Feu d’artifice virtualiste

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Feu d’artifice virtualiste

25 juillet 2006 — Arnaud de Borchgrave a eu une bonne idée. Dans son article du 21 juillet pour UPI («  A Notebook Of Discordant Reports From The Mideast »), il présente plusieurs analyses de la situation au Liban, venues de spécialistes de la CIA. Elles vont toutes dans le même sens. Pour présenter la chose, il commence par rappeler les votes quasi-unanimes du Congrès américain en soutien de la politique israélienne, de l’attaque israélienne contre le Liban.

« Congress was near unanimous in its hosannas for Israel's military campaign to uproot Hezbollah from Lebanon's body politic. Only Sen. Chuck Hagel (R-Neb) was nuanced in his support, questioning Israel's disproportionate response to the capture of three Israeli soldiers. The intelligence community's Middle Eastern experts — both on active duty and in retirement — were clearly on a different page. »

Borchgrave expose les sentiments et analyses des spécialistes de la CIA. Ils vont tous dans le même sens, bien sûr, — sans surprise pour quiconque, tant la chose la plus simple dans cette affaire est bien d’en juger sur le fond. Ces analyses ridiculisent absolument la quasi-unanimité de la pompeuse représentation nationale du Congrès des Etats-Unis, qui agit comme si l’existence d’Israël était en cause alors qu’Israël bombarde sans opposition les infrastructures civiles libanaises depuis près de deux semaines. Cette citation du texte de Borchgrave suffit : « Graham Fuller, formerly Vice Chairman of the National Intelligence Council at the CIA, an accomplished Arabic scholar and historian, most recently author of the book ‘The Future of Political Islam’: “Most of the U.S. thinks this crisis was started by Hamas and Hezbollah and that therefore those parties should be made to pay the price. A more objective reading of the situation would note U.S. and Israeli determination to strangle Hamas in the nest from day one, to starve it, humiliate it and, typically and expectedly, to drive its radical wing to undertake a guerrilla operation against Israel. So the region does not view this conflict as prompted by Hamas and Hezbollah, but rather as one made inevitable and justifiable by unrelenting and merciless pressure from the U.S. and Israel. I fear in the end this will be one more bloody chapter in this now widening struggle. In the interim, unseen to our eyes, the radical jihadis are making silent recruits every night through the flickering television images of yet new regional horrors. But sadly we will be seeing those recruits as they turn to action in weeks, months or even years from now.” »

Passons à autre chose. A Londres, le Guardian publie les résultats d’une enquête sur le sentiment du public à propos de la politique de Tony Blair dans l’affaire israélo-libanaise. Les résultats sont éloquents, compte tenu de la politique du gouvernement et des pressions de la presse MSM qui l’accompagnent, dans le même sens du soutien à la politique US, — disons, à la non-politique US, ce sera plus juste, — et à l’entreprise israélienne.

« The wide-ranging survey of British attitudes to international affairs - the first since the conflict between Lebanon and Israel started- shows that a large majority of voters think Mr Blair has made the special relationship too special. Just 30% think the prime minister has got the relationship about right, against 63% saying he has tied Britain too closely to the US.

» Carried in the wake of the accidental broadcast of the prime minister's conversation with President Bush at the G8 summit, the poll finds opposition to this central element of the prime minister's foreign policy among supporters of all the main parties.

» Even a majority of Labour supporters - traditionally more supportive of Mr Blair's foreign policy position — think he has misjudged the relationship, with 54% saying Britain is too close to the US. Conservatives — 68% — and Liberal Democrats — 83% — are even more critical.

