Afghanistan : nos contre-leçonsAnalyse, de defensa Volume 17, n°11, du 25 février 2002

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Afghanistan : nos contre-leçons

La guerre d'Afghanistan ou ce qui en tient lieu est finie et ne l'est pas vraiment (pour les Français Alain Bauer et Xavier Raufer, « la guerre ne fait que commencer », – titre de leur livre paru le 23 janvier 2002 ; on ne leur donne pas tort). Le point de vue général est que, durant cette guerre, une nouvelle façons de faire la guerre est arrivée à maturité (« comes of age », disent les Américains). Des choses nombreuses sont énumérées, qui marquent les grandes leçons de cette nouvelle guerre moderne. Le catéchisme en est l'impressionnante puissance américaine, — pas une supériorité, non, encore plus, une puissance évoluant sur une autre planète ou tout comme ; et le catéchisme de ce catéchisme, comme un double sas quasi-mystique séparant l'Amérique de ROW (“Rest Of the World”, UK included), c'est le triomphe de la technologie la plus avancée dans les rudes paysages de l'Afghanistan, au milieu des rudes cavaliers à-la-Kessel (mais pas insensibles aux dollars, comme la CIA et les Special Forces ont pu s'en apercevoir, – et on y viendra). Tout cela passe par le triomphe de la puissance aérienne, qui est, par excellence, la dimension mythique de la guerre américaine, c'est-à-dire la guerre sans vraiment qu'un seul pied américain foule la poussière afghane, dans tous les cas pas avant que les choses soient bien sécurisées, verrouillées, aseptisées, en un mot américanisées.

Nous avons une autre façon de voir. (Évidemment.)

D'abord (pour rappel) notre méthodologie: nous procédons en complète subjectivité, convaincu que l'information est aujourd'hui un instrument de manipulation

Nous procédons de manière différente de ce qu'il est traditionnellement recommandé de faire dans le métier de l'information et, par conséquent, du commentaire. Nous nous en sommes expliqué de façon générale (voir dd&e, Vol17, n°08, rubrique Contexte). Pour nous, aujourd'hui, l'information n'existe plus en tant que telle, pour autant qu'il s'agisse de l'information de source officielle, et, particulièrement, de l'information des sources officielles américaines, jusqu'ici pourvoyeuses d'un volume important des informations qui nous intéressent, dans le domaine de la sécurité, de la défense, de la stratégie, etc. Depuis le 11 septembre 2001, de façon graduée mais sans la moindre ambiguïté et sans beaucoup de nuances, à l'américaine disons, les autorités américaines, particulièrement le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld, nous ont dit in fine que les informations étaient devenues une matière de combat et que celles qu'ils nous communiqueraient désormais seraient trafiquées, transformées, modifiées, cachées, pour correspondre au sens du combat mené. C'est-à-dire que, désormais, on nous ment en toute franchise, sans dissimuler le moins du monde. Dont acte.

Il faut bien se faire à l'évolution du monde. Nous procédons donc désormais selon nos propres sources, que nous évaluons à l'estime de notre jugement et de notre expérience, voire de notre bon sens, s'il y en a ; selon les sources qu'Internet peut nous fournir, selon l'estime que nous en avons là aussi, parce qu'il est manifeste que nombre de sources d'information installées sur Internet ne dépendent pas de ces sources qui nous mentent avec autant d'aplomb ; selon notre expérience, notre bon sens, notre intuition, selon ce que nous avons précisément de ces attributs psychologiques de la vie sociale.

C'est notre Méthode. Nous tenons à la présenter de façon catégorique, sans dissimulation, par souci de cohérence avec nous-mêmes. Le lecteur se fait sa religion selon la connaissance qu'il a de nous, selon ce que nous lui avons déjà apporté, selon la confiance qu'il peut nous faire et ainsi de suite. Nous menons notre enquête en permanence pour réunir les éléments sur lesquels appuyer notre travail. Nous recommandons à nos lecteurs de faire de même quand ils nous lisent (et quand ils lisent les autres, et comment).

Tout cela est un excellent apprentissage permanent, une saine gymnastique de l'esprit et nous ne manquerons pas de remercier le secrétaire à la défense des États-Unis de nous avoir engagés, involontairement mais qu'importe, à suivre cette voie.

