Haute précision

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Haute précision


25 octobre 2002 — Deux articles viennent de paraître sur la question de l'emploi des armes de technologie avancée et de haute précision utilisées par les Américains. Ces deux articles mettent en doute le résultat final de cet emploi, en tant que cet emploi a été célébré comme la panacée de la guerre postmoderne et, partant, puisque ceci va avec cela, de l'universelle puissance de l'Amérique.

Ces deux articles, déjà signalés dans Nos choix, sont les suivants :

• Un article du Christian Science Monitor (CSM) du 22 octobre. Son titre (« “Smarter” bombs still hit civilians ») est loin de tout nous dire du contenu de l'article, et il est même fort proche de nous désinformer en partie à cet égard. Un extrait de cet article permet de mesurer, que non seulement les bombes de plus en plus intelligentes continuent à tuer des civils, mais qu'elles en tuent de plus en plus :


« In the Gulf War, just 3 percent of bombs were precision-guided. That figure jumped to 30 percent in the 1999 bombing of Yugoslavia, and to nearly 70 percent during the Afghan air campaign last year.

» Yet in each case, the ratio of civilian casualties to bombs dropped has grown. Technology, say analysts, isn't the key issue. In Afghanistan, tough terrain, inability to discern combatants from civilians, and paucity of fixed military targets led to estimates of 850 to 1,300 civilian deaths. Red Cross food depots were hit twice, as well as some mosques, and so was a wedding party of mostly pro-US civilians last July.

» By one estimate, the number of civilians killed per bomb dropped may have been four times as high in Afghanistan as in Yugoslavia. »


• Un article du professeur Marc W. Herold, de l'université du New Hampshire, publié le 20 août dernier sur le site >Cursor.org, et qui fait un bilan temporaire sur les pertes civiles en Afghanistan à partir des diverses sources qui ont abordé cette question, les situant à un niveau largement plus élevé que celui qui est mentionné ci-dessus (de 850 à 1.300 morts), et acceptant l'autre évaluation donnée par le CSM, et qui vient du Project on Defense Alternative (à Cambridge, Massachussets), qui situe les pertes civiles en Afghanistan à quatre fois celles de la campagne du Kosovo (ce qui conduirait à près de 4.000 morts en Afghanistan). Herold est l'une des sources indépendantes les plus sûres concernant les pertes civiles en Afghanistan, depuis la publication de ses premiers travaux en décembre 2001 ; il est en fait l'homme qui a fait de la question des pertes civiles en Afghanistan une question en débat. Comme il le rappelle en tête de son texte, ce ne devait pas être le cas, initialement :


« When the U.S. bombing started at 9 p.m. on October 7, 2001, an official 'counting of the dead' in Afghanistan was deemed largely unnecessary. The public was assured that U.S.- U.K. military planners would go to great lengths to avoid civilian casualties and the use of newer, precision-guided munitions would allow only killing the “bad guys.” The Pentagon has steadfastly refused to deal with “body counting”, fearing an epiphany of the ghost of Vietnam. »


Quelles sont les causes de l'augmentation des pertes civiles ? Paradoxalement, cela à voir, directement et/ou indirectement, avec l'emploi de ces mêmes hautes technologies et des munitions de grande précision, ces armes censées réduire justement les pertes. Le CSM cite notamment cette cause :


« The air campaign to free Kosovo of Serbian control in 1998 underscores the point, according to Fred Kaplan, author of “The Wizards of Armageddon.” “Ton for ton, the bombing killed civilians at the same rate as the [Rolling Thunder] air campaign over Vietnam,” Mr. Kaplan wrote. One reason was that the improved accuracy of “smart” bombs “emboldened commanders to aim more bombs at targets that required it,” he says – leading to more frequent misses. »


D'une façon plus générale, la cause principale qui tend à être reconnue est le faiblesse du renseignement sous toutes ses formes, ce qui conduit à des erreurs d'identification, à des fausses identifications, etc, tout cela n'empêchant pas la précision de la frappe qui se fait alors contre un mauvais objectif. En général, les militaires américains se sont plaints que les objectifs en Afghanistan étaient peu reconnaissables (les Talibans sont accusés de ne pas jouer le jeu), qu'ils étaient trop “mélangés” avec des objectifs civils et ainsi de suite.

