USAF ne peut pas se permettre d’acheter autant d’avions qu'il lui faut pour combattre et gagner une guerre aujourd’hui, et encore moins demain.

» Roper n’avait pas directement répondu à la question de la réduction de la commande.  “Mais ce que je peux dire, c’est que nous n’avons pas abaissé suffisamment le niveau de prix d’entretien nécessaire pour une très grande flotte. Les prochaines années seront donc cruciales pour le programme F 35”.

»  [Deux officiels de haut rang de l’USAF], le général Richardson et Dareen Costello, qui succède à Roper, ont souligné qu’il n’est pas prévu de réduire l’achat de F-35A par l'USAF.

» “Nous sommes à une commande de 1.763 exemplaires au moment présent”, a déclaré Costello. »

Tout cela se dit et se fait au milieu d’une jungle de nouveaux concepts, de plans sophistiqués, de formules diverses et souvent semli-magiques, à partir de prévisions qui envisagent la méthode de travail qui a abouti au JSF, si possible en pire. (Le ‘jumeau numérique’ est une idée en pleine vogue, fournissant tout le travail de conception, de développement et de production en numérique ; il reste possible sinon même probable que l’avion, ou la ‘plateforme’, qui en sortira soit réel[le], qu’il s’agisse de la 6e ou de la 7e génération).

Si l’on comprend bien, ce qui est loin d’être assuré, on s’acheminerait vers une révolution complète de toute l’aviation tactique US, cela permettant éventuellement de liquider le JSF sans trop afficher le naufrage. Au reste, est-il acquis que le Pentagone puisse abandonner le programme F-35, notamment en réduisant d’une façon importante sa commande ? Il est possible qu’avec le F-35, dans le cas d’un programme si important (déjà 1 700 $milliards dépensés alors que le programme complet de 3 000 [US] + 3 000 [export] était fabuleusement estimé à 1 000 $milliards), qui met en jeu tant d’intérêts divers, d’une entité technologique et comptable si prégnante et puissante, – il est possible qu’on se trouve dans le cas du Pentagone prisonnier du JSF malgré l’effondrement du F-35.

Cette possibilité étant envisagée, l’autre point qui doit être retenu est l’extraordinaire indolence de l’USAF, derrière une agitation absolument pathologique. Au plus cette agitation s’étend et secoue le grand corps, au plus les initiatives, les projets, des programmes, etc., naissent et développent leurs propres logiques carnivores. Donc, au plus l’on s’agite, au plus l’on s’embourbe et l’on s’enlise dans des chemins de traverse qui s’avère grandement marécageux, au plus l’on traîne, au plus l’on s’enfonce dans du sur-place, alors que la situation opérationnelle de l’USAF est extrêmement urgente et que l’on fabrique toujours des F-35 si vivement critiqués.

Même la perspective de commander un ‘F-16V’ ou “son of the F-16’ nous paraît impossible à être mise en place et réalisée dans un terme court. Il suffirait pourtant de commander des F-16 Block 60 et 62 à peine améliorés, comme ceux qui ont été développés pour les Émirats Arabes Unis, pour disposer d’un excellent appareil de combat pour les missions envisagées, jugé équivalent au Rafale par les Français ; mais de cela, l’USAF ne veut rien savoir. Il faut également prendre en compte que l’USAF n’aime pas les avions légers (et donc bon marché) ; il faut se rappeler que le F-16 fut imposé à l’USAF en 1974-75, dans des circonstances politiques et commerciales très singulières et inhabituelles, qui prirent la bureaucratie du Pentagone complètement par surprise. C’est pour cette raison que l’USAF n’hésite pas à commander de nouveaux F-15, qui est son avion de prédilection à cause de son poids, de sa puissance (et de son coût), alors qu’elle piétine et rechigne devant le F-16.

D’une façon plus générale, il s’agit d’une situation extraordinaire et de type métahistorique. Avec cette question sacrilège du sort du F-35 mis à l’encan, et pourtant trop sacrilège pour qu’on accepte un tel sort, on assiste à un naufrage du système du technologisme. La sacralité du JSF tient à ses divers caractères extraordinaires qu’on connaît, même (et surtout) dans un sens négatif, mais aussi à son extraordinaire complexité technologique, à son accumulation du système et du système de systèmes, tendant vers une perfection indémêlable de la formule, et aboutissant à un complet cul-de-sac de la formule ainsi ligotée à jamais. Plus qu’un sparadrap (celui du capitaine Haddock) dont on n’arrive pas à se débarrasser, le JSF est comme une liane proliférant, venimeuse comme un serpent fatal, qui ne cesse de s’enrouler autour de ses créateurs, pour les étouffer, pour les faire mourir de plaisir, à $100 milliards la passe qui ouvre le chemin de la modernité. Le JSF est une sorte d’entité transgenre qui, résistant jusqu’à la transmutation, cherche à assurer le transhumanisme du technologisme.

 

Mis en ligne le 28 février 2021 à 16H15

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