Fatigue métaphysique

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Fatigue métaphysique

4 décembre 2020 – Je vais revenir un instant, par simple citation et cela en guise d’introduction, sur la citation d’Alain Finkielkraut qui me semble bien justifier la démarche nécessaire de l’observateur des catastrophes courantes, et votre serviteur par conséquent. Ce n’est pas que l’estimé Académicien ait dit là quelque chose qui me prit complètement par surprise, mais c’est que ce nom prestigieux assoit sans aucun doute mieux cette démarche qui m’est naturelle. C’était donc dans le texte de ce Journal-dde.crisis, le 1er septembre, il y a un peu plus de deux mois, lorsque je rapportai cette observation faite la veille par Finkielkraut sur LCI :

« Nous ne disposons plus aujourd’hui d’une philosophie de l’histoire pour accueillir les événements, les ranger et les ordonner. Le temps de l’hégéliano-marxisme est derrière nous. Il est donc nécessaire, inévitable de mettre la pensée à l’épreuve de l’événement et la tâche que je m’assigne, ce n’est plus la grande tâche métaphysique de répondre à la question “Qu’est-ce que ?” mais de répondre à la question “Qu’est-ce qu’il se passe ?”... »

Donc, cette observation, cette objurgation implicite, s’est largement confirmée depuis ; d’ailleurs elle vaut pour moi depuis des mois et des années, en un sens parce que c’est mon métier même, à l’origine, que de m’attacher à l’événement, et d’une façon telle que je mets nécessairement la « pensée à l’épreuve de l’événement ». Je crois que le mot “épreuve” tombe singulièrement à point, car c’en est une. Cela signifie très précisément une remarque concernant le  champ de la psychologie dans sa matérialité même – et pas dans son ‘matérialisme’, certes ; pour rapporter combien cette nécessité qui ne peut être un seul instant mise en cause de suivre l’événement, impose un régime psychologique à la perception qui constitue une charge considérable.

Je pourrais parler d’un très grande ‘fatigue psychologique’ qu’il y a à suivre le cours des événements semblable à un fleuve qui ne cesse de se dérouler de lacet en lacet, de se déchaîner par instant en un torrent ou une chute brutales, qui semble brusquement stagner dans ses encoignures comme si les rives allaient se refermer sur un marécage transformé en marigot infâme et collant. Ainsi en va-t-il des changements d’analyse qui n’ont rien à voir ni avec un changement d’humeur, ni avec un changement d’engagement.

J’écris cela en pensant, par exemple mais bon exemple qui m’a poussé à cette réflexion, à mes jugements successifs sur la situation aux USA, en quelques heures finalement, selon quoi je choisis l’angle de prendre au sérieux l’appel du Général Flynn à la loi martiale en décrivant une situation à mesure, puis le dénigrement auquel cet appel est soumis, toujours avec la confirmation par les faits ; parce que la vérité-de-situation américaniste est multiple et si complexe, contradictoire et oxymorique. Le jugement doit suivre ces hauts et ces bas, sans se décourager, et même avec une certaine indulgence pour les acteurs de cette mascarade, de cette tromperie, de cette tragédie.

A aucun moment il ne peut être question, c’est au moins une certitude qui reste dans cette tempête de subjectivité, de desserrer l’étau du cadre général où je me situe, qui est de suivre cette voie terrible et nécessaire du “Delenda Est Systema”. (Ou “Systemon delendum est”, comme nous dit un aimable lecteur, en nous laissant toute latitude néanmoins de poursuivre dans la voie incertaine d’abord choisie pour garder claquante l’identité de notre étendard.) Pour le reste, certes, règnent la cacophonie, l’incertitude des multiplicités de voies, le labyrinthe où Kafka déclame sa relecture du Procès interminable si proche du Château mystérieux.

Sait-on, réalise-t-on que cette fatigue de la psychologie, avec l’absence complète de référence stable, de main courante, de rambarde, cette obligation de considérer telle voie, puis telle autre voie divergente, puis telle autre voie contraire, avant de converger vers à nouveau la première, vous pèse comme le globe de Gaïa sur le dos courbé d’Atlas, en un schéma classique ; et surtout, en plus dynamique, comme le combat que le pauvre Hercule doit mener à bien contre l’Hydre de Lerne avec ses dix têtes, ses cent têtes, ses mille têtes, qu’il lui faut couper comme l’on coupe des lianes vivantes et infiniment méchantes, comme l’observateur du temps-courant doit savoir couper court à tel canard, puis à tel autre, puis à mille autres.

Cette extrême relativité, et l’extrême rapidité avec laquelle elle se réalise, constituent des facteurs écrasants, absolument épuisants pour la psychologie. Dans certains cas, il faut échapper à la séduction des bien-pensants, des PC de la presseSystème qui vous dispensent leurs narrative politiquement-correctes ; et vous vous dites : heureusement qu’en cette subjectivité, se trouve au moins le devoir qui n’est pas aisé de ne tenir rien pour acquis, ni sur la forme, ni sur l’arrogance, ni sur l’assurance du pouvoir, – et donc, basta les bien-pensants. A certains moments de paradoxe dans cette sorte de nœud gordien, la pire des fatigues vient de ce qui pourtant me sauve : dans ce tourbillon de la subjectivité, se tenir au moins à cette injonction immuable écrite dans le marbre du Mont Olympe (“Delenda Est Systema”) est une épreuve qui tue le corps dans sa matérialité, et pourtant c’est ce qui sauve mon âme.

Voyez combien les mots sont enlevés et élevés ! Ils répondent de la fermeté et de l’ardeur de la conviction dans cette mission, même s’ils fixent mon destin dans une Longue Marche où m’attendent encore quelques travaux, après mille autres déjà faits, comme les têtes de l’Hydre de Lerne. Au moins, je sais pourquoi et comment cette immense effort et la fatigue considérable qui en découle ne sont pas en vain... Déjà dit dans ce texte du 1er septembre :

« C’est là une de mes idées principales, celle que j’ai moi-même développée pour me justifier de cette nécessité absolue de poursuivre le travail que je fais sur ce site. Aujourd’hui, “faire de l’information”, c’est faire de la métaphysique, y compris pour 9/11 par exemple, – je parle pour ceux qui y travaillent vraiment, pas pour ceux qui lisent les consignes et, soulagés, s’y conforment. Nous sommes devant l’énigme abyssale et vertigineuse de cette Grande Crise de l’Effondrement du Système, où tout événement doit être embrassé, saisi, observé avant de pouvoir s’aventurer à en donner une interprétation... »

Ah certes, il n’est pas de terrain plus fécond pour justifier ce « Aujourd’hui, “faire de l’information”, c’est faire de la métaphysique », que la crise de l’américanisme qui nous offre des bouleversements si extraordinaires qu’ils sortent de la matérialité ordinaire. Quel paradoxe pour l’observateur : la terre la moins métaphysique du monde qui offre à votre mission le champ grand ouvert à l’exercice de sa métaphysique pour comprendre la puissance de son parcours qui dépend effectivement de la puissance de la crise.