Extraits des Âmes

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Extraits des Âmes

Nous donnons ci-dessous deux extraits de la dernière (sixième) partie du texte de l’album photographique Les âmes de Verdun. (Nous proposons cet album ici, ou bien sous forme de livre non-illustré.) Le premier extrait concerne l’Allemagne avant la guerre, le second développe quelques observations de l’après-guerre  continuée jusqu’à nous. Ce texte est le septième d’une série de dix reprises du site dedefensa.org (plus un inédit), concernant la Grande Guerre. Cette série nous mènera jusqu’au 11-novembre, date du centenaire de la fin de ce conflit.

 

 

L’Allemagne, “chaudière européenne”

(Extraits des Âmes de Verdun, Sixième Partie)

Oui, pourquoi la Grande Guerre a-t-elle eu lieu ? Continuer à rôder sur les lieux du crime après l’évocation du climat français revient nécessairement à se tourner vers l’Allemagne. Nous restons fidèles à notre méthode, écartant les explications rationnelles recuites aux idéologies coriaces de nos illusions modernistes, nous attachant aux grands révélateurs des tragédies humaines que sont la psychologie et la culture, pour continuer à explorer le “climat” d’une époque comme l’on parle de l’environnement qui enferme certaines âmes et forge les volontés. Il nous semble que cet extrait d’une lettre d’un Allemand à un Allemand, de Rathenau retour d’Angleterre après une visite de plusieurs capitales européennes, adressée au prince von Bülow, sonne comme une description “climatique” qui est comme une réponse à Jules Isaac :

«Il y a un autre facteur important, auquel en Allemagne nous ne prêtons pas toujours attention : c'est l'impression que fait l'Allemagne vue du dehors ; on jette le regard sur cette chaudière européenne (c'est moi qui souligne [écrit von Bulow, en commentaire de la lettre de Rathenau]), on y voit, entourée de nations qui ne bougent plus, un peuple toujours au travail et capable d'une énorme expansion physique ; huit cent mille Allemands de plus chaque année ; à chaque lustre, un accroissement presque égal à la population des pays scandinaves ou de la Suisse ; et l'on se demande combien de temps la France, où se fait le vide, pourra résister à la pression atmosphérique de cette population.»

Certes, l’Allemagne est posée comme une énorme dynamo au centre de l’Europe, une énorme bête mécanique qui scande, halète, mugit, produit et grandit, et forcit, et gronde comme le feu d’une chaudière géante, et chante sa puissance… Le phénomène est allemand parce que l’Allemagne en rend compte à merveille, avec tout son poids, mais il n’est pas spécifiquement allemand. Un de nos auteurs favoris pour la description du phénomène est l’universitaire canadien d’origine lettonne, Modris Eksteins. Dans son Sacre du Printemps, qu’il sous-titre La Grande Guerre et la naissance de la modernité, Eksteins décrit effectivement cette Allemagne impériale, si souvent dépeinte comme lourdaude et inextricablement réactionnaire, comme l’exact contraire de cette image d’Epinal. Eksteins fait une place minimale, sinon inexistante à la France, – bien que sa Préface fasse une référence symbolique immédiate, comme un signe à notre propos dont lui-même n’aurait guère eu la conscience, à la bataille de Verdun, à l’Ossuaire et à ses morts. Mais c’est tout pour l’essentiel... Pour l’essentiel en effet, celui de Modris Eksteins, la guerre oppose l’Allemagne et l’Angleterre. C’est la description qu’il fait de l’Allemagne qui nous intéresse, tout en tenant à distance le fondement du propos (Allemagne contre Angleterre), pour y revenir à son heure.