Notre ton peut paraître léger, nous assurons le lecteur que notre détermination est pourtant entière et la matière que nous présentons ici, d'une particulière importance. C'est avec cette Méthode que nous allons tenter de dégager les leçons du conflit afghan, de la période approximativement qui va du 7 octobre au 15-30 novembre.

Nous allons dégager plusieurs leçons, quatre exactement, qui seront toutes le produit d'une appréciation extrêmement critique de notre part, qui sont en réalité des contre-leçons.

• La première concerne l'emploi de la puissance aérienne.

• La seconde concerne l'usage et l'utilité des armes de haute précision.

• La troisième concerne la méthodologie américaine, telle qu'elle a évoluée et qu'elle s'est précisée durant ce conflit, notamment du point de vue du renseignement.

• La quatrième concerne la réalité: qu'est-ce que la guerre aujourd'hui?

Première contre-leçon, – à propos de l'emploi de la puissance aérienne, pourquoi, comment et avec quels effets dans la réalité

Lorsqu'on se rappelle du problème de la défense aérienne dans les années 1960 (à partir de la guerre du Viet-nâm) jusque dans les années 1980 ; lorsqu'on sait que l'un des arguments, outre celui de la réciprocité face aux SS-20, pour l'installation des euromissiles type-Pershing II en Europe, était l'affirmation de l'impossibilité pour des avions occidentaux type F-111, Tornado, B-52 et B-1B, de franchir les défenses aériennes soviétiques malgré l'arsenal de la guerre électronique (EF-111A, EA-6B, avions de suppression type Wild Weasel, AWACS, etc), on reste stupéfaits devant les événements des années 1991-2001, et plus stupéfaits encore que nul ne songe à les relever dans ce sens pour en faire une leçon majeure de la guerre moderne. (On parle de la guerre réelle, non pas de la guerre hypothétique contre une puissance hypothétique : cette idée existe constamment derrière notre propos.)

Aujourd'hui, comme on l'a vu avec la guerre du Golfe, celle du Kosovo, et encore plus, récemment, en Afghanistan, le problème de la défense aérienne, et par conséquent l'hypothèque de la bataille pour la supériorité aérienne n'existe plus. Désormais, il y a ceux qui peuvent tout dans ce domaine et les autres, qui ne sont pas intéressés d'y figurer. Ceux qui peuvent tout sont en nombre très limité et ils font partie du même monde, aux intérêts entrecroisés et dont les querelles entre eux se vident, dans tous les cas jusqu'à nouvel ordre, sans faire usage des armes.

[Ceux qui peuvent tout en fait d'action militaire aérienne sont les États-Unis principalement, certains seraient tentés de dire “exclusivement” ; un peu en arrière, des pays comme la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne et le Japon peut-être ; en arrière encore, quelques restes de la Russie et quelques balbutiements de la Chine, avec quelques situations régionales où les acteurs possèdent des capacités aériennes respectables, mais très loin des plus puissants à cet égard, comme l'Inde et le Pakistan. Les seules hypothèses de guerre aérienne structurée se sont déplacées vers des situations régionales très spécifiques, qui doivent être considérées comme des exceptions à la situation générale actuelle. Le cas exemplaire serait un conflit entre l'Inde et le Pakistan.]

Il faut convenir que le triomphe de la puissance aérienne (un peu dans le Golfe, au Kosovo, en Afghanistan) n'est pas le résultat d'un affrontement (guerre aérienne) mais plutôt ce qu'on définirait comme l'utilisation maximale d'un espace laissé complètement libre par l'abdication de l'autre belligérant, cet espace étant utilisé par une puissance décidée à effectuer l'essentiel de son action dans cette seule dimension. Il nous paraît extraordinaire, dans ce cas, qu'aucune exploration sérieuse des conséquences générales de ce phénomène au niveau technique, au niveau des équipements notamment, n'ait pas été entreprise. Il nous paraît extraordinaire que les seules leçons que va tirer l'U.S. Air Force d'un tel conflit vont être d'envisager la nécessité d'un nouvel avion de guerre électronique ; la nécessité confirmée d'un avion de supériorité aérienne tel que le F-22 Raptor (puisque nous avons eu une telle supériorité aérienne, dit l'USAF, il faut encore l'accentuer avec le F-22) ; la nécessité confirmée d'un avion d'appui tactique tel que le JSF/F-35 (puisque nous n'avons pu nous servir de notre aviation tactique à cause du manque de bases adéquates pour cela, eh bien employons-nous à continuer à développer cette aviation tactique). En d'autres termes, l'USAF ne réagit pas selon les réalités et les nécessités de cette guerre d'Afghanistan et de ses effets d'enseignement pour les prochaines guerres mais selon les réalités et les nécessités de sa programmation et de son statut au sein du Pentagone. Cela n'a rien pour nous étonner. La “vraie guerre” américaine est bien entendu celle des bureaucraties et des groupes de pression à Washington, pas celle des paysages tourmentés et désertiques d'Afghanistan. Pour l'heure, la guerre washingtonienne ne nous intéresse pas.