» And voters are strongly critical of the scale of Israel's military operations in Lebanon, with 61% believing the country has overreacted to the threats it faces. »

La crise virtualiste

Nous ne débattons pas ici du fond de l’affaire, répétons-le. Nous voulons mettre en évidence, en prenant les deux exemples les plus évidents des USA et du Royaume-Uni, le phénomène inédit qui caractérise notre temps. Ce n’est pas une “crise de l’information” (censure, propagande, etc.) mais quelque chose d’autre. Bien sûr, nous pensons aussitôt au virtualisme et nous nommons cette chose : crise virtualiste. Elle nous déchire à belles dents. Il s’agit de cette déchirure entre les politiques officielles et la réalité, aujourd’hui si béante qu’elle devient très difficile à supporter. Nous disons bien réalité, et non opinion publique ou analyses (de la CIA, par exemple).

Il est caractéristique, dans les deux exemples indiqués ci-dessus, que l’on retrouve la même opinion chez des spécialistes d’un service de renseignement (la CIA) et chez le public (britannique), contre les politiques officielles. (Au reste, ces “politiques officielles” sont pleines de plaies et de bosses, comme chez les Britanniques, où l’on ignore pas ce que pense le Foreign Office puisque l’un de ses ministres, Kim Howells, le dit tout haut.) On ne peut parler de l’habituel partage du débat idéologique sur la censure entre “le pouvoir” et le public, parce que la CIA (ou le Foreign Office) est indiscutablement à classer dans “le pouvoir”. Il y a donc bien d’un côté ceux qui acceptent la réalité (éventuellement pour réagir diversement, là n’est pas non plus le problème) ; de l’autre, ceux qui la refusent en proclamant une virtualité orwellienne (“Israël menacé dans son existence” alors qu’Israël fait flèche de toutes bombes), et qui sont nos “représentants officiels”, ou encore la “classe politique”.

La propension irrésistible et quasiment moutonnière de la “classe politique” à rester retranchée dans le virtualisme s’explique aisément par le fait que cette catégorie a perdu toute substance ces dernières années, — donc elle a perdu sa légitimité et son identité. Elle s’est complètement convertie à l’idée que la politique a perdu le pouvoir au profit des forces économiques. C’est, à notre sens, une idée fausse, et il serait plus juste de dire que la manifestation du pouvoir a évolué ; des hommes politiques habiles et lucides pourraient aisément retrouver toutes leurs capacités à imposer leur politique par de simples manœuvres tactiques. Là aussi, c’est un autre débat, et il reste ceci : les hommes politiques ont accepté l’idée fausse et ils ont par conséquent abdiqué ; ils ont perdu toute substance (légitimité, identité) en perdant leur raison d’être ; ils sont naturellement les plus inclinés à épouser le virtualisme qui leur offre une apparence de raison d’être dans la répétition stricte et enrégimentée des mots d’ordre conformistes. (Une source à la Commission européenne décrit le mécanisme des prises de position dans la crise actuelle au Liban : « Leur principal travail est de déterminer avec la plus grande précision possible comment ils pourront dire quelque chose qui soit le plus similaire possible, jusqu’à l’identique, à ce que vient de dire le voisin, ou le porte-parole dans une autre organisation internationale, dans un autre ministère… ») L’essentiel est donc de dire la même chose en paraissant le dire en toute indépendance et nullement de dire la réalité ou de dire une politique.

La caractéristique des crises est de mettre à vif et à nu ce qui est normalement caché et que l’on s’emploie à cacher. C’est encore plus le cas, naturellement, avec une crise qui touche les sensibilités les plus exacerbées, comme tout ce qui concerne l’ensemble Israël-Palestine-Liban, etc. On se trouve alors dans une situation où la confrontation entre le virtualisme et la réalité est d’une vigueur extraordinaire et, après tout, assez roborative. Remarquez bien que nous ne disons pas : “une situation où la réalité est complètement étouffée” (par le virtualisme, la propagande, etc.). Plus nous avançons sur la voie de l’abîme de la civilisation, — mais en sifflotant et le cœur léger, — plus il apparaît que la réalité est d’une force d’acier. Le virtualisme a bien du mal à suivre, s’adapter, etc., et il lui faut être de plus en plus totalitaire, — par conséquent, de plus en plus grotesque. Aucun autre mot ne le dit mieux : d’une façon générale, nos dirigeants sont grotesques.

