J'écris ton ombre, zombie...

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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J’écris ton ombre, zombie...

17 janvier 2015 – On aura observé, j’espère, l’emploi nouveau sur ce site, à plusieurs reprises ces derniers jours, du terme de “zombie” ; dans le texte du 13 janvier sur “A chacun sa Fin des Temps” (« ...dessert d’une façon absolument radicale la cause financière de ces zombies du complexe militaro-industriel », « un raisonnement aussi absolument marqué par la philosophie du zombie ») ; la même chose, en un peu plus explicite dans les Notes d’analyse du 15 janvier sur “le silence du Système”. Il y a eu déjà dans ce Journal dde.crisis une autre occasion où l’on a employé le mot, via une citation extrêmement franche, tranchante et rafraîchissante du vice-ministre russe des affaires étrangères Riabkov (« Les agences du gouvernement US ont agi et agissent avec entêtement comme des zombies qui frapperaient à une porte ouverte »).

Il y a déjà une tentative d’explication du terme “zombie” tel qu’il est introduit dans l’imposant et tonitruant “arsenal dialectique de dedefensa.org”, comme ils disent. C’est dans le texte du 13 janvier déjà référencé, avec des membres de phrases initialement écrits puis retirées pour aider votre chroniqueur à mieux expliciter cet emploi, et qui sont replacées ici en gras souligné : « Le sapiens-Système, ou zombie, ou encore zombie-Système, conserve une certaine part en général très-minime de vivant à côté de son immensité pourrie et morte. Il ne s’agit pas d’une fabrication humaine ni d’un prodige de la génétique type-Google, mais de ce que nous tenons comme une vérité-de-situation selon laquelle même les plus compromis d’entre nous restent tributaires de forces extérieures qui les empêchent de totalement sombrer de l’état de zombie à l’état de robot. »

On comprend alors aisément le but du texte présent, que vous êtes en train de lire, qui est d’expliquer, aussi bien par l’analyse rationnelle que par le sentiment que j’espère né de l’intuition, l’emploi du terme. (Si je m’attelle à cette tâche, on le comprend bien, c’est parce que j’ai le sentiment que ce terme de zombie reviendra de plus en plus souvent dans les textes de dde.org. On verra.) Pour entamer l’entreprise sémantique, je m’attacherais à cette nuance finale de l’explication plus ou moins acceptable que Wikipédia donne du mot “zombie” : « Par extension, le terme peut également désigner quelqu'un ayant l’air absent, amorphe ». Adaptant cette idée à mon propos qui est de définir le sapiens-Système, cela donnerait ceci : “Par extension, le terme désigne des sapiens qui, par le biais de leurs liens avec le Système, sont devenus absents et amorphes parce qu’ils sont liés à une entité absente de la vérité et étrangère à toute forme”. (Précision sur le terme “amorphe”, toujours de Wikipédia, que je considère là aussi comme non seulement acceptable pour ma démarche, mais absolument nécessaire et fondamental pour le sens de la chose, dans son esprit sans aucun doute : « Amorphe” contient la racine grecque ‘morphos’ [forme] et le préfixe privatif ‘a’. Amorphe signifie donc littéralement sans forme. » Pour aller au principal en guise d’exemple d’application, je dirais que la politique des zombies est, dans ce sens, absolument amorphe ; comme le fait de somnambules se croisant poliment et se regardant sans se voir dans les dédales de leurs logements communs ; politique informe suivie plutôt que définie, sans y rien comprendre bien entendu parce qu’incapables d’y distinguer quelque forme que ce soit, et d’ailleurs fort logiquement puisque cette politique n’en a aucunement.)

C’est donc dans ce sens qu’ils sont pour moi, et par extension je m’en porte garant pour dedefensa.org, des zombies certifiés, – des êtres à quatre-cinquièmes, ou à neuf-dixièmes qu’on dirait morts, à peu près dans cette sorte de situation ; avec cette attitude d’amorphisme, cette lenteur désespérante de l’esprit verrouillé sur des formules hallucinées et répétées à l’envi, ce crépuscule de la vision réduite à un théâtre d’ombres, cette crainte panique d’une pensée qui pourrait s’aventurer sur des terres inconnues, cette sorte d’endormissement quasi-décisif qui empêche mieux qu’une clôture électrifiée d’approcher une pensée sortant du tout petit sentier battu où il faut mettre un pied devant l’autre pour avancer en rang d’oignons, qui réduit l’imagination, l’âme poétique et l’ouverture à l’intuition à autant de honteuses et insupportables diffamations des consignes impératives (du Système, pardi) dont le non-respect déclencherait aussitôt de terribles nausées et une panique irréfragable... Voici donc le sapiens-Système, l’être de Notre-Temps, ce mélange de servilité et de terreur pour ses maîtres, et d’arrogance et de terreur pour les quelques-uns dont il sent le regard critique qui les perce à jour.