Dans l’espace de temps historique qui sépare la guerre de 1870-71 et la Grande Guerre, voici que l’Europe est emportée par le rythme de la puissance, de l'évolution rythmée vers la puissance comme une gigantesque pulsation, d'un Empire qui va passer en moins de quarante ans de 42,5 (1875) à 65 millions d'habitants (1913), qui va transformer sa population rurale encore paisible en une population urbaine tendue vers un avenir aussi grand qu’un continent, qui va développer tous les grands domaines de la puissance industrielle qui s'impose, qui va épouser l'âge du fer et de l'acier. L'ère de l'expansion allemande de la période, et l’aire que s'aménage ainsi cet Empire, sont en tous points comparables à la montée de la puissance américaine du Gilded Age, presque en parallèle, comme un double. Ce n'est pas un hasard. Comme en Amérique, il naît une nervosité allemande qui va devenir fièvre, ce sera une “fièvre intense” comme on dit alors de l’Amérique, qui est cette sensation du mouvement nécessaire, du mouvement créateur, et, d'autre part, dans la pratique des situations géopolitiques, de la flucht nach vorne (“fuite en avant”). L'Allemagne est moderniste et postmoderne selon notre définition ; en même temps qu'elle accomplit sa modernité, quasiment au nom de l'Europe et placée au cœur de l'Europe, elle est déjà demain, dans le temps postmoderne ; à la fois aujourd'hui et demain, dans le même temps devrais-je dire, et, finalement, faisant son choix et — qui en douterait — abandonnant le passé, comme les Américains eux-mêmes font, selon les symptômes de la névrose identifiés par le docteur Beard. (Le docteur Beard, psychiatre, identifie le premier la névrose en 1879. Il la caractérise aussitôt comme une perte de références et il la qualifie simplement et évidemment de “mal américain” parce que ce mal est d’abord spécifique à l’Amérique : «Notre immunité contre la nervosité et les maladies nerveuses, nous l'avons sacrifiée à la civilisation. En effet, nous ne pouvons pas avoir la civilisation et tout le reste ; dans notre marche en avant, nous perdons de vue, et perdons en effet, la région que nous avons traversée.» Le docteur Beard est, volontairement ou non, psychologue à la façon de Nietzsche qui se qualifiait lui-même de “psychologue” plutôt que de philosophe, de “médecin de l’âme”, tenant que le philosophe devant l’époque moderniste, doit se comporter comme Hippocrate au chevet de son malade.)

Là-dessus, l'art, la culture, la création moderniste ne peuvent que se déchaîner, dans un Berlin qui ressemble à une ville américaine (Rathenau l'appelle “Chicago sur Spree”). Les deux pan-expansionnismes – le pangermanisme et le pan-américanisme que l’histoire arrangeante définira de façon bien différente, selon les nécessités des conformismes de l’époque – ont des correspondances qui vont par-delà les mers. C'est le rythme, la “vie intense”, la force dynamique du modernisme, et puis voici la culture, et pas n'importe laquelle, la culture audacieuse, créatrice, avant-gardiste et déstructurante, – surtout cela, avec sa “vertu déstructurante” ; cette culture caractérisée par la “vertu déstructurante”, qui est à la fois lourde, effrayante et contraignante comme un rouleau-compresseur et, en même temps, qui est une subtile chimie qui va accomplir la fusion nécessaire du matérialisme et de la spiritualité en un emportement postmoderniste. C'est plus que jamais flucht nach vorne. C'est la fusion extraordinaire entre la puissance colossale de la modernité industrielle, la Technik qu'affectionnent les Allemands (comme, bientôt, les Américains vénèrent la technologie, c'est la même chose et le parallélisme se poursuit), et de l'autre côté la spiritualité de l'élan de l'Empire, de l'élan naturellement pangermaniste. Nietzsche ricane de cette contradiction bien allemande, la marche forcée à la spiritualité et le développement très matériel de la puissance de la Technik, et il ne doute pas que la victime sera l'esprit (Geist). Comment ne pas croire que l'on va vers un choc, une rupture, une catharsis, — et que cela sera la guerre parce que la guerre fait l'affaire, et même, encore plus, qu'il n'y a que la guerre qui fasse l'affaire ? Même les témoins du temps, sans rechercher une explication conceptuelle d'un événement qui n'est pas encore accompli, rendent compte d'une impression qui en est proche simplement en constatant l'évidence quotidienne qui se développe sous leurs yeux (la “chaudière européenne” de Rathenau).