Par contre, il nous apparaît que cette situation dégagée par les conflits de ces dix dernières années devrait conduire à certaines remarques et interrogations concernant l'avenir des forces aériennes dans ce contexte où la guerre aérienne a pris cette singulière dimension. Ces remarques valent essentiellement pour l'Europe, dans la mesure où l'Europe est (avec les USA) l'autre principale partie prenante dans la conception et la production de systèmes et de doctrines d'emploi de systèmes dans la guerre aérienne, et dans la mesure où la première partie prenante (les USA) est elle-même verrouillée dans des enseignements qui renvoient à la bataille bureaucratique du Pentagone plus que dans la guerre réelle. Ces enseignements sont les suivants :

• La composante de la guerre aérienne est aujourd'hui, du point de vue opérationnel et à moins d'adopter le point de vue américain (voir plus loin sur la conception de la guerre), une composante annexe. Par contre, cette composante est plus que jamais porteuse de puissance au niveau technologique, politique et commercial (voire culturel), notamment dans son rôle unificateur lorsqu'il s'agit d'établir des alliances ou d'avancer au niveau des exportations. (Les Américains ont compris cela, d'instinct dirait-on, avec le JSF, en en faisant d'abord une machine apte à l'exportation et en appelant des partenaires extérieurs à participer au développement. A mesure que la bureaucratie militaire affirmera sa main-mise opérationnelle sur le développement du programme, cette dimension se réduira jusqu'à disparaître. Ne resteront que les inconvénients, comme la dépendance complète des acheteurs étrangers du F-35 de l'architecture de commandement et de contrôle US.) Par conséquent, il reste essentiel de maintenir une activité de production “de veille” de systèmes très avancés qui affirment et maintiennent un statut politique, de les exporter en les considérant comme des outils politiques d'influence et d'alliance.

• Ces systèmes très avancés doivent accessoirement être considérés pour l'emploi, y compris, comme moyens de dissuasion à l'encontre d'une puissance également équipée de tels systèmes, dans l'hypothèse de situations extrêmes. Cette sorte de compromis implique la nécessité, pour éviter le plus possible la mise en place d'une infrastructure très coûteuse et dont l'inutilité est quasiment garantie, de produire autant que possible des systèmes autonomes chargés d'autant de fonctions autonomes que possibles (systèmes polyvalents, pouvant effectuer des missions sol-air et sol-sol, systèmes intégrant des sous-systèmes de protection et de guerre électronique, etc). Il va de soi que le développement maximal et très coûteux, pour des résultats bien douteux, de systèmes d'arme spécialisés et de technologies comme la technologie de la furtivité dans leur développement le plus radicale, constitue une démarche peu raisonnable.

• Les moyens d'appui stratégique de ces capacités de guerre aérienne (moyens de guerre électronique, moyens de ravitaillement en vol, moyens de transport stratégiques) devraient évidemment être rassemblés dans des ensembles collectifs, cela valant essentiellement pour le cas européen. Cela constituerait un cas intéressant de mise à l'épreuve, d'une part d'un cas de transfert de souveraineté aux moindres risques, d'autre part des engagements pour les pays qui réclament des transferts de souveraineté de la part des grands pays mais refusent eux-mêmes des engagement politico-militaires significatifs.

