Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
1073L’accord intérimaire de Genève entre les P5+1 et l’Iran est souvent salué comme “historique”. («Accord historique sur le nucléaire iranien», titre Le Monde du 24 novembre 2013.) Il faut accepter le terme “historique” en observant qu’il porterait plutôt sur le fait d’un accord que sur l’accord lui-même (son contenu). Cela porte essentiellement sur la participation des USA et de l’Iran à cet accord, dans la mesure où, depuis 1979, les rapports formels et officiels des USA et de l’Iran sont réduits à zéro. Il s’agissait d’un antagonisme à la fois idéologique et irrationnel entre ces deux pays, en grande partie nourri par une position intransigeante des USA due aux influences internes paralysantes autant qu’à une vision unilatéraliste de sa politique, nourrissant indirectement la fraction extrémiste iranienne et, par épisodes, la politique allant avec.
Pour autant, certains vous disent déjà, avec raison après tout, que la chose vaut pour six mois et que la suite pourrait ne pas être si aisée que cela, bref que cette première partie n’est en rien une garantie de la poursuite du processus ni même de sa sécurisation durant ce laps de temps. Voir par exemple The Moon of Alabam (MoA) du 24 novembre 2013 :
«The deal is limited to six month and chances are that no permanent deal will follow. We will likely be back to the usual animosities and renewed calls for war some six month from now. There are many who do not want a more permanent deal and they will do their best to prevent one. When, in six month, the U.S. will stop adhering to the agreement Iran will be blamed of breaking it. This clause in the “Fact Sheet” is the decisive one :
»Specifically the P5+1 has committed to: • Not impose new nuclear-related sanctions for six months, if Iran abides by its commitments under this deal, to the extent permissible within their political systems. Translated: Congress has ways and means to increase sanctions and thereby break this deal and will likely do so...»
D’ores et déjà, les agitations au Congrès montrent qu’effectivement la partie ne sera pas si simple, et l’on pourrait même trouver là un terrain fécond pour une nouvelle crise interne à Washington, entre l’exécutif et le législatif. D’autre part, l’attitude de communication de l’administration Obama doit peser d’un très grand poids dans les mois à venir, dans la mesure où cette attitude devrait consister essentiellement à tenter de rassurer ou de désamorcer les forces hostiles à cet accord. Cette attitude devrait se concrétiser dans le développement d’une position maximaliste de défiance et de contrainte à l’encontre de l’Iran, dans le chef d’une interprétation minimaliste de l’accord pour ce qui concerne l’Iran.
Le même scepticisme que celui qu’on signale plus haut transparaît dans l’interview de Pépé Escobar (sur Russia Today le 24 novembre 2013). En voici quelques extraits.
Russia Today : «As we see, US Secretary of State John Kerry and Iran's Foreign Minister Mohammed Zarif came out of the talks with different views. Why's there such diversity in the interpretation of the deal?»
Pepe Escobar : «Because the spin war started at 3am in Geneva. It’s going to go on for another six months, until May 2014, that’s the duration of this “first step” deal. [It’s] very important: Kerry had to say [this] so that he could appease the Israel lobby, the US Congress and the Wahhabi petrodollar lobby in the US, not to mention some neocons in the US as well, [who are]
»In Iran it’s different. They are saying, “We still have our right to enrich uranium,” and this is correct, because they will keep enriching uranium to 5 percent for the next six months, [while] 20 percent [enrichment] is frozen. They will discuss… the next deal, which will be the definitive deal, starting from May 2014.» [...]
Russia Today : «Let’s turn to America’s assessment of the situation, specifically what President Obama said. Looking at the Geneva deal, he said this is just a first step to reach a comprehensive solution in the future. What in your opinion would make Washington consider a full agreement?»
