Il n’est pas “un des nôtres”...

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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 1992

Il n’est pas “un des nôtres”...

1er août 2016 – Je poursuis par conséquent la chronique d’hier dans ce Journal dde.crisis, en notant une remarque de notre excellent accompagnateur-commentateur Perceval-78, sur le Forum du même texte, et disant ceci :

« Ah mais que si, dans la saison 4 le président Underwood en campagne électorale est victime d'une tentative d'assassinat par un ex journaliste, attentat dont il se remettra difficilement par le biais d'une greffe de foie.

» La rumeur, Washington bruisse de rumeurs, dit que Claire pourrait tuer son mari dans la saison 5 pour avoir le poste de Présidente. »

La remarque concerne un passage précis (voir plus loin) du texte en question, et ce qui m’intéresse est bien sûr, tout en en reconnaissant l’intérêt général, de préciser que sur ce point de la chronique régulière de Perceval-78 je suis en désaccord amical mais insistant, notamment et essentiellement pour l’esprit de la chose. Je sais que les gens de House of Cards ont l’habitude de se féliciter qu’à chaque saison ils introduisent un élément extraordinaire qui se vérifie dans la situation politique de Washington D.C. l’année d’après ; là, je crois que cette règle n’est pas rencontrée du tout et que c’est plutôt Washington D.C. qui les a pris de vitesse.

(Je précise que j’ai trouvé ce feuilleton admirable, jusqu’à la saison 3 [je ne suis pas sûr du numéro] qui, brutalement, m’a particulièrement déçu, jusqu’au quasi-dégoût ; cela, lorsque j’ai découvert le portait caricatural-Système qu’ils ont fait du président Poutine, alias-Ivanov, selon les canons des plus incroyablement stupides caricatures-narrative du personnage ; et là-dessus, cerise de service sur le gâteau, par contraste la vertu ontologique au-delà de toutes les charogneries courantes d’usage de la politique US, dans le chef des réflexes humanitaires de la First Lady Claire Underwood, et de son mépris très type-Park Avenue pour le thug venu des steppes sauvages et des officines cliquetant d’instruments de torture du KGB, – et, du coup ceci [l’humanitaire-chic/salonard] rattrapant aisément cela [charogneries d’usage, etc.], et comment ! Ce réflexe de vertu américaniste m’a laissé extrêmement désappointé quant à la valeur intrinsèque de l’entreprise.)

Revenons à notre propos en citant le passage auquel notre excellent Perceval-78 fait allusion, et aussi je vais me permettre de souligner en gras ce qui me paraît essentiel pour mon explication, laquelle fera progresser la question de la description et de l’éventuelle compréhension de la situation aux USA : « [...L]a situation des USA, qui semblait montrer une solidité d’une extrême résilience dans les tempêtes crisiques qui se succèdent depuis plusieurs années, devient soudain quelque chose de proche d’un “château de cartes”, où même un assassinat politique est envisagé froidement et avec une pointe de dérision et de scepticisme (House of Cards, le feuilleton, n’a jamais envisagé cela) : seront-ils assez organisés pour monter une tentative d’assassinat de Trump, en auront-ils l’audace, les guts, ou bien même cela les dépasse-t-il ? »

Ce que je voulais dire, et qui est exprimé par les mots en gras, n’est pas que leur originalité ou leur audace (!) serait qu’ils ont des projets d’assassinat Trump, – ils doivent en avoir depuis des mois et des mois, par fournées, par brassées, dans tous les sens et toutes les positions, comme une sorte de Kamasoutra de la liquidation définitive, – mais plutôt que ces projets doivent être en général considérés avec dérision et scepticisme... En effet, la vraie question révolutionnaire, qui ne figure pas dans House of Cards, ce n’est pas qu’ils aient peur ou pas de le faire, encore moins qu’ils aient le civisme ou pas de ne pas songer à ce moyen, – ne poussons pas la plaisanterie aussi loin, – mais tout au contraire qu’il me paraît bien probable qu’ils n’auront sans doute ni le caractère, ni la capacité professionnelle, ni l’audace de la volonté d’organiser une telle opération. Ils ne sont même plus capables d’être des assassins convenables, qui font leur travail avec une certaine maîtrise, ils sont trop d’une consistance méduse-en-panne-d’électricité, bouillie de chats, etc., trop privés de fermeté, trop colonne vertébrale type-éclair au chocolat, trop d’une matière humaine dissolue dans un état intermédiaire entre sauce graisseuse et colle sans adhérence ; ils sont la décadence au-delà du concevable, la décadence par effilochage, par bulles, par désintégration de la pourriture, par chasse tirée et écoulement par les égouts...