Deuxième leçon, – de l'usage et de l'utilité des armes air-sol de haute précision, avec l'apparition du nouveau concept du “ratage de haute précision”

Il a été fait grand cas de l'utilisation et du succès des armes air-sol de haute précision, avec ce point supplémentaire, particulièrement sexy, de soldats des Special Forces guidant ces armes à bon port, grâce à des désignateurs laser ou autre, braqués sur les objectifs. Notre méfiance à propos de ces affirmations est infinie. Notre premier argument est celui de l'évidence, celui de l'absence d'objectifs. L'Afghanistan est par essence un pays “sans objectifs” et les Talibans avaient organisé un pouvoir sans État, sans structures, fondé sur le seul radicalisme idéologique. Cette absence d'objectifs est confirmé par une déclaration de Rumsfeld, particulièrement agacé, dès le 9 octobre (deux jours après le début de l'offensive !), à une question d'un journaliste qui évoquait la possibilité que l'offensive eût bien peu d'objectifs à se mettre sous la dent, – Rumsfeld, excédé, comme on l'a vu souvent depuis, et répondant : « We're not running out of fixing targets. Afghanistan is. » (Conférence de presse du 9 octobre 2001.)

Pourtant, le pilonnage va se poursuivre et la dépense en munitions guidées va être considérable, à un point où la Navy demandera à l'USAF, sans guère de succès au début, qu'elle lui procure ce type de systèmes parce qu'elle craint d'être à court. Alors, comment connaître le résultat de cette offensive qui a tout de même eu lieu ? La meilleure indication est donnée par les pertes civiles. On observe que les bombardements par bombes inertes (les B-52 principalement) ont été concentrés sur les lignes de front, contre les forces talibans, dans des zones de combat d'où les civils étaient absents. Cela permet de considérer qu'une majorité écrasante des pertes civiles a été le fait d'attaques contre des objectifs ponctuels, dans des zones hors des abords immédiats du front, c'est-à-dire d'attaques dites stratégiques à l'aide de munitions guidées. Entre le 7 octobre et le 7 décembre, un comptage très précis et modéré du professeur américain Marc W. Herold indique 3767 civils tués par des bombardements US. Sur une période plus longue (2 mois et 10 jours), lors du conflit du Kosovo, il y avait eu entre 500 et 1.000 tués civils, pour une activité aérienne beaucoup plus intense (11.000 missions de guerre, la plupart des missions tactiques ponctuelles avec armes guidées de précision, contre autour de 4.000-6.000 missions de ce type, Navy et USAF combinés). Cette augmentation vertigineuse des pertes civiles en Afghanistan, dans un pays beaucoup plus désertique que le Kosovo/la Serbie, indique un nombre beaucoup plus élevé de ratages de tirs de missiles à guidage de haute précision. Mais nous parlerons plus précisément (!) de “ratages de haute précision” : on ne rate pas la cible, on se trompe de cible ou bien c'est une mauvaise cible qui est prise pour une bonne.

La guerre d'Afghanistan a créé par conséquent ce concept nouveau de “ratage de haute précision”. Avec une bombe inerte qui rate sa cible, deux choses sont possibles : le plus souvent, la munition explose n'importe où, elle est perdue sans grands dégâts ; parfois, elle touche un autre “objectif” et amène des dégâts injustifiés et graves. Avec l'arme de haute précision, la situation devient plus claire : quand elle “rate”, à part le cas d'un incident mécanique, elle touche de plein fouet un autre “objectif”, un faux objectif. C'est là une limitation considérable, dramatique de l'emploi des armes de haute précision. Les Américains ne songent pas à s'en préoccuper parce qu'ils ne font pas partie de notre monde, de ce monde où il y a des pertes civiles.

Troisième leçon, – La méthodologie américaine de la guerre, ou la poursuite de la création d'un univers virtualiste