Pepe Escobar : «Obama is correct when he said, “This is the first step.” But, very important, the way he said it was very condescending, in fact even insulting, to Iran. He said nothing about Iranians’ role in the deal, mentioning only the role of absurd sanctions, which should be dismantled, because most of the sanctions bypass the UN, like Russia’s Foreign Minister Sergey Lavrov has been saying for months in fact. [...]
Russia Today : «John Kerry believes the sanctions have done their job and were quite helpful in sealing this deal. To what extent do you agree with this?»
Pepe Escobar : «In fact, it is the Iranian population that is paying the price of the sanctions; the Iranian government has found ways to bypass it. They’re selling, or bartering or trading energy, especially with their Asian customers. You know how much money Iran has [with] mostly Asian clients, China, Japan, Turkey and South Korea? $50 billion, [yet] they still cannot bring that money to Iran, so they have to buy products from these countries. So this is something that must be hammered out in the next agreement.
»For the moment we have a breakthrough – it’s going to last for six months. There will be all sorts of interests that will try to bombard this deal; I’m saying especially about Wahhabi petrodollar monarchy interests and the Israeli lobby as well. But for the moment we have diplomacy in action, something that we haven’t seen, especially between Iran and the US, for 34 years. This is the major breakthrough at the moment. But we have to be vigilant.»
... Effectivement, l’accord est un “major breakthrough”, et tout se passe comme si la diplomatie reprenait ses droits, qu’un semblant d’ordre semblait à nouveau se constituer. Notre appréciation est “que tout se passe comme si”, mais que cela n’ira pas beaucoup plus loin, ni ne durera bien longtemps. La première cause est que, dans l’ère du système de la communication, la diplomatie (la diplomatie traditionnelle) n’existe plus. Les interférences sont trop nombreuses. Les forces en action d’une puissance d’effet phénoménale par rapport à leur statut apparent souvent secondaire et parfois dérisoire par rapport à la puissance apparente des États et de leurs diplomaties, introduisent un facteur constant d’instabilité et d’imprévisibilité qui rend improbable, sinon impossible, la tâche de seulement tenir une nouvelle structuration de la situation politique par un acte diplomatique classique. C'est comme le remarque Harlan Ullman, cité par ailleurs, donnant une définition de plus du phénomène du système de la communication : «For centuries, national security and strategy have been based in dealing with a state-centric system of international politics predicated on force being the ultimate arbiter of conflict... [...] That mindset has been overtaken and bypassed by the diffusion of all forms of power, further accelerated by globally instantaneous and interconnected communications...»
D’ailleurs, on le voit déjà, – on signe un accord, et deux des parties essentielles pour cet accord ont aussitôt une interprétation absolument opposée sur un point de principe absolument essentiel qui est le droit souverain d’une nation (celui de l’Iran). On n’a même pas besoin d’une analyse pour constater cela puisque le fait même est contenu dans la première question posée à Escobar («...US Secretary of State John Kerry and Iran's Foreign Minister Mohammed Zarif came out of the talks with different views»). Dans une affaire de cette sorte, les interférences du système de la communication empêchent absolument toute entente de confiance, toute considération mutuelle, c’est-à-dire toute structure diplomatique, même temporaire pour un accord, qui soit féconde et durable. Cette même situation de la communication, à laquelle les psychologies affaiblies ne résistent pas, entraîne la diffusion des idées simplistes et des stéréotypes de simulacre ; cela valant irrésistiblement lorsqu’un des côtés, – celui de notre-Système comme l’on s’en doute, – est absolument cadenassé dans des stéréotypes d’une extraordinaire impudence, de la sorte qui, dans le cours normal des “valeurs”-Système, entraînerait des sanctions, voire des mises en cause juridiques pour comportement déviant.