Ils le sont d’autant plus que, au contraire de ce qui a précédé en tant que tentatives totalitaires de changer la réalité, il n’y a aucune structure sociale pour soutenir le virtualisme et l’imposer. Le stalinisme avait une “structure sociale” : la censure permanente et terroriste, le NKVD et sa balle dans la nuque, les camps du Goulag et ainsi de suite, — qui dit mieux en fait de “structure sociale”?? Chez nous, rien de semblable. Un Chomsky continue à éditer et à tenir des conférences devant des salles pleines à craquer. Le virtualisme, phénomène essentiellement américaniste, s’exerce au niveau psychologique. Il exige la collaboration et le consentement de la victime, qui devient à son tour tourmenteur (des autres et d'elle-même) tout en restant victime. Le virtualisme exige l’auto-conviction (une conviction imposée à soi-même), c’est-à-dire une pression inouïe que l’individu, décisivement isolé à cet égard, exerce lui-même de façon inconsciente sur sa psychologie. Il est à la fois, en version soft (tout cela se passe au Capitole et pas en Sibérie), un détenu du Goulag et l’officier du NKVD qui garde le camp.

Nos dirigeants emprisonnés d’eux-mêmes sont donc doubles, c’est-à-dire pathétiques en même temps que grotesques.

La presse MSM l’est avec eux, grotesque et pathétique. Elle affabule et fait de la propagande, puis revient à la réalité, puis retombe dans le virtualisme, etc. Ces hauts et ces bas rendent eux-mêmes une impression de grotesque et de pathétique lorsqu’on les met à jour après les avoir suivis à la trace. On aurait tort de dénoncer simplement une presse “aux ordres”, sacrifiant à la propagande. Parfois, la presse MSM le cède à la réalité, surtout quand elle n’a pas reçu les consignes (et les consignes sont longues à venir, dans le bordel général).

La presse MSM est totalement libre. Elle choisit donc ce qui lui est le plus naturel lorsque ce “plus naturel” se manifeste : la position officielle, la raison et la puissance du pouvoir et de l’establishment ; vu les circonstances, elle choisit donc la servitude voyante, dans le plus pur style La Boétie mais dans ces conditions qui font qu’elle apparaît absolument grotesque et pathétique. L’effet est en général très contre-productif, lorsqu’on lit les stupéfiantes et hilarantes sottises auxquelles elle sacrifie, comme dans cet exemple du Daily Telegraph qu’on a rapporté dans notre Bloc-Notes d’hier. Prendre pour cible cette presse MSM relève d’une facilité qui vous gêne aux entournures. De même qu’on ne tire pas sur une ambulance, on n’a pas toujours le cœur de se moquer du collègue très chic et très sérieux qui écrit avec son entonnoir sur la tête.

Nous ne sommes pas dans un monde orwellien. Nous sommes dans un monde dont une moitié est orwellienne. Il y a une partie orwellienne et à côté, au moins dans la même mesure, l’autre partie qui est la réalité. Au plus le semi monde orwellien “s’orwellise”, au plus la réalité s’affirme haut et fort. Nous voulons appeler “virtualisme” ce semi monde orwellien car sa caractéristique complètement ubuesque et spécifique est que les seuls à croire vraiment aux “orwelleries” sont ceux-là mêmes qui les édictent et devraient les imposer aux autres ; le seul qui croit à la propagande, aujourd’hui, est celui qui la fait… Par conséquent, et c’est toute la beauté du virtualisme et toute sa spécificité, — s’il y a une seule activité qui soit complètement orwellienne aujourd’hui, c’est la propagande : elle convertit les propagandistes et à peu près eux seuls ; c’est-à-dire qu’elle est exactement le contraire de ce qu’elle doit être. L’une des conséquences immédiates et mesurables chaque jour est la somme extraordinaire de sottises, de bêtises, d’erreurs grossières, etc., qui constitue l’aliment quasi-exclusif de leur politique.

Quant au reste (aux autres conséquences)… Quant à vous dire comment tout cela se terminera…