Gates & JET, Fort-Worth aller-retour

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Gates & JET, Fort-Worth aller-retour

3 septembre 2009 — En principe, l’équipe d’évaluation de JET est arrivée à Fort-Worth hier, 2 septembre, pour dresser un bilan type-audit du programme JSF. Il faut dire qu’elle y avait été précédée, à 48 heures, par le secrétaire à la défense Gates. La visite du secrétaire à la défense fut, comme on le sait, impromptue et décidée par surprise.

Pour vous donner un aperçu de la visite, rien ne vaut la version officielle car elle est tout à fait conforme à ce que fut la visite – une visite à LM-wonderland, où tout marche bien, tout est à temps, dans les prix prévus et conformément au plan établi, avec des super-ouvriers de LM heureux de fabriquer le meilleur avion du monde, et qui marche. Si vous avez du temps à perdre pour flâner et découvrir les observations type-Pravda, lisez donc «Gates Touts F-35 As Heart of Future Tactical Combat Aviation», par Donna Miles, de American Forces Press Service, en date du 31 août 2009. Il semblerait que toute la visite fut marquée par l’“excitation” considérable de l'habituellement placide secrétaire à la défense…

«…But even more impressive, Gates said, is the “dedication and clear commitment of the men and women … working on this airplane.” “They’re clearly excited about it,” Gates said. “I’m excited about it.”

»Gates said he’s particularly excited that the F-35 appears to be on schedule to equip the first training squadron at Eglin Air Force Base, Fla. , by 2011, and enable the Marine Corps to reach initial operational capability by 2012. “So I am heartened by what I’ve seen here this morning,” he said, “but especially by the commitment of the people putting this airplane together.”

»Marine Maj. Joseph Bachmann, an F-35 test pilot who goes by the call sign, “OD,” shares Gates’ enthusiasm about the aircraft he said will deliver a “quantum leap” in new capability. “It’s important for him to see that this is a beautiful machine,” Bachmann said of Gates’ visit. “But I’d also like him to see that we are being good stewards with the taxpayers’ money, and working together to deliver on time.”»

Lors de son traditionnel discours, Gates a mis l’accent sur la nécessité de réformer le système d’acquisition du Pentagone, de serrer les prix, les vis et les boulons; et notant, certes, que le JSF est, ou devrait être, ou a intérêt à être un programme exemplaire à ce propos. (Voir par exemple, le compte-rendu du DoD, reproduit par Defense-Aerospace.com, en date du 1er septembre 2009.)

En un mot, la visite de Gates était de pure RP, une démonstration médiatique et populaire de confiance dans le programme JSF. Ce qui est plus remarquable, c’est que cette visite ait eu lieu deux jours avant l’arrivée du Joint Estimate Team (JET) dont on sait le rôle espéré, – et là commence à se dessiner l’évidence de la manœuvre, si manoeuvre il y a effectivement. La chose se réduit à une question : le JET peut-il aboutir à un rapport mettant éventuellement en cause le programme JSF – dans cette hypothèse, effectivement – alors que le secrétaire à la défense vient de déclarer, deux jours avant l’arrivée de cette équipe, toute la confiance qu’il avait dans le programme JSF?

Là-dessus, on peut enchaîner sur d’autres questions: pourquoi le secrétaire à la défense a-t-il décidé d’aller à Fort-Worth deux jours avant l’équipe du JET? Ou bien, pourquoi le secrétaire à la défense s’est-il laissé convaincre d’aller à Fort-Worth deux jours avant l’équipe du JET? La réponse paraîtrait évidente à beaucoup: parce que le secrétaire à la défense veut sauver le programme JSF/F-35 à tout prix. Ce qui nous conduit à une autre question: c’est donc que le programme JSF/F-35 est si menacé que Gates soit amené à prendre un risque pareil? En effet, c’en est un de venir à Fort Worth deux jours avant l’équipe JET, comme si Gates voulait signaler publiquement à l’équipe JET que son rapport à elle, l’équipe JET, devrait être conforme à son appréciation à lui, Robert Gates. De deux choses l’une:

• Ou bien l’équipe JET obtempère implicitement et publie un rapport superbe sur l’état du F-35, alors que son rapport d’il y a un an, étouffé à l’époque, signalait que le F-35 aurait deux ans de retard et un supplément de $15 milliards sur quatre ans pour son développement… Mais ce rapport était basé sur des données dépassées, proclame Lockheed Martin! Alors, cela signifie que l’équipe JET est complètement incompétente puisqu’elle n’a pas pris en compte un tel facteur, et alors elle deviendrait merveilleusement compétente pour déclarer un an plus tard que le JSF est en pleine forme... Il y a bien assez pour discréditer l’équipe JET, et l’“opération-vérité” qu’entreprend cette équipe d’évaluation risque grandement d'être complètement compromise. On ne manquerait pas, en effet, de mettre en évidence la différence éminemment suspecte entre le rapport 2008 et le rapport 2009, les doutes sur les circonstances générales de ces derniers jours, etc.

