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522427 juin 2023 (19H05) – Je commence par un avertissement ferme et sans retour, hors duquel la lecture de ce texte est inutile : Je ne fais ni des comparaisons, ni des analogies, mais l’on pourrait dire : une métaphore limitée à des situations et des actes bien précis. Prigojine n’est pas Cinna, Poutine n’est pas Auguste, – et, accessoirement, je ne suis pas Corneille, – enfin, pour ce dernier cas on peut discuter. Pour autant on voit s’amorcer mon propos : apprécier l’attitude de Poutine vis-à-vis de Prigojine à la lumière de cette immense tragédie de Pierre Corneille, – « Cinna, ou la clémence d’Auguste ».
En effet, Poutine a bel et bien montré de la clémence – quels que fussent et soient ses arrière-pensées – vis-à-vis des Wagner révoltés, et surtout de leur chef, Prigojine. On sait que le président russe n’est en général pas un tendre avec ses adversaires, et particulièrement avec les oligarques quand ceux-ci s’opposent à lui, comme le rappelait encore, il y a trois jours, le pétulant Bhadrakumar.
Andrei Korybko observe à plusieurs reprises que Poutine a montré de la clémence avec Prigojine dans cette affaire. Bien entendu, il ne manque pas d’expliquer cette clémence par des matières d’intérêt et d’opportunité. D’abord, en expliquant le geste par la stature de la position de Poutine et sa volonté d’éviter des troubles internes en agissant brutalement contre des soldats, y compris leur chef, qui s’étaient conduits de façon héroïque dans plusieurs batailles en Ukraine.
« L'autre partie du discours du dirigeant russe sur laquelle il convient de s'arrêter est son affirmation selon laquelle les participants ont été “entraînés dans cette aventure criminelle par la tromperie ou la menace sur la voie d'un crime grave, – une mutinerie armée”. Le président Poutine a ensuite ajouté qu'il s'agissait d'une “trahison contre notre pays, notre peuple et la cause commune pour laquelle les soldats et les commandants du groupe Wagner se battaient et mouraient côte à côte, avec nos autres unités et troupes".
» L'importance d'attirer l'attention sur ce point est de montrer pourquoi le président Poutine a miséricordieusement donné à ces soldats une dernière chance de sauver leur vie, car il pensait que ces héros de la Novorossiya étaient manipulés par les "ambitions démesurées et les intérêts personnels" de Prigojine. Son offre d'amnistie et d'exil en Biélorussie n'était pas un signe de faiblesse comme l'ont prétendu [la presseSystème] et certains membres de l’AMC, mais la preuve que le dirigeant russe contrôlait parfaitement la situation et était suffisamment puissant pour y mettre fin sans l'effusion de sang souhaitée par l'Occident. »
L’un des principaux arguments de Korybko pour son explication des événements, c’est celle d’un Prigojine-“idiot utile” des Occidentaux. Il s’agit de l’exploitation des ambitions du chef de Wagner et de son aventure déstructurante pour aboutir à une situation de guerre civile et un “bain de sang”. De cette situation et à la plus grande satisfaction de nos dirigeants et de nos élites serait né un très-grand désordre interne que Poutine lui-même a évoqué, qui aurait permis d’envisager toutes les opérations de déstabilisation et d’anéantissement, au pas cadencé des soldats du Système, de l’OTAN et de leur sergent-recruteur Bissonnette-Biden.
Mais donc, il y eut cette chose inattendue, – laquelle fait se demander si ces gens-là ne vont pas finir par vraiment en avoir assez de rater si régulièrement tout ce qu’ils entreprennent ou soutiennent... Cette chose qui permit effectivement d’éviter l’affrontement et le désordre sanglant que toutes les démocraties de l’Ouest-transgressif attendaient avec les meilleurs sentiments humanitaires du monde.
« Ce à quoi l’Occident ne s'attendait pas, c’est que le président Poutine donnerait miséricordieusement à Prigojine une dernière chance de sauver sa vie en s'exilant au Belarus avec ses collaborateurs, ce qui a servi les intérêts russes à plus d'un titre, comme nous l'avons expliqué dans cette analyse ici. Cet accord a pris les ennemis de l’État de la Fédération de Russie au dépourvu, alors que leurs experts avaient déjà conditionné le public à s'attendre aux pires scénarios, ce qui explique pourquoi l'Occident a rappelé ses mandataires bélarussiens et a ensuite vu ses mandataires nationaux se tourner vers la diffusion de théories de la conspiration. [...]
