Fureur indienne et hegemon US

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Fureur indienne et hegemon US

5 mars 2023 (18H45) – Chacun sa fureur, mais toujours le même hegemon, US comme il se doit, qui semble tant affectionner le chemin de sa décomposition (de sa déconstructuration), comme son F-35 préféré... Cette fois, nous parlons d’une “fureur indienne”, à l’occasion des réunions quasi-parallèlement tenues, du G-20 et du QUAD (cette seconde réunion décidée au dernier moment, note Bhadrakumar avec amertume et colère, – voir plus loin). Et cette “fureur indienne”, celle de Nodi, est l’objet d’interprétations diverses, – si même elle existe d’ailleurs...

Je choisis, moi, de penser qu’elle existe, faisant la plus grande confiance dans l’expansion sans fin de la sottise américaniste. Dans ce choix, et bien qu’exprimant une égale estime pour ces deux commentateurs, je suis la voie de Mercouris plutôt que celle de Bhadrakumar. Mercouris a, en effet, une thèse des plus intéressantes, et qui s’accommode parfaitement de l’immense sottise américaniste, – pour la plus grande satisfaction de ma perception esthétique de la situation du monde et de la grandeur considérable de la vulgarité de leur triste et crasseux hegemon.

Notes de PhG-Bis : « D’après ce que je sais de ses confidences, PhG me semble avoir une grande estime pour la puissance impériale romaine, malgré sa brutalité et à cause de son sens de la beauté et de l’harmonie, et aucune pour l’américaniste. Il le pense nettement, je crois. C’est un choix esthétique, rien de moral là-dedans ; les Romains avaient le sens du beau, les américanistes ont celui du laid. »

Il y a d’abord cette rencontre impromptue entre Blinken et Lavrov, à la demande du premier. Dix minutes debout, à papoter, manifestement sans enthousiasme, et chez le Russe avec l’air de se demander “Mais qui c’est ce type ? Qu’est-ce qu’il me veut ?” Le compte-rendu du côté russe n’était pas particulièrement enthousiaste, sinon franchement agacé :

« Le secrétaire d'État américain Antony Blinken et le ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov se sont rencontrés en marge du sommet du G20 à New Delhi jeudi. M. Blinken a déclaré avoir exhorté la Russie à revenir au traité de contrôle des armements New START, mais Moscou a déjà insisté sur le fait que la "guerre hybride" menée par Washington contre la Russie rendait impossible toute discussion sérieuse.

» Les deux diplomates se sont rencontrés pendant une dizaine de minutes. La porte-parole du ministère russe des affaires étrangères, Maria Zakharova, a déclaré aux journalistes que M. Blinken avait “demandé un contact” avec M. Lavrov. Toutefois, cette brève rencontre s'est déroulée à la volée et ne peut être considérée comme des “négociations”, a-t-elle ajouté.

» Lors de sa propre conférence de presse après la rencontre, M. Blinken a déclaré avoir réaffirmé le soutien des États-Unis à l'Ukraine, évoqué la possibilité d'un échange de prisonniers pour l'Américain emprisonné Paul Whelan et “exhorté la Russie à revenir sur sa décision irresponsable et à reprendre la mise en œuvre du nouveau traité START”. »

Zakharova est ensuite revenue sur l’affaire pour préciser qu’elle avait interrogé Lavrov et que celui-ci avait précisé qu’il n’avait aucunement été question de l’Américain emprisonné. Concluez-en ce que vous voulez.

Mercouris, de son côté, a une autre explication, avec la conclusion qui va avec. Il estime que les Indiens sont furieux du fait de l’attitude de l’“Occident collectif” et par conséquent des USA, de vouloir imposer partout, dans des réunions sans rapport avec le conflit, un communiqué dominé par la condamnation de l’“agression” russe contre l’Ukraine. Cela fut le cas pour la réunion des ministres des finances du G-20, puis des ministres des affaires étrangères, et chaque fois les pressions US ne donnèrent pas de résultat et il n’y eut aucun communiqué, – ce qui représentait également une humiliation pour la diplomatie indienne. D’où, juge Mercouris, une première riposte de Modi :

« Il y eut donc une rencontre entre Blinken et Lavrov. Elle fut arrangée au dernier moment et elle brisa l’embargo affirmée par les occidentaux depuis le 24 février sur des rencontres avec les officiels russes. Il y eut quelques mots échangés, et bien sûr rien n’en sortit. C’était une rencontre dont Blinken ne voulait pas mais qu’il fut forcé de demander sous la pression des Indiens furieux de l’attitude US. C’est dans tous les cas mon interprétation. »

Comme on le voit, les interprétations sont complexes et divergent fortement. Le lendemain de cette rencontre, tandis que le G-20 terminait ses travaux, il y avait la réunion du QUAD, convoquée de façon impromptue par les Indiens. Cette manière n’a pas plu à Bhadrakumar, qui considère le QUAD comme un piège US où Modi est tombé dans son désir de garder un pied dans chaque camp, même si le pied dans le camp russe semble plus assuré.