• Ou bien l’équipe JET rend un rapport qui confirmerait plus ou moins ses observations de 2008 et alors elle se trouve de facto en situation conflictuelle avec le secrétaire à la défense. Une crise feutrée, interne, mais pas moins une crise pour autant s’ouvre au Pentagone. Le programme JSF, explosif, devient encore plus explosif.

Dans tous les cas de figure, le voyage de Gates à Fort Worth apparaît à la fois imprudent et précipité. On ne vient pas féliciter comme une équipe qui gagne une équipe qui est accusée de tous les côtés de perdre avant que les enquêteurs officiels aient annoncé qu’elle gagne effectivement, au contraire de ce que disent les langues de vipère. Avec la réputation que traîne le JSF, l’initiative est extrêmement risquée et ouvre des voies diverses et des occasions multiples de conflit, en plus d’hypothèses plus ou moins bienveillantes.

(Ici, glissons une hypothèse, disons marginale, mais qui pourrait avoir son poids… Loren B. Thompson rapportait, le 7 août 2009, des rumeurs donnant des précisions diverses sur un départ de Gates, certains le situant en février 2010, d’autres à l’été 2010. Dans ce cas, pourquoi pas l’hypothèse que Gates tient à faire se poursuivre le développement du F-35 sans trop d’éclats publics jusqu'à son départ, quitte à passer la patate chaude qui brûle à son successeur? Hypothèse à garder à l’esprit.)

Fort-Worth, E6Partners et “après nous le déluge”

Maintenant, parlant de la société E6Partners, société de conseil qui vient d’être créée. La présentation de E6Partners par elle-même est particulièrement séduisante:

«E6 Partners, LLC is a U.S.-based, Texas-registered company with offices in the Washington, DC area and in Fort Worth, Texas. It consists of highly experienced executives with comprehensive backgrounds in worldwide industry, government and military….

»E6 Partners has close working relationships with many senior U.S. business executives, U.S. government officials and also with international business executives and government leaders […]

»The E6 business approach is to use its knowledge and experience, in partnership with companies in the United States and abroad, to identify and “close the deal” on mutually beneficial business ventures. While the Partnership provides consulting services, its primary objective is to assist in all aspects of winning new business or expanding existing business to include follow-on operations assistance when requested.»

E6Partners a ses bureaux à Washington D.C. et à Fort-Worth. C’est pratique. On trouve parmi ses trois fondateurs Gordon England et John Young, dont on sait qu’ils ont travaillé en paire au Pentagone et qui sont d’excellents amis du JSF. Tout le monde se retrouve en famille. On n’est alors pas étonné d’entendre certaines sources affirmer que E6Partners s’est constituée “en quelques jours”, en toute urgence, et s’est aussitôt trouvée nantis de contrats importants – notamment, de Lockheed Martin (LM) et de quelques autres groupes. LM qui fabrique le F-35, Fort-Worth où est fabriqué le F-35, Washington où le sort du F-35 se décide, England et Young (E6Partners) qui ont poussé et protégé le F-35 au Pentagone de 2005-2006 à début 2009… Voilà un quadrilatère de qualité et on est vraiment en famille. Si quelque autre source, médisante celle-là, vous présente E6Partners comme une “organisation frontiste” de LM, du F-35 et du complexe militaro-industriel, vous ne devez pas aussitôt vous boucher le nez et l’accuser de médisance mais vous accorder un temps de réflexion avant de prononcer le verdict.

Les relations de England-Young avec Gates, avec qui les deux compères ont travaillé de fin 2006 à début 2009, sont sans doute restées bonnes (hypothèse de notre part). Il n’y a, dans ce cas, aucune raison non plus de ne pas considérer comme une autre hypothèse acceptable que E6Partners ait joué un rôle, disons d’“entremetteur” utile, dans la préparation du voyage de Gates à Fort-Worth, escomptant bien que cette visite aurait son effet sur le comportement de l’équipe JET.

