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289316 mai 2016 – D’abord et pour me mettre en règle, et pour bien comprendre de quoi l’on parle, et surtout de quoi je veux parler, je rappelle ce passage du petit texte consacré à mon Humeur de crise-11, dont je renforce encore si cela est possible, en le citant, l’importance de l’évènement intellectuel qu’il signale, dans tous les cas dans la perception que j’en ai. Vous voyez que cela nous conduit hors de toute spéculation hasardeuse, et que cela me permet de vous parler d’Algérie sans avoir à présenter quelque justification personnelle qui trahirait, dès les premiers mots, le sens que je veux imprimer à ces réflexions, ou bien au contraire qui ferait croire à autre chose qui ne serait pas nécessairement justifié...
« Un autre aspect du bouleversement en cours, c’est la “révision mémorielle” en cours de la guerre d’Algérie. (Pour ça, voir l’‘Historiquement Show’ 238 du 15 avril, particulièrement Stéphane Courtois parlant du livre de Jean Birnbaum, ‘Un silence religieux, la gauche face au djihadisme’.) C’est un bouleversement qui intéresse ma propre mémoire, et j’y reviendrai un jour ou l’autre. Pour la situation intellectuelle française, c’est également, même si d’une autre façon, un bouleversement parce que la guerre d’Algérie dans le récit officiel actuel (la narrative, pour le coup) est la poutre-maîtresse de la dynamique intellectuelle en cours de la susdite-intelligence française. »
Notez le “C’est un bouleversement qui intéresse ma propre mémoire, et j’y reviendrai un jour ou l’autre”, et admettez que je ne perds pas de temps. Le vrai est que, depuis quelques temps, disons quelques semaines, et comme parallèlement au mouvement intellectuel général d’une réelle importance qui est signalé dans la citation, revient en moi une conscience enfouie, ou plutôt écartée, mise à part, mise en réserve, qui est la conscience que je n’en ai pas eue lorsque survinrent ces évènements terribles de la fin de cette terre, de mon Algérie-perdue.
Il est vrai, en effet, que je vécus tous ces évènements, disons des années 1958-1964, avec une sorte de détachement qui m’était venu naturellement et que je juge aujourd’hui extraordinaire, hors du commun, certains pourraient dire “insouciant”, “désinvolte” sinon “insensible” ; mais détachement qui n’est plus désormais et pour mon compte, inexplicable comme l’on aurait pu en juger sur l’instant. Depuis, il m’est arrivé bien entendu de parler notamment d’Algérie, directement ou indirectement et selon des approches qui évitaient de trop m’attarder aux évènements sinon à l’événement lui-même, qui concernaient essentiellement mes propres sentiments, les effets sur ma perception et mes conceptions générales. Rien de tout cela ne peut être renié, sans aucun doute, et même, au contraire, tout cela peut et doit se trouver renforcé, enrichi, consolidé...
Pour l’aspect opérationnel de cette évolution, autant que les circonstances, il y a les livres signalés dans l’émission citée, – essentiellement le Silence religieux et Ma bataille d’Alger, de Ted Morgan, – puis quelques documentaires passés depuis quelques semaines sur la chaîne Histoire, sur les pieds-noirs, sur l’année terrible de 1962, et aussi ce documentaire réalisé pour l’occasion, qui est surtout “une méditation” (selon Courtois) sur la guerre d’Algérie, avec un commentaire fait de citations, Les dieux meurent en Algérie. Tout cela constitue un matériel de base, qui vient s’ajouter à de nombreux autres documents et expériences, mais c’est surtout, à travers eux, la marque du caractère paroxystique d’un Moment psychologique essentiel à partir duquel tout ce qui a été conservé comme mémoire et comme expérience trouve sa place, pour être plus encore et mieux cultivé. Soudain à partir de ce Moment dont je parle, ce terrible conflit prend dans mon esprit et reconstitue dans ma mémoire une dimension que je ne lui avais jamais distinguée, parce que je crois que je l’avais évitée, que je l’avais écartée. De même que la bulle parisienne des intellectuels découvre, chose terrible, que la guerre d’Algérie n’est rien d’autre que le premier djihad de la modernité, avec le caractère de la religion sous-tendant et durcissant l’action du FLN jusqu’à la définir pour l’essentiel, de même je découvre que j’ai vécu cette épisode en le repoussant, en refusant de voir ses aspects si tragiques, mais en en recevant tout le poids inconsciemment.
(Cela ne signifie pas que j’épouse précisément le sens et le contenu de cette réinterprétation de la susdite “bulle parisienne”, car là n’est absolument pas le sujet pour mon cas. Cela signifie que j’éprouve moi aussi le sentiment de découvrir cette “chose terrible” de redéfinir un événement pourtant si proche puisqu’il habille toutes les premières années de ma vie, ou simplement de le découvrir et de le définir, de mesurer sa considérable importance, pour moi et ma mémoire, et par conséquent pour mon rangement psychologique et historique des évènements. Le contenu de toutes ces modifications reste, pour mon compte, à être identifié précisément et à être exposé.)