Si je m’étends dans toutes ces explications, c’est parce que l’emploi du mot “zombie” n’est ni un hasard sémantique ni le fruit d’un moment d’humeur. Il répond à un but bien précis de mieux identifier et définir les caractères de la sorte d’êtres que l’on voit asservi au Système, exécuter ses consignes, suivre plus ou moins aveuglément une orientation dont l’évidence inspire à un esprit un peu éclairé un jugement à la fois absurde et catastrophique, – sans discussion possible, cela dit de mon fait abruptement et sans retour ni appel. Ce qui est important dans le concept de “zombie”, et plus encore comme je l’aménage et pousserait sa définition, c’est justement une sorte de perception bien de mon fait, qui dit qu’il y a la division d’un être entre une partie morte, pourrie, irrécupérable en un sens et, pour mon compte disons, cette partie totalement sous l’emprise de forces malignes, et une autre partie, en général minime sinon à peine discernable, encore vivotant et éventuellement utilisable ; en général pour d’autres temps, ou pour des occasions extraordinaires, pour entreprendre de récupérer l’être en son entier, en reformant un ensemble sain à partir de cette partie si minime comme une ultime braise d’espoir qui ne veut pas devenir cendre froide.

Zombie plutôt qu’idiot (ou imbécile, etc.) parce qu’un idiot (ou un imbécile, etc.) est un être formé, affecté de caractères exempts de perversités fondamentales sortant du physiologique ; pour certaines traditions et leurs croyances, sinon certaines expériences, un être parfois dotés de dons particuliers qui font de lui le messager innocent et inconscient de messages de l’Au-Delà, parfois encore affublés par la rumeur publique d’un bon sens simpliste, etc. Je ne vois rien en lui qui soit structurellement d’une influence profondément maléfique d’une part, ni le moindre mouvement remarquable qui ferait penser que son état puisse changer aisément, tout cela à moins d’un accident, d’un événement inattendu, etc. Pour cette raison et depuis que mon esprit se réfère au Système pour fonctionner dans nombre de cas, j’ai toujours une considérable réticence à qualifier les sapiens-Système (directions-Système, élites-Système) d’“idiots” ou d’“imbéciles”, par rapport à ce qu’il importe absolument de considérer comme leur faiblesse de caractère et la façon grossière et médiocre dont ils alimentent leurs propres pensées.

Mais zombie, par contre, cela me va parfaitement ; avoir en face de soi des êtres faits de plusieurs parties, dont l’une caractérisée par la décomposition, irrécupérable dans son état, explique son comportement absolument extraordinaire de bassesse, de couardise et d’aveuglement, de dissolution du caractère, tandis qu’une autre peut-on espérer, sans aucun doute très minime sinon à peine visible, mais tout de même comme un restant de possibilité de reprise de conscience, de récupération d’un peu de soi qui puisse prétendre à nouveau à une ontologie ; disons-le et répétons-le, le germe minuscule du zombie qui pourrait redevenir lumineux, l’ultime partie vivante du mort-vivant... Il faut avoir chez son adversaire, dans la terrible partie qui se joue, une représentation mimétique des terribles forces contre lesquelles on se bat, ces forces dévastatrices mais justement avec des aspects pleins de paradoxes, – la surpuissance du Système qui contient dans elle les germes de l’autodestruction, le système de la communication avec son côté Janus qui peut faire de lui, qui s’acharnait contre vous l’instant d’avant, soudain un allié inattendu.

... Pour paraphraser le grand Will qui, décidément, préférait idiot, moi j’écrirais à propos de notre époque et de son zombie, ceci qui montre, avec le verbe “prétendre” et l’inversion du “tout”, la fragilité inhérente à l’aspect de tromperie caractérisant cette étrange et diabolique entreprise ; et qui, après tout, et cela vaut bien des cours d’histoire, résume le chemin parcouru depuis le siècle de la Renaissance et de l’Angleterre élisabéthaine, c’est-à-dire le chemin de la modernité jusqu’à la postmodernité :

« Une histoire pleine de bruits et de fureurs,

» Écrite par un zombie et qui prétend signifier tout.»