Tout cela signifie que la bataille du JSF se complique encore plus, alors qu’elle est déjà si complexe. Il apparaît possible qu’il y ait des luttes, des affrontements internes, des concurrences à l’intérieur même de la direction civile du Pentagone. Il n’est pas assuré que certains dirigeants ou forces bureaucratiques de l’ancien Pentagone de l’administration Bush (avec Gates, en toute connaissance de cause ou pas?), se trouvent plus ou moins du côté d’une contre-offensive constituée de toute urgence par LM pour soutenir le programme F-35 attaqué de toutes parts. Il n’est pas impossible que la nouvelle équipe de l’administration Obama (notamment les n°2 et 3 du Pentagone, Bill Lynn, qui a ordonné le 10 juillet à l’équipe JET de prendre l’affaire en main, et Ashton Carter) se battent pour tenter d’établir une situation réelle du programme JSF, avec d’éventuelles mesures drastiques à décider.

(Dans tous les cas, la position de Gates reste ambiguë, avec la restriction sur son éventuel départ vue plus haut: le but essentiel du secrétaire à la défense est la réforme du Pentagone, et il s’est peut-être laissé convaincre que le programme JSF en est un des principaux instruments, avec un potentiel de rentabilisation qui est l’argument central de LM et de sa bande.)

Maintenant, la conclusion, et elle concerne le très court terme de la perception de la situation d’un programme par rapport au terme normal du développement et de la situation d’un programme; elle concerne la situation virtuelle et la réalité. Elle concerne aussi les profits immédiats et la philosophie “après moi le déluge” (ou “après les profits immédiats le déluge”), et son contraire qui est de ménager l’avenir. Elle tient en une question très simple: le programme JSF va-t-il bien et se développe-t-il très bien ou bien ou va-t-il mal ou très mal et est-il promis à aller d’avatars en avatars, jusqu’à ce que l’un ou l’autre avatar prenne l’allure d’une catastrophe? La réponse à cette question règle tout le reste. Nos lecteurs devinent assez aisément la réponse que nous sommes en général conduits à donner – au risque d’être dans l’erreur, pour faire bon poids bonne mesure et respecter l’amendement fameux sur la liberté d’opinion.

• Si le programme va très, très bien – “tout va très bien, madame la marquise” – alors, les efforts qui peuvent paraître parfois suspects pour le faire paraître tel sont finalement peu compréhensibles… Puisqu’il va très bien, que c’est une question de chiffres et de constats techniques, la réalité apparaîtra bien vite, le JET confirmera, le GAO opinera en grognant, le Congrès applaudira des deux mains et le JSF se vendra comme des petits pains. (Et la paix régnera sur le monde.) Pourquoi tant d’acharnements à monter des coups? Il existe une justice divine qui récompense les gentils, même pour LM & compagnie.

• Si le programme va mal, très mal en réalité… Là aussi, les réalités chiffrés et techniques apparaîtront très vite, parce qu’il s’agit d’une spécialité de l’équipe JET, du GAO, et aussi du Congrès, et qu’il y a des intérêts puissants au Congrès pour mettre à jour la situation du JSF; parce que c’est, à terme pas si long que cela, une nécessité de survie de la politique militaire de l’administration Obama d’en arriver à la “vérité” du programme JSF, parce que cette vérité se transcrira très vite en termes budgétaires insupportables.

Autrement dit, la bataille qu’on tente de décrire ici est inutile (si tout va bien), à très courts objectifs, ou bien, une bataille d’arrière-garde (si tout va mal). Au bout du compte, on devra payer ce que coûte cette aventure, qu’elle coûte le prix prévu ou qu’elle explose en une infinité de catastrophes en chaîne qui ne pourront être dissimulées longtemps. Si l’option “le JSF va mal” est la bonne, tout ce qui est fait actuellement c’est du “reculer pour mieux sauter”, d’autant qu’il reste du temps pour qu’éclate une telle réalité, avant que le JSF soit irrémédiablement engagé dans sa production et son déploiement. Mais l’on sait que c’est une caractéristique de la psychologie américaniste de refuser absolument la vision à terme, de se désintéresser de “pourquoi” ou profit du “comment”, de se concentrer sur la réalisation des choses, des actions de promotion, de subversion, etc., sans s’occuper de leur cohérence, de leurs effets… Ce nihilisme marque sans aucun doute l’action des partisans du JSF. Pas de surprise.