Le 2 mars, Bhadrakumar avait dit tout son dépit et son profond désaccord devant cette réunion du QUAD en même temps que le G-20, et allait même jusqu’à faire l’hypothèse que certaines pressions de grave déstabilisation indienne (type “révolution de couleur”) en étaient la cause. Il faut dire que, de ce côté, les USA sont aujourd’hui absolument et scandaleusement insupportables... Quoi qu’il en soit, Bhadrakumar :

« CNN a rapporté que la réunion des ministres des affaires étrangères du G20 “ était considérée comme un grand test pour la diplomatie indienne, qui n'a finalement pas réussi à atteindre un consensus en raison de l'invasion continue de l'Ukraine par la Russie".

» Une explication plausible pourrait être qu'après avoir été menacée d'un changement de régime orchestré par les services de renseignement occidentaux, – à commencer par le documentaire de la BBC, suivi du rapport Hindenburg, et culminant avec le pronostic de George Soros d'un “renouveau démocratique” en Inde, – l’élite dirigeante a paniqué.

» Il a même été décidé à la hâte d'organiser une réunion des ministres des affaires étrangères du QUAD à Delhi vendredi pour honorer le secrétaire d'État américain Antony Blinken en visite, répondant ainsi à la démangeaison américaine de faire un doigt d'honneur à Moscou et à Pékin. Hélas, où va la diplomatie indienne ? »

La réunion du QUAD ayant eu lieu, Mercouris a une toute autre approche (il mentionne l’article Bhadrakumar, qu’il salue comme un commentateur de grande qualité, mais explique qu’il a sur ce cas une toute autre approche). Quoi qu’il en soit des circonstances qui ont conduit l’Inde à convoquer la réunion normale du QUAD à cette date, parallèlement au G-20, Mercouris remarque essentiellement qu’il n’y a dans le communiqué aucune mise en cause de la Russie sur un sujet, – la guerre en Ukraine, – qui, selon les Indiens, n’a rien à voir avec le champ d’action et les ambitions du QUAD.

Là aussi, estime Mercouris, la colère des Indiens s’est exprimée, mais c’est surtout l’expérience qui est en train de s’installer dans le point de vue de l’Inde et de Modi, – dans ce QUAD où trônent, avec l’Inde et au côté des USA, deux alliés totalement, inconditionnellement soumis aux USA, le Japon et l’Australie... Ainsi, dit-il, au-delà de la question de l’Ukraine,

« ... Ce qui arrive à l’Inde, c’est que ce pays découvre que si vous voulez faire équipe avec les États-Unis, c’est tout ou rien pour ce qui concerne Washington. Soit vous vous alignez sur Washington sur absolument tous les sujets, soit vous êtes pressés, secoués, critiqués, attaqués sur tous les sujets, et la rencontre du G-20 dont vous êtes l’hôte est compromise... Et je pense que les Indiens, discrètement, sans faire de bruit, sont en train de prendre leur distance du QUAD et on l’a vu dans le communiqué du QUAD, pas de critique de la Russie, pas de condamnation... »

Rien de tout cela n’est fait pour nous surprendre. Ce qui est étonnant, finalement, c’est que l’Inde en serait encore à explorer, puis à apprendre ce que c’est qu’être un “allié” des Etats-Unis ; que l’Inde imaginerait que l’on peut encore être, aujourd’hui, dans l’extraordinaire crise que nous traversons, un pays indépendant, non-aligné, un pays qui a des bonnes relations avec tous et mène sa propre politique sans nulle contrainte.

... Et c’est là que nous touchons à l’ultime paradoxe : aujourd’hui, pour être indépendant et non-aligné, il faut dépendre d’autres résolus à suivre la même voie, et “s’aligner” contre ceux qui disent au reste du monde : « C’est tout ou rien », vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous (fameuse trouvaille de GW Bush, même le plus stupide d’entre tous avait compris). Ainsi l’Inde avait-elle raison de refuser de mettre l’Ukraine à l’ordre du jour, selon les conditions normales de la raison et de la mesure dans les relations internationales, mais elle a tort selon la folie qui aujourd’hui règne en maîtresse des esprits de la civilisation en cours d’effondrement. Bien sûr que l’Ukraine, c’est-à-dire la crise ‘Ukrisis’, doit être en tête de tous les agendas de toutes les conférences et réunions pour que l’on puisse dénoncer et s’opposer à la politiqueSystème qui dévore le monde. C’est de cette façon qu’il est bon et utile d’en parler.

Cela ne paraît pas si simple mais, bienheureusement, il y a les États-Unis pour nous aider dans cette tâche. Leur comportement est finalement si extraordinaire, leur façon de tenter de détourner ceux qui ne sont pas sous leur coupe est si violente, si impudente, – si “vulgaire”, pour revenir sur une idée déjà évoquée, – que leur entreprise de “conquête des cœurs et des esprits” est vouée à l’échec. Ne serait-ce pas le trou noir de l’autodestruction qui couronne puis sanctionne l’aveuglement de la surpuissance ?