C'est à partir de la remarque que les Américains « ne font pas partie de notre monde » que nous proposons la troisième contre-leçon. Loin de s'adapter à la réalité avec la présence mesurée de forces au sol, les Américains n'ont fait qu'ajouter dans cette dimension terrestre leurs conceptions virtualistes. Le nombre de fausses cibles nous invite à considérer que l'identification en général, et, par conséquent, la désignation des cibles ont été extrêmement déficientes, voire désastreuses. 4.000 tués par inadvertance dans une campagne décrite comme complètement verrouillée par l'identification et la précision, c'est un si dramatique échec qu'une explication générale doit être recherchée. La méthode constante du renseignement américain, s'appuyant sur des moyens automatiques qui présupposent une situation donnée, correspondante aux conceptions américaines, nous éclaire là-dessus. Même dans des pays et zones étrangers, ces conceptions américaines continuent à être appréciées comme dominantes et irrésistibles. Le travail de détection, de localisation et d'identification de la CIA et des Special Forces s'est appuyé sur de puissants moyens de corruption. Les Américains, dont on sait leur considération pour leur propre dollar, n'ont pas douté de la loyauté de leurs informateurs et de l'exactitude de leurs renseignements. Ce mot d'un chef de guerre pachtoune dit tout : « Il suffit de dire aux Américains qu'il y a des combattants d'Al Qaïda dans tel village pour qu'ils bombardent aussitôt. » Cette attitude américaine, pas vraiment nouvelle, est accentuée par les moyens de communication permettant des réactions très rapides, un débat constant entre les seules sources américaines avec introduction des données extérieures dans la mesure où celles-ci s'insèrent dans le schéma général d'appréciation de la guerre créée par la machine de communication des Américains.

Les conclusions à cet égard ne font qu'accélérer une tendance fondamentale, observée tout au long des années 1990 : la guerre, aujourd'hui, est une quasi-exclusivité américaine car il n'y a que les Américains qui semblent y trouver avantage, la survie de leur énorme système étant appuyée sur la puissance du complexe militaro-industriel d'une part et sur le maintien de la cohésion et de la mobilisation de la population d'autre part, et ces deux facteurs rencontrés évidemment par la guerre. On ne prêtera ni dessein particulier ni machiavélisme à la direction américaine : elle est autant asservie à ce montage de la nécessité de la guerre (le montage des causes apparentes telles que l'expansion de l'Empire, la défense de la way of life américaine, l'offensive de la culture, etc) qu'elle n'en est manipulatrice ; et lorsque les esprits sont du niveau du président GW, on comprend qu'elle soit totalement asservie au montage qu'elle réalise. On comprend alors que le “front” d'une guerre essentielle à la survie américaine est quasi-entièrement at home. Là se construisent les nécessités de la guerre, s'en fait la représentation et en sont dressés les nécessités. La géographie du conflit s'explique : c'est moins en raison des capacités de communication (la fable techno habituelle) que des nécessités politiques que le quartier-général de la guerre se trouve à plus de 10.000 kilomètres du front, à Tampa (siège du Central Command). Il importe d'être plus proche du Pentagone que de Kandahar car c'est au Pentagone que tout se passe.

Quatrième leçon, – Que reste-t-il de la guerre ? La guerre est désormais sans fin et son arme principal est le dollar corrupteur

On a observé plus haut, à propos de la question de la guerre aérienne, que le triomphe de la puissance aérienne ou ce qui est affirmé comme tel « n'est en fait que l'utilisation maximale d'un espace laissé complètement libre par l'abdication d'un des belligérants, cet espace étant utilisé par une puissance décidée à effectuer l'essentiel de son action dans cette seule dimension ». Est-ce la recette de la victoire ? Techniquement, les experts s'empressent de répondre positivement parce qu'ils sentent bien qu'il est temps de clore le débat, tant ce débat porte de considérations qui pourraient être déstabilisantes pour leur cause. Cela implique, pour répondre d'une façon satisfaisante à cette question qui est évidemment essentielle, qu'il faut évidemment et impérativement sortir de la seule problématique technique, la problématique des experts. Il faut passer au niveau politique (ce que craignent les experts par-dessus tout). Il faut passer à la définition du mot “victoire” dans ce nouveau contexte qui nous est proposé.

On comprend aussitôt ce que cette démarche a de logique. Il nous apparaît aller de soi que, si la définition même de la guerre doit être remise en question par les conflits qui se déroulent, cette remise en question affectera aussi tous les composants de ce qui constitue une guerre. C'est notamment le cas du concept de “victoire”. Pour être plus concret, il suffit de s'interroger à propos de situations existantes : la victoire, est-ce la situation existante aujourd'hui en Irak et dans la région, la situation existante au Kosovo et dans la région, la situation existante en Afghanistan et dans la région ? (La précision « et dans la région », répétée pour chaque cas, a une importance capitale.) Il y a du champ pour la discussion. Pour quelqu'un qui habite Los Angeles et vit au rythme du monde par l'intermédiaire du JT de la CBS ou des infos en continu de la CNN, ces “victoires” peuvent paraître satisfaisantes ; pour quelqu'un qui habite la Maison-Blanche et a l'habitude de regarder les matches de football américain à la télévision, idem. Pour notre part, on comprend que nous serons plus réservés.