Eksteins nous montre la fièvre qui s'empare de Berlin et de l'Allemagne, et surtout cette fièvre créatrice, presque artistique. Pour l'Allemagne, cette guerre est la poursuite et l'apogée de l'élan qui a précédé et qui la conduit à ce terme ; la guerre n'est pas attendue pour défendre quelque chose, une culture, une conception de la civilisation (on énoncera ces billevesées plus tard, dans le cours du conflit, contraint par la propagande) ; la guerre est en elle-même fusion de la culture, accouchement d'une nouvelle civilisation, parce qu'elle est mouvement, force, élan.

«Pour l'Allemagne, la guerre est donc “eine innere Notwendigkeit”, une nécessité spirituelle, poursuit Modris. C'est une quête d'authenticité, de vérité, d'accomplissement de soi, de ces valeurs évoquées par l'avant-garde avant le conflit, et un combat contre tout ce à quoi celle-ci s'est attaquée, c'est-à-dire le matérialisme, l'hypocrisie et la tyrannie. [...] La guerre devient synonyme d'émancipation et de liberté, “Befreiungs” ou “Freiheitskampf”. Pour Carl Zuckmayer, c'est “une libération par rapport à la petitesse et à la mesquinerie bourgeoises”. Franz Schauwecker la considère comme "des vacances de la vie”. [...] Pour [Emil] Ludwig comme pour bien d'autres, le monde s'est transformé du jour au lendemain. “La guerre l'a rendu beau”, dira plus tard Ernst Glaeser, dans son roman Jahrgang 1902. L'instant faustien auquel Wagner, Diaghilev et tant d'autres artistes modernes cherchent à accéder par leurs œuvres, est donné à tout un peuple. “Cette guerre est un plaisir esthétique sans égal”, dit l'un des personnages de Glaeser.» Ainsi Eksteins termine-t-il ce chapitre de son livre sur l'entrée en guerre de l'Allemagne. En entrant dans la guerre, suggère-t-il, l’Allemagne met en scène son sacre du printemps, à l'image de l'œuvre de Stravinsky créée l'année précédente (à Berlin, pas à Paris), qui semblait, tant par la musique que par la danse avec Nijinski, devoir révolutionner l'art, transmuter le monde en quelque chose de complètement nouveau, réussir cette transmutation, retrouver la sauvagerie originelle de l'être et la transformer en une création d'une haute civilisation comme jamais vue dans l’Histoire. Pour l'Allemagne née “par le fer et par le sang” de Otto von Bismarck, août 1914 est une apogée, une création absolument extraordinaire de l'avenir, une création postmoderniste ; l'Allemagne en août 1914, c'est la nation moderne qui crée l'avenir et devient postmoderne, qui devient son propre lendemain en même temps qu'elle est son aujourd'hui, l'Allemagne de la dimension progressiste puis moderniste qui a accompagné, à l'extérieur d'elle-même, sa réputation tout au long du processus de son affirmation nationale et impériale qui mène de 1848-1862 à 1914. Le moment semble se concentrer en cet instant où la réalité, soudain transfigurée, rencontre le rêve et se réalise en lui, et bien sûr fait du rêve la nouvelle réalité.

Et l'on songe, à lire ces remarques et à méditer ces réflexions, que c'est comme par hasard que l'Allemagne ait, sur son chemin, trouvé la France. Les deux nations montaient au front, dans ces journées torrides d'août 14, mais elles n'étaient pas du même univers. La guerre qui en résulta fut, comme on s'en serait douté, une guerre terrible.

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Verdun, ou la répétition générale

(Extrait des Âmes de Verdun, Sixième Partie)

Avec la bataille de Verdun, en vérité, ils entrèrent, secoués par un fracas épouvantable, accablés de souffrances indescriptibles, dans le vrai conflit de nos temps historiques et modernistes. Est-ce donc cela, cette bataille qui n’a pas de sens ?