» Cette séquence d'événements était censée être catalysée par Prigojine, qui a agi en tant qu’“idiot utile” de l'Occident après avoir lancé son coup d'État, mais le président Poutine a été trop sage pour tomber dans ce piège en réagissant de manière excessive et en ordonnant à ses forces d'utiliser la force meurtrière pour arrêter le chef de Wagner et ses mercenaires. Au contraire, il est resté calme et a maîtrisé la situation en refusant d'envenimer les choses comme l'Occident l'avait prédit à tort, ce qui a permis à son homologue Loukachenko de négocier un accord avec Prigojine. »
On ne s’attarde pas, ni à l’argument, ni à l’orientation de l’analyse, pour nous en tenir au simple fait de la clémence, à cette métaphore sans intention de nuire que j’ai signalée plus haut – toujours sans nous occuper des arrière-pensées et, pour mon compte, pour me permettre une incursion dans cette pensée et cette langue qui n’existent plus aujourd’hui pour cause de “cancellation”. Effectivement, le cas nous remet en mémoire, d’autorité, une des plus belles tragédies françaises, qui est le « Cinna » de Corneille.
On se rappelle la trame de la tragédie, se terminant par la mise à jour de la participation de Cinna, ami de l’empereur Auguste, à un complot contre Auguste, jusqu’à l’assassinat ; et Auguste, qui aurait dû exprimer son « juste courroux » en exécutant le comploteur, et qui, au contraire, décide de le gracier. Il expose cela dans une superbe tirade où domine cette phrase sublime de l’Empereur « Je suis maître de moi comme de l’univers », résumant la démarche héroïque caractérisant cette pièce...
Voici quelques vers de cette tirade pour goûter la puissance et la beauté du style :
« Je suis maître de moi comme de l’univers ;
» Je le suis, je veux l’être. Ô siècles, ô mémoire,
» Conservez à jamais ma dernière victoire !
» Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux
» De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous.
» Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie :
» Comme à mon ennemi je t’ai donné la vie,
» Et malgré la fureur de ton lâche destin, [*]
» Je te la donne encor comme à mon assassin.
Je nous le demande un peu, juste un peu, et quelque peu effrayé de mon audace : pourrions-nous un instant, un seul instant, nous représenter un Joe Biden dire cela de Assange, ou un Macron d’un Gilet Jaune ? Pourtant l’un et l’autre y gagneraient en popularité, en points d’avantage dans les sondages. Pour cette raison de l ‘héroïsme de l’Empereur Auguste, le site ‘Litte-Ratures’ écrit en commentaire de cette tirade ; et nous-mêmes, comprenant bien que la « gloire bien plus grande » et la « valeur qui le transcende » concerneraient aujourd’hui la gloire et la valeur de l’entité dont les personnages évoquées ont la charge, c’est-à-dire leurs pays respectifs dans les conditions politiques qui prévalent.
« Le héros véritable de ‘Cinna’ est Auguste, celui qui refuse la logique de la punition par la mort et qui en appelle au pardon après avoir accepté de sacrifier ses intérêts à une gloire bien plus grande : il incarne ainsi parfaitement le type du héros cornélien, valeureux, unique et se sacrifiant au nom d’une valeur qui le transcende. »
Il est évident que Corneille ne s’intéresse pas dans sa tragédie à la politique, mais plutôt à la psychologie de l’homme politique, à sa perception de la métahistoire, etc. Il est de même tout aussi évident que la démarche d’Auguste illustre une vertu qui n’est nullement dépendante des actes politiques qu’il pose, cette vertu s’exprimant, pour mieux répondre à la nécessité des situations, dans la maîtrise de soi et la capacité d’écarter les émotions et les passions, – tout ce fatras que nous regroupons sous le néologisme d’affectivisme, qui caractérise tant l’homme politique aujourd’hui.
Certes, le même commentaire définit l’acte d’Auguste de cette façon de « pur éclat d’héroïsme » (« Sa générosité apparaît comme un pur éclat d’héroïsme »), – ce qui ne peut certainement être dit tel quel de Poutine dans la circonstance que nous évoquons. Mais Corneille épure nécessairement les circonstances pour permettre à la gloire psychologique de mieux apparaître. Sur le fond, la démarche de Poutine, qui a montré par ailleurs ces derniers jours la colère où le mettaient les circonstances de la crise, implique une domination héroïque de ses penchants psychologiques qui est moins due à la lumière d’une analyse générale qu’à un caractère très spécifique de domination de soi.
[*] J’avais dans ma pauvre mémoire l’idée que Corneille avait écrit “dessein” et non “destin”, ou bien qu’il y avait eu ou qu’il y a polémique à cet égard, pour cette pièce. Je ne sais si je m’aventure dans un domaine très délicat, mais je préfèrerais, du point de vue du sens aussi bien qu’en sonorité phonétique, “dessein” à “destin”.