La substance du débat sur la guerre est là : il ne suffit pas de dire que la guerre a changé, il faut admettre que cela implique que tous les éléments qui composent ce phénomène nommé “guerre” ont aussi changé.

Voilà le spectacle général que nous donne la guerre aujourd'hui : une guerre qui, lorsqu'elle est proclamée finie, ne l'est pas du tout et, au contraire, s'installe dans la permanence du désordre. C'est là qu'apparaît un élément essentiel, qui est resté covert auparavant et qui, en perspective, prend une dimension fondamentale. C'est même, à notre sens, le principal enseignement de la guerre post-moderne : le rôle corrupteur fondamental du dollar (du dollar puisque c'est la monnaie générale et que cette guerre post-moderne est essentiellement américaine). On l'a vu tout du long de l'engagement de l'Afghanistan, et ce fut l'une des principales missions des équipes de la CIA et des Special Forces : acheter des alliés, c'est-à-dire, dans la réalité de la guerre post-moderne, acheter des hommes de main.

L'“alliance” avec les forces sur le terrain, si joliment vantée par les experts (Colin Powell nous explique que la révolution de cette guerre, c'est « d'avoir réussi à coordonner des systèmes de technologie avancées avec des combattants du niveau du quart-monde »), — cette “alliance” revient à la capacité de corruption des combattants terrestres, d'ailleurs tout désignés pour cela puisque brigands, chefs de guerre, etc. On nous a fait de grandes théories sur le délai entre le début du bombardements des lignes talibans et l'offensive de l'Alliance du Nord. La réalité est que ce délai était du à deux choses : mener des négociations pour acheter le maximum de talibans et les faire déserter et trouver un artifice comptable pour que le Pentagone dégage des fonds permettant d'acheter aux Russes les blindés dont l'Alliance avait besoin pour l'offensive. Rien d'autre. Aujourd'hui, tout le monde sait qu'un chef de guerre de bon poids se paye $200.000 en Afghanistan (37 auraient été achetés par la CIA) et qu'une victime civile d'une “erreur précise” de bombardement de l'U.S. Air Force se paye de dix billets de $100 dollars pour chaque proche de la victime. Le premier ministre afghan, tout en confirmant certaines victimes civiles récentes des “erreurs précises” de l'USAF, précisait d'un air entendu que « les États-Unis dédommagent très vite et très bien les victimes ». De ce point de vue de la prédominance du dollar et de l'universalité de la corruption, tout est en ordre : il s'agit sans aucun doute de la globalisation de la guerre, encore plus dans l'esprit que dans la lettre.

Pas de surprise, au reste. Avec la guerre post-moderne, les facteurs classiques d'incorruptibilité ont disparu : la fidélité à une nation et l'engagement idéologique. On en est revenu aux guerres de bandits, de chefs de guerre, qui ne font la guerre que pour leurs intérêts. Rien de plus facile à acheter, ou à corrompre (ce deuxième terme est un peu déplacé, non ?). La technique est apparue avec la Somalie en 1992-94, elle s'est poursuivie avec la Bosnie et le Kosovo. Les Américains ont vite compris cela, eux qui ont toujours su faire (on peut rappeler comment ils ont acheté le soutien de la Mafia sicilienne en 1943, par l'intermédiaire du gangster Lucky Luciano). On en revient aux guerres pré-modernes où l'on achetait les combattants, des rudes arbalétriers suisses aux condottiere de la Renaissance. La différence est certes que les condottiere vous avaient une autre allure. L'époque aussi, d'ailleurs.

Le véritable enseignement de cette guerre est le constat de l'entente parfaite entre bandits, sauvages et barbares d'une part, “civilisés” américains de l'autre. Son arme nouvelle, c'est le dollar corrupteur. Est-ce une guerre révolutionnaire ? On a la révolution qu'on peut.