Paul Valéry, dans son discours de réception du maréchal Pétain à l’Académie française, en 1931, marqua son extrême compréhension de ce que fut la bataille, lorsqu’il parla d’«une guerre toute entière insérée dans la Grande Guerre». En avril 1919, il avait conceptualisé par avance son propos, dans sa Crise de l’esprit, que tous nous retenons pour sa première phrase fameuse («Nous, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles»), qui nous dit que «nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie». Ne paraît-il pas écrire pour notre Verdun lorsqu’il écrit encore : «Ainsi la Persépolis spirituelle n’est pas moins ravagée que la Suse matérielle. Tout n’est pas perdu, mais tout s’est senti périr.» De la crise de l’esprit, il disait qu’elle «prend les apparences les plus trompeuses, [...elle] laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase» ; ainsi ce conflit terrible, avec Verdun en son cœur, marque-t-il un point de rupture où «[u]n frisson extraordinaire a couru la moelle de l’Europe».

Le débat était ouvert et il se poursuivrait tout au long des années 1920. Il n’a pas pour thème la politique du temps ni l’idéologie mais le fondement de la civilisation. La France est au premier rang, face aux Etats-Unis. Elle s’était tournée, pour la jauger et la juger, vers cette puissante nouvelle recrue de la modernité, qui affirmait partout son hégémonie depuis que la Grande Guerre lui en avait laissé l’opportunité. En 1931, dans un livre qui recueillait l’avis de plus de 250 intellectuels, en majorité français, réunis sur la question de l’américanisme, Gérard de Catalogne écrivit en préface de son Dialogue entre deux mondes : «Nous avons eu l'époque romaine et grecque ; nous vivons aujourd'hui l'époque américaine et il n'est pas téméraire d'écrire que les principes de la vie sont changés depuis la guerre par l'emprise des États-Unis. Nous traversons une période de transformations historiques, de déséquilibre mondial qui s'accentue au détriment de ceux qui n'ont pas assez d'énergie pour se défendre...»

La modernité avait choisi un nouveau champion, après avoir usé et abusé de la puissance allemande. Au fracas des canons succédait le fracas des chaînes de production dont Charlot allait tirer son chef d’œuvre des Temps Modernes. Deux jeunes historiens français nommèrent cela “De Descartes à Ford”, ou “Descartes descendu dans la rue”, pour désigner cette perversion de la raison par la machine, ou la manipulation de la rationalité cartésienne par “l’économie de force”. Arnaud Dandieu et Robert Aron écrivirent, dans Décadence de la nation française, en 1931 encore : «Enfin Descartes est descendu dans la rue avec l'avènement de l'industrialisme et du taylorisme. Ainsi par un lent avilissement, la méthode cartésienne, perdant de plus en plus sa valeur individuelle et sa force révolutionnaire, séparée de tout germe vivant, a pris un nom particulier. Elle s'appelle États-Unis. Tant il est vrai que les conflits les plus profonds et les plus métaphysiques doivent tôt ou tard s'exprimer dans l'immédiat et le quotidien…»

Cet affrontement des conceptions forme le cœur de notre crise de civilisation, celle que désigne Valéry. Dans le sens métaphysique que définissent Dandieu-Aron, il prolonge Verdun perçu dans sa véritable dimension, au-delà des seuls antagonismes nationaux, au-delà de la brutalité des armes, au-delà de la Grande Guerre. Il porte les mises en cause les plus fondamentales, les plus décisives, il rythme l’éveil terrible des consciences, il se fait miroir d’une civilisation saisie d’une angoisse ontologique. Il s’interrompra rapidement, disons autour de 1934-1935, avec la brutale irruption sur la scène du monde des affrontements idéologiques. Nous débattrons alors, sous le couvert des préoccupations de vertu, de la façon la plus rapide d’accélérer notre décadence et notre chute dans le désordre. Nous ferons une nouvelle Guerre mondiale, encore plus sanglante, plus tueuse que la Grande Guerre. Nous ferons la Guerre froide, où nous croirons avoir trouvé la formule étrange de nous imposer à nous-mêmes la paix sous la menace de l’anéantissement total et réciproque. Avec la chute fantomatique du communisme, les hommes croiront à la “fin de l’Histoire”, selon le mot aussi mal compris que vite popularisé du philosophe du département d’Eétat américain Francis Fukuyama. Les événements se précipiteront, des plus grandes ivresses aux plus extrêmes violences, – et nous voici entrant dans le XXIème siècle, dans le troisième millénaire. C’est alors que nous découvrons que ces événements eux-mêmes, les “crises systémiques” comme nous commençons à nommer ces choses incontrôlables, avec la plus redoutable d’entre toutes, la plus incontrôlable, la plus eschatologique, la “crise climatique” née du réchauffement climatique dû aux activités industrielles de notre civilisation et à son “choix du feu”, nous découvrons que ces événements nous ramènent au débat du “Descartes descendu dans la rue”, à la Crise de l’esprit de Valéry en remontant dans le temps, enfin à Verdun qui fut l’origine de notre périple et qui en est le terme.

