Guénon actuel (II) – Jünger saluant “l’Étoile”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Guénon actuel (II)

Jünger saluant “l’Étoile”

13 mars 2019 – Depuis que j’ai vu cette émission sur Guénon et me suis permis d’en recommander la vision aux lecteurs de ces pages, je me suis moi-même intéressé plus précisément à cet extraordinaire métaphysicien si peu “à la mode” et qui pourtant bouleverse souterrainement le XXème siècle pour mieux nous préparer à l’orage catastrophique que nous affrontons aujourd’hui. Je compte bien y revenir à telle ou telle occasion, ce qui est la raison de cette numérotation des “Guénon actuel”, – tant effectivement il est “actuel”. 

J’ai suivi depuis l’une ou l’autre piste que l’on nous signale dans ces 54 minutes de conversation… Notamment la somme considérable (1224 pages plus quelques pages de photographies) de Xavier Accart, sur Guénon ou le renversement des clartés, – Influence d’un métaphysicien sur la vie littéraire et intellectuelle française (1920-1970).  Je viens de recevoir le bouquin et ai commencé à le feuilleter en diagonale rapide, et m’arrêtant notamment à un sous-chapitre du chapitre intitulé « Guénon fut-il la référence d’un camp politique pendant la guerre ? », avec réponse négative bien entendu.

Le sous-chapitre s’intitule « Au-delà des oppositions idéologiques », avec l’exemple parmi tant d’autres de l’amitié jusqu’au bout entre Jean Paulhan et Pierre Drieu La Rochelle, l’un dans la résistance et l’autre dans la collaboration. La dernière lettre de Drieu à Paulhan peu avant le suicide du premier constituait un encouragement pour eux deux à dépasser des engagements idéologiques antagonistes, et cela par le biais d’une réflexion sur René Guénon, exemple archétypique de ce mépris des engagements si trompeurs.

Dans le même passage où il cite tant d’exemples d’ennemis idéologiques restés amis, et souvent réunis dans une commune estime pour Guénon, Accart cite le cas de Ernst Jünger, autre admirateur de Guénon. Il signale à son propos (p.761) une anecdote venu d’un français juif, le Dr. Germain Sée, à Paris en 1942. J’ai tout de suite reconnu, tant l’anecdote m’avait marqué, une lettre que ce monsieur Sée avait envoyé au Monde le 12 août 1996 (rubrique “Courrier des lecteurs”), et dont j’avais précieusement recueilli le texte, me promettant de la republier un jour, – et voilà qui est va être fait dans l’instant !

La lettre et la circonstance sont pareillement magnifiques, tout comme la finesse et la mémoire du centenaire Jünger qui n'avait pas oublié que l'avenue Kléber est une des grandes avenues de la Place de l’Étoile d'alors  Elles n’ont nul besoin de commentaire parce qu’elles se suffisent si grandement en elles-mêmes pour, comme dit le vieux monsieur Sée, nous « redonn[er], un instant, espoir en l'Homme ».

 

« Le Salut d'un Officier Allemand

« Je suis un médecin français juif. Au tout début de juin 1942, j'étais à Paris, sous l'occupation allemande. J'ai donc porté l'étoile jaune, comme m’y contraignaient les lois de Vichy.

» Un après-midi vers trois heures, avenue Kléber, alors que je sortais de la librairie Au Sans Pareil, où j'avais un abonnement de lecture, j'ai aperçu un officier allemand. Il marchait dans ma direction. Arrivé à ma hauteur, il a fait le salut militaire. Puis, il a poursuivi son chemin. J'ai regardé autour de moi : l'avenue était déserte ! Cet événement m'a bouleversé. Et je me suis longtemps interrogé sur la signification de ce geste.

» Aujourd'hui, j'ai quatre-vingt onze ans. Plus de cinquante ans après, j’ai relaté cet épisode dans une brève histoire de ma vie que j’ai écrite à l'intention de mes enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. De bouche à oreille, l’anecdote a fait le tour de la famille jusqu’à ce jour d’avril dernier, où un de mes petits-neveux m’a appelé. Mon histoire lui évoquait un passage du “Journal parisien” d’Ernst Jünger, le grand écrivain allemand, héros de la guerre de 14, affecté à Paris, en juin 1942, comme officier de la Wehrmacht. J'ai aussitôt pris connaissance de ce journal.

» C'est ainsi que le 7 juin 1942, il écrit : “J'ai croisé pour la première fois, rue Royale, un groupe de trois jeunes filles qui portaient l'étoile jaune ... et je me suis senti aussitôt gêné de porter l'uniforme”. Après cette lecture, j’ai eu envie de raconter mon histoire à Ernst Jünger. M’étant assuré qu'il était encore en vie, j’ai prié son éditeur de la traduction française, Christian Bourgois, de bien vouloir lui transmettre une lettre. Il l’a fait avec diligence, tout en me prévenant qu’Ernst Jünger était un monsieur de cent ans, qui recevait beaucoup de courrier ! 

» Je ne m’attendais donc guère à une réponse, quand, il y a quelques semaines, j’ai reçu une carte de Jünger, écrite en français. J'y apprends que l'officier allemand qui m’a salué, il y a cinquante-quatre ans, avenue Kléber, c’était lui ! Voici le texte même de sa réponse : “Cher Monsieur, vous m'avez vu rentrer dans la librairie de madame Cardot, amie à moi (juive), avenue Kléber. Bien à vous, Ernst Jünger. P.S. : j'ai toujours salué ‘l’Étoile’.”

» Aujourd'hui je suis très heureux de pouvoir saluer à mon tour celui qui, en cette période noire, m'avait redonné, un instant, espoir en l'Homme. »