On peut rappeler à cet égard le cas éclairant, y compris pour la façon dont sera traité cet accord avec l’Iran, de Wendy Sherman, sous-Secrétaire d’État et représentante permanente des USA aux négociations P5+1, qui se trouvait au côté de Kerry lors des négociations qui ont conduit à l’accord. Les époux Leverett, ces excellents commentateurs des questions iraniennes, avaient relevé, le 3 novembre 2013 sur leur site, l’intervention de Wendy Sherman, en octobre, au Congrès, parlant des Iraniens, “Nous savons que la tromperie fait partie de leur ADN” («We know that deception is part of the DNA.»). Enchaînant sur cette très-édifiante illustration à la fois de notre haut niveau civilisationnel et de l’état d’esprit présidant aux relations avec l’Iran, les Leverett observaient ceci : «This statement goes beyond orientalist stereotyping; it is, in the most literal sense, racist. And it evidently was not a mere “slip of the tongue”: a former Obama administration senior official told us that Sherman has used such language before about Iranians.»
»If a senior U.S. government official made public statements about “deception” or some other negative character trait being “part of the DNA” of Jews, people of African origin, or most other ethnic groups, that official would—rightly—be fired or forced to resign, and would probably not be allowed back into “polite society” until after multiple groveling apologies and a long period of penance. But a senior U.S. official can make such a statement about Iranians—or almost certainly about any other ethnic group a majority of whose members are Muslim—and that’s just fine...»
Pour autant et malgré ces réserves considérables, il n’est pas assuré que l’affaire iranienne en revienne à la crise précédente au long des vicissitudes qui vont marquer les six prochains mois autour du débat sur cet accord, parce que cette crise-là est dépassée, accord ou pas accord. Ce qui a été signé à Genève n’a en rien résolu le problème des relations du bloc BAO avec l’Iran mais il a enterré une époque qui était déjà finie bien avant que l’accord fut signé. Cette époque était celle de février 2005, lorsque Bush annonça qu’avec l’Iran, “toutes les options sont sur la table”, y compris celle d’une attaque contre l’Iran. Cette déclaration poursuivait une politique d’époque, d’une époque qui avait commencé avec l’attaque de l’Irak enchaînant sur 9/11 et se fondait sur la puissance soi-disant irrésistible et unilatérale des USA, alimentant la perception de l’unipolarité de ce temps-là. (Même si cette perception était faussaire dans les faits, comme nous le croyons fermement, elle était un “fait de communication” accepté par tous et influent à mesure.) Vis-à-vis de l’Iran et dans la crise iranienne, nous avons vécu selon ces données depuis 2005. Cela s’est poursuivi dans le plus complet anachronisme, puisque cette époque faussaire encore active en 2005 a été balayée par la crise de 2008 et le “printemps arabe” de fin 2009, avec l’évidence que la crise d’effondrement du Système avait commencé, que sa surpuissance toujours active se transformait parallèlement en dynamique d’autodestruction, que la situation de la puissance américaniste montrait au grand jour son délitement et sa dissolution accélérés.
La crise iranienne selon les conditions de 2005 s’est poursuivie jusqu’à maintenant, dans une situation par conséquent de complet anachronisme. Dans ce cas, si l’accord d’hier a un effet, c’est celui de rompre et de disperser cet anachronisme. Cela ne signifie rien d’autre, et notamment pas que la crise iranienne est close. Cela signifie que la crise iranienne, qui va continuer à se manifester, va prendre une autre tournure, rencontrer d’autres conditions, qu’elle va s’installer enfin d’une façon significative dans une situation du monde, et de la région concernée, caractérisée par l’antipolarité qui repousse les attitudes hégémoniques et unilatérales. Il est ainsi probable que des interférences pressantes mais jusqu’alors contenues, vont pouvoir se manifester, et notamment que les tensions et crises intérieures, essentiellement des pays du bloc BAO, vont faire sentir beaucoup plus directement leurs effets. On en déduira que les agitations autour de l’accord, de ses conséquences, de la prochaine étape dans six mois, devraient nous réserver bien des surprises.
Mis en ligne le 25 novembre 2013 à 07H12