Comment résoudre ce problème ? La réponse est à la mesure de la stupidité de la bureaucratie : « US planners are putting their faith in better bombs », signale le CSM, qui détaille alors toutes les nouvelles merveilles que nous préparent les Américains (notamment les fameuses JDAM, ou Joint Direct Attack Munitions). Il semble qu'il ne faille rien attendre dans le sens du bon sens, dans la mesure où ces “erreurs” en augmentation, montent en même temps que s'accentuent le caractère automatique et le caractère massif de la guerre américaine, avec l'accent mis nécessairement sur le renseignement pour trouver les objectifs. Les commentaires extasiés qui ont salué la guerre en Afghanistan, ont salué en fait un schéma de guerre sans issue, qui accentue régulièrement les pertes inutiles et n'assure aucun contrôle, ne conduit à aucun règlement acceptable ? Mais cette guerre en Afghanistan dans conception technique et tactique avait d'abord pour but de montrer, au nom de la bureaucratie US, que les munitions de hautes technologies, et, par conséquent, le concept de guerre automatique, marchaient bien. C'est le cas. Le fait que cela ne résolve rien, que cela aggrave tout et tue les civils, semble décidément considéré comme un facteur secondaire, voire accessoire.

Nous avons déjà abordé ce problème dans la Lettre d'Analyse de defensa du 25 février, sous le nom générique des “ratages de haute précision”. Nous avons publié ce texte sur ce site. Nous en donnons ici un extrait, qui concerne directement cette question.


Deuxième leçon, — de l'usage et de l'utilité des armes air-sol de haute précision, avec l'apparition du nouveau concept du ''ratage de haute précision''

Analyse, dd&e, Vol17, n°11 du 25 février 2002


Il a été fait grand cas de l'utilisation et du succès des armes air-sol de haute précision, avec ce point supplémentaire, particulièrement sexy, de soldats des Special Forces guidant ces armes à bon port, grâce à des désignateurs laser ou autre, braqués sur les objectifs. Notre méfiance à propos de ces affirmations est infinie. Notre premier argument est celui de l'évidence, celui de l'absence d'objectifs. L'Afghanistan est par essence un pays ''sans objectifs'' et les Talibans avaient organisé un pouvoir sans État, sans structures, fondé sur le seul radicalisme idéologique. Cette absence d'objectifs est confirmé par une déclaration de Rumsfeld, particulièrement agacé, dès le 9 octobre (deux jours après le début de l'offensive !), à une question d'un journaliste qui évoquait la possibilité que l'offensive eût bien peu d'objectifs à se mettre sous la dent, — Rumsfeld, excédé, comme on l'a vu souvent depuis, et répondant : « We're not running out of fixing targets. Afghanistan is  » (Conférence de presse du 9 octobre 2001.) Pourtant, le pilonnage va se poursuivre et la dépense en munitions guidées va être considérable, à un point où la Navy demandera à l'USAF, sans guère de succès au début, qu'elle lui procure ce type de systèmes parce qu'elle craint d'être à court. Alors, comment connaître le résultat de cette offensive qui a tout de même eu lieu ? La meilleure indication est donnée par les pertes civiles.

On observe que les bombardements par bombes inertes (les B-52 principalement) ont été concentrés sur les lignes de front, contre les forces talibans, dans des zones de combat d'où les civils étaient absents. Cela permet de considérer qu'une majorité écrasante des pertes civiles a été le fait d'attaques contre des objectifs ponctuels, dans des zones hors des abords immédiats du front, c'est-à-dire d'attaques dites stratégiques à l'aide de munitions guidées. Entre le 7 octobre et le 7 décembre, un comptage très précis et modéré du professeur américain Marc W. Herold indique 3767 civils tués par des bombardements US. Sur une période plus longue (2 mois et 10 jours), lors du conflit du Kosovo, il y avait eu entre 500 et 1.000 tués civils, pour une activité aérienne beaucoup plus intense (11.000 missions de guerre, la plupart des missions tactiques ponctuelles avec armes guidées de précision, contre autour de 4.000-6.000 missions de ce type, Navy et USAF combinés). Cette augmentation vertigineuse des pertes civiles en Afghanistan, dans un pays beaucoup plus désertique que le Kosovo/la Serbie, indique un nombre beaucoup plus élevé de ratages de tirs de missiles à guidage de haute précision. Mais nous parlerons plus précisément (!) de “ratages de haute précision” : on ne rate pas la cible, on se trompe de cible ou bien c'est une mauvaise cible qui est prise pour une bonne. La guerre d'Afghanistan a créé par conséquent ce concept nouveau de “ratage de haute précision”. Avec une bombe inerte qui rate sa cible, deux choses sont possibles : le plus souvent, la munition explose n'importe où, elle est perdue sans grands dégâts ; parfois, elle touche un autre “objectif” et amène des dégâts injustifiés et graves. Avec l'arme de haute précision, la situation devient plus claire : quand elle “rate”, à part le cas d'un incident mécanique, elle touche de plein fouet un autre “objectif”, un faux objectif. C'est là une limitation considérable, dramatique de l'emploi des armes de haute précision. Les Américains ne songent pas à s'en préoccuper parce qu'ils ne font pas partie de notre monde, de ce monde où il y a des pertes civiles.