Et ceci expliqué indirectement par cela d’ailleurs, et qui n’a pas été imaginé dans House of Cards qui entend conserver l’image d’une caste, d’une sorte d’aristocratie de la charognerie politique qui n’est donnée qu’à ceux qui en font partie,– ceci d’extraordinaire, ce fait que Trump n’est en aucune façon “l’un des nôtres”. Je veux dire par là que s’il était élu comme il y a une possibilité de plus en plus sérieuse qu’il soit, Trump serait le premier POTUS à n’avoir jamais assumé aucune fonction élective si délicieusement démocratique ni aucune fonction officielle. (Également, d’une façon générale, tous les battus du deuxième grand parti, dans le système binaire des “deux ailes du Parti unique”, effectif dès la seconde décennie du XXème siècle, sont dans les “un des nôtres”, soit issus d’un mandat électif, soit ayant exercé un grand poste dans la fonction publique.) Ce point est extrêmement important, comme s’ils croyaient finalement eux-mêmes à la fiction démocratique et comme si cette fiction démocratique avait réellement un effet initiatique : d’où qu’ils viennent, de la banque, de l’université, du cinoche, des ranchs de bouseux, il faut d’abord passer par les stades initiatiques des fonctions électives complémentaires du système (gouverneurs, parlementaires, etc.) ou par des fonctions administratives publiques sous la direction de l’une ou l’autre administration, avant s’accéder, ainsi adoubé et transformé, vers les échelons des marches suprêmes.

Les quelques cas qui semblent déroger à cette règle, – pas de fonction élective exercée avant la magistrature suprême, – concerne quelques chefs militaires, – avec les plus fameux exemples, Washington en 1789 bien sûr, le premier POTUS ; Ulysses Grant en 1869, venu du commandement en chef de l’armée et vainqueur de son idole Robert E. Lee, qui n’avait jamais exercé de mandat politique, et qui n’avait voté qu’une seule fois dans sa vie ; Eisenhower pour notre époque, venu en 1952 de la fonction de SACEUR (commandant en chef suprême allié dans l’OTAN en même temps que commandant-en-chef des forces US en Europe). Mais les chefs militaires suprêmes administrant des forces diverses intégrées se constituent par ce fait en des serviteurs de la fonction politique centrale, et notamment parce qu’ils sont tout de même, par le même fait également, copains des coquins, avec des accointances politiques lorsqu’ils sont arrivés à des postes de commandement suprêmes, et pouvant ainsi être considérés comme faisant partie du lot, au moins comme pièces rapportées teintées de gloire, du groupe-“un des nôtres”.

Chez Trump, rien de semblable : hommes d’affaires, businessman, américaniste d’agitation et de communication sans nul doute, ayant financé des politiciens à l’occasion, mais resté malgré toutes ses tentatives dans une caste qui est résolument différente de celle du politique sans avoir jamais établi un pont opérationnel avec le politique (comme l’a fait le milliardaire Bloomberg, par exemple, en devenant maire de New York) ; qu’il (Trump) le veuille ou pas, qu’on (ceux qui ne l’aiment pas) l’accepte ou non, totalement vierge dans la véritable pratique de la politique au sein du Système et concourant pour le poste suprême qui lui donne accès au symbole de la maîtrise totale de cette politique sans avoir suivi le rite initiatique... C’est bien en cela que sa candidature est révolutionnaire, par la force immense du symbole de sa position hors du “un des nôtres” de la direction politique générale du pseudo-empire, dans une oligarchie incroyablement régulée, conformée, hyper-compartimentée entre les différentes fonctions ; c’est en cela que sa candidature, avec kidnapping du parti républicain, est sacrilège et inimaginable ; c’est en cela, aussi incroyable qu’il en puisse sembler à ceux qui mesurent les choses selon la logique et les règles du Système, selon l’argent, selon l’écho médiatique, selon la vulgarité américaniste, selon le credo capitaliste, c’est en cela que malgré tout Trump est effectivement contre l’establishment (le méprisant “il n’est pas des nôtres” des politiques) et qu’il peut s’établir antiSystème. Voilà qui fait finalement l’hérésie suprême installée au sein du Système, et on ne le trouve pas dans House of Cards...

C’était à peu près ce que je voulais dire à propos d’un système de l’américanisme où pour que tout marche chacun doit être exactement à sa place et n’en point sortir pour que nulle part n’existe le risque de cette terrible exclamation : “Le roi est nu !”... Ou bien, comme dirait The Donald : “Shit ! Ca pue, ici !”