J’ai lu Ma bataille d’Alger (peu supportable dans sa vision théorique affreusement conformiste, pleine de lieux communs que j’ai tant entendus à l’époque du style bonne conscience US, mais c’est vrai avec de courts passages prodigieusement intéressants dont certains vont d’ailleurs contre le discours conformiste qu’on doit endurer par ailleurs) ; j’ai commencé Un silence religieux, et celui-là promet beaucoup plus, notamment pour mon compte son chapitre troisième, Génération FLN ; j’ai donc également vu nombre des documentaires de la chaîne, dont certains vraiment excellents. Tout cela m’a remis dans la mémoire du temps, jusqu’à ce point que je vous ai dit, où, parallèlement au révisionnisme qui s’ébauche concernant la guerre d’Algérie dans des milieux qui abhorrent le mot de “révisionnisme”, s’ouvre en moi une conscience écartée, bâillonnée. Soudain, je perçois combien cette guerre fut une très-grande tragédie, et combien par conséquent pèse sur moi sans que j’en ai pris la mesure un fardeau tragique ; non, d’ailleurs, si la tragédie pèse, elle n’est pas un fardeau, elle est une vérité du monde et notre destin, un jour ou l’autre, est de l’identifier et de la mesurer pour ce qu’elle est.
J’ai un long chemin à faire avant d’explorer complètement cette conscience redécouverte, qui ne concerne nullement, ni l’idéologie ni l’engagement de quoi que ce soit, et qui sans le moindre doute n’affectera en rien sinon au contraire pour la renforcer la nostalgie de l’Algérie-perdue dont je parlai récemment... Car c’est justement cette intemporalité, cette absence de contact avec les fluctuations des passions et des hystéries humaines qui font toute la préciosité sans égale, jusqu’au chemin de l’éternité, de cette “Algérie-perdue”. Je dirais même que c’est cette première et supérieure conscience de ma perception de l’éternité par la voie notamment de l’Algérie-perdue qui me permet d’envisager cette exploration d’une “conscience redécouverte” qui est comme une reconquête, sans la moindre appréhension, sans la moindre crainte.
Il y a pour moi quelques questions passionnantes, qui vont habiller toute cette démarche : quel rapport faut-il établir entre la démarche révisionniste que je découvre peu à peu dans le chef de “la bulle parisienne”, et ma propre démarche de découverte et de reconquête ? S’il y a cause-à-effet, dans quel sens faut-il l’envisager ? Cette coïncidence est-elle une occurrence hasardeuse ou bien un signe, sinon du Ciel au moins du destin ? Moi-même, n’ai-je pas écarté et obstrué cette conscience parce que je sentais confusément qu’à la redécouvrir dans les conditions de narrative qui existèrent depuis cette guerre jusqu’à aujourd’hui, c’aurait été soit succomber à un conformisme au risque de perdre un peu de mon âme, soit entrer dans une guerre de guérilla sans fin et sans fruit où j’aurai perdu mon temps sans rien gagner qui satisfasse ma pensée ? N’y a-t-il pas là un nouvel exemple de corrélation entre le mûrissement d’un courant collectif qui se forme mystérieusement et la démarche individuelle vers une conscience retrouvée dont on ne distingue aucun signe avant-coureur ?
Ce que je ressens avec force depuis quelques semaines, sans aucun doute, c’est un besoin intellectuel et affectif, voire une exigence de l’âme poétique, pour reconsidérer ce conflit où mes racines se desséchèrent jusqu’à mourir, jusqu’à ce qu’un jour je doive constater que l’Histoire m’avait privé de mes racines. La pensée d’Algérie, depuis ces quelques semaines, ne me quitte plus. C’est une expérience à la fois douloureuse, exigeante, et pleine de promesses, et cela justement parce que je suis assuré d’une conviction certaine qui confine à la foi, que je ne me perdrai pas dans un parti ou l’autre, dans une querelle ou une autre.
... Et je n’en dirai pas plus alors que déjà tant de choses se presse dans mon esprit, qui ne demande qu’à être dites. Je procéderai avec méthode, avec le calme de l’apaisement et la promesse de la révélation, comme si j’allais vers la découverte d’une jeunesse enfuie. J’y renforcerai mon besoin d’éternité dont j’ai déjà dit qu’il se trouve notamment présent dans ce souvenir arrêté et fixé dans le temps, comme s’il se jouait du temps.
Cela est pour dire que je vous reparlerai d’Algérie...