Une époque plus tard, c’est-à-dire presque un siècle en vérité, les mêmes angoisses nous saisissent. Le sentiment est si pressant que nous irions jusqu’à croire, et même jusqu’à penser qu’il s’agit d’un sentiment similaire, équivalent en tension et en substance, à celui de vide affreux et d’effondrement des références et des lignes d’horizon qui a saisi le soldat de Verdun au milieu de son univers bouleversé par la mitraille. Peut-être certains d’entre nous réalisent-ils qu’ils ressentirent cette proximité improbable et pourtant si évidente à y penser, lorsqu’ils découvrirent Verdun et son vaste domaine, sa sérénité retrouvée et les échos lointains du désordre entropique et déstructurant de la bataille. En ce sens retrouvé des urgences qui nous pressent, notre époque est une bataille à l’image de celle de Verdun. D’une bataille l’autre, un pont s’est érigé fermement entre la bataille et nous, dans notre début de millénaire, pour nous instruire d’une continuité qui se joue des âges, des modes et des convenances. Il n’y a rien de plus moderne, au sens si enrichi de l’antimoderne comme nous l’avons rencontré, que la bataille de Verdun, rien de plus actuel, rien de plus présent.

C’est une étrange conclusion qui, lorsqu’elle vous a effleuré, vous devient rapidement si chère et ne vous quitte plus. Le caractère essentiel de cette bataille, c’est l’agression du désordre de la modernité déchaînée concentrée en un espace si délimité mais si fortement diversifié, comme si le désordre attaquait un monde en soi, formé et accompli, fermement et harmonieusement appuyé sur son passé et ses traditions, sur son labeur, sur son horizon d’espérance, – et ce monde-là, au prix de souffrances si affreuses qu’elles conduiraient au désespoir si les âmes ne veillaient, ce monde a résisté. C’est un précédent qui habille soudain d’une substance exceptionnelle cette phrase étrange et très belle de Jean Anouilh, que j’avais trouvée en citation dans mon agenda, cette année-là, qui pourrait s’appliquer à Verdun visité et revisité : «Vous ne le savez pas, vous autres, mais tout au bout du désespoir il y a une blanche clairière où l’on est presque heureux.»

Aujourd’hui, nous subissons des attaques et des agressions dont la substance, au fond, est semblable à celles que subirent les soldats de Verdun. Comme eux, nous sommes menacés des plus terribles destinées, et leur sacrifice nous en avertit jusqu’au bout de leur martyre. Comme eux, nous regardons au fond des yeux le monstre qui pèse sur nous, cette mécanique terrible qui brise les structures de notre monde et de notre civilisation. Aujourd’hui, nous savons que la tempête de ferraille qui écrase le champ de la bataille a quelque chose de commun avec cette tempête de désordre qui écrase notre époque, la violence du fer et du feu passant du champ de la bataille au champ de l’univers. A Verdun, sur le champ de la bataille, pénétré du murmure des âmes désormais apaisées, vous vient l’image qui transcende l’enquête sans but de nos pauvres mémoires d’une bataille de Verdun devenue bataille désincarnée, bataille symbolique dépassant son âge. Vous comprenez alors que, dans cette bataille, dans ces terribles trois cents jours, l’ouragan de mitraille et de feu avait échappé aux hommes; comme la folie vous prive de votre conscience de soi en lui donnant le loisir terrible de s’échapper de vous; et, aussitôt réalisée cette vision de Verdun, de même aujourd’hui nous éprouvons cette sensation des événements et de leur folie qui semblent nous échapper, qui nous échappent pour soumettre notre destin à un Dieu de la machine, à un Dieu usurpateur que nous avons nous-mêmes machiné.