(En)Jeux nucléaires

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(En)Jeux nucléaires

9 avril 2015 – on a déjà remarqué à plus d’une reprise combien la crise ukrainienne mariait des situations absolument contrastées. Pour nous, dès le 3 mars 2014, nous signalions qu’il existait en théorie une situation de confrontation entre les deux puissances stratégiques nucléaire, USA et Russie, et que, toujours en théorie, cette confrontation portait nécessairement sa logique, et que le terme catastrophique de cette logique était l’affrontement nucléaire stratégique. Par contraste absolument frappant, cette crise pullule d’épisodes grotesques, irresponsables et se déroule beaucoup plus sur le “terrain” de la guerre de la communication, avec des narrative étrangement liées à des univers qui sont absolument sans rapports, et, du côté de Kiev (du bloc BAO), une narrative tellement sans rapport avec la réalité qu’elle fait de ceux qui y croient ou qui sont obligés de la suivre des prisonniers du déterminisme-narrativiste.

Les deux grands “acteurs” ont, eux, des comportements, sur le théâtre même, en Ukraine, qui marquent également d’étranges différences de perception ; ils semblent pourtant, en général, vouloir rester sur le terrain de la communication, – c’est-à-dire, là aussi, écarter les conditions de la possibilité d’un affrontement nucléaire. Mais là encore, et cette fois en sens inverse, cette “possibilité de l’impossibilité” si l’on peut dire d’un affrontement nucléaire évolue sur le terrain de la théorie. Les conditions de cette crise sont si étranges que toutes les possibilités sont à considérer en théorie, c’est-à-dire sans aucune certitude qu’elles n’échappent pas à cet inventaire de la raison pour s’égarer, s’avérer incontrôlables, et devenir ainsi incompréhensibles. A côté de ces conditions “sur le théâtre même” existent sans aucun doute des conditions de confrontation, essentiellement activées par la partie du bloc BAO (USA essentiellement), dans le champ de la communication mais dans ce cas avec d’autres champs, notamment celui de l’économie (politique des sanctions antirusses).

On peut donc dire que, d’une façon générale, le “climat” est si mauvais, essentiellement du fait des USA, que l’on peut parler d’une nouvelle Guerre froide (“Guerre froide 2.0”), mais dans des conditions qui marquent des différences importantes par rapport à la période 1948-1985/1989. L’un de ces différences est qu’il semble qu’il y ait très peu de conscience, là aussi d’abord du côté US au départ, du risque de l’entraînement de la logique de confrontation poussée à son terme, c’est-à-dire impliquant l’affrontement nucléaire suprême, – ce qui ne signifie nullement, d’une façon paradoxale, qu’on ne songe pas d’une façon appuyée à un affrontement nucléaire ; mais on y songe dans d'autres circonstances que celles d'un enchaînement du à la crise ukrainienne.

C’est dans ce contexte assez confus, à l’image du désordre du monde, que nous voulons placer deux très récents évènements “de communication” qui introduisent la possibilité d’une appréciation nouvelle de la question de l’affrontement nucléaire. Ces deux évènements sont très difficiles à interpréter d’une façon assurée, justement parce qu’il s’agit de communication, avec des aspects de rhétorique, de symbolique, etc. Néanmoins, il y a suffisamment d’éléments identifiables pour justifier une ou des interprétations.

• Le premier de ces “évènements”, chronologiquement, est du côté US. C’est Matthew Gault, du site Nedium.com-The War Is Boring, qui le met en évidence le 7 avril 2015. Il s’agit de la nomination à la tête du Global Strike Command (GSC) de l’USAF, le 27 mars, du général Robin Rand. Formé en 2007/2009, le GSC regroupe toutes les forces stratégiques nucléaires de l’USAF par ailleurs affectées au Strategic Command interarmes, lequel regroupe à son tour toutes les forces nucléaires stratégiques des trois armes (en fait, de l’USAF et de la Navy). Le GSC reprend le rôle et les moyens dont disposait le SAC (Strategic Air Command) jusqu’à sa dissolution, en 1992, au profit du Strategic Command interarmes. Gault présente cette nomination en observant 1) que c’est la première fois qu’un général à quatre étoiles (général plein) de l’USAF est placé à la tête du GSC, et 2) que le général Welsh, chef d’état-major de l’USAF, a salué publiquement et avec emphase en présentant la nomination de Rand, la mémoire du général Curtiss LeMay, en recommandant à Rand d’être “un nouveau Curtiss LeMay”.

«On March 27, the U.S. senate confirmed Air Force general Robin Rand as the next leader of Global Strike Command. He’s the first four-star general in GSC history to take on the role – and that’s just what the flying branch wants. Air Force chief of staff Gen. Mark Welsh said he appointed Rand because he hopes that a four star general in charge of America’s nuclear command will give the flyers greater influence over the country’s nuclear policy. “We lead and execute two-thirds of the nuclear triad, for Christ’s sake,” he told a crowd on April 2. “We should be in the middle of the policy debates on this issue.”

»Which is true. America’s nuclear triad consists of its intercontinental ballistic missiles, submarine-launched ballistic missiles and nuclear-armed bombers. GSC operates the ICBMs and the bombers. It makes sense that the Air Force would want more say over how to use those weapons. But what Welsh said next is troubling – and serves as a reminder why the Air Force doesn’t have a greater say in the nuclear debate. “I told Robin Rand … go become the next Curtis LeMay,” Welsh said. “Bring this nuclear mission … back to the front edge of Air Force attention every single day.”

»That’s a terrible idea. The last thing the Air Force – to say nothing of America as a whole – needs is another Curtis LeMay. He was a brilliant strategist who helped win World War II with overwhelming and brutal force. But he also pushed America close to nuclear war with the Soviet Union and crafted policies that led to almost all the military’s major nuclear disasters. Without LeMay, America may have never pursued a Cold War strategy based on preemptive strikes and it may never have lost dozens of nukes. Global Strike Command is the direct descendent of Strategic Air Command, a division of the flying branch that stood up just after World War II...

»Since then, America and the rest of the world have attempted to rein in the horrifying weapon. Nuclear stockpiles have decreased. The world understands the threat these weapons pose … and just how crazy it is to deploy them. It’s a sentiment LeMay never shared. “I think there are many times when it would be most efficient to use nuclear weapons,” he told reports while running for office as George Wallace’s vice president in 1968. “However, the public opinion in this country and throughout the world throw up their hands in horror when you mention nuclear weapons, just because of the propaganda that’s been fed to them.”»

• Ici nous intéresse essentiellement cette référence publique et exemplaire de LeMay. Nous avons déjà parlé à diverses occasions de LeMay (voir par exemple les textes du 15 mai 2001 et du 2 août 2006). Sans être personna non grata du souvenir, des commémorations et des discours, LeMay a toujours été discrètement “oublié” dans les interventions et textes officiels parce qu’il s’agit d’un personnage contesté, partisans de la doctrine d’annihilation sous toutes ses formes, soupçonné avec bien des arguments d’avoir souvent outrepassé ses prérogatives aux dépens du pouvoir politique dans le domaine terrible du contrôle de la composante nucléaire stratégique. Il nous paraît que c’est un événement remarquable qu’il soit ainsi glorifié, cité en exemple, en modèle, de façon publique et pour une mission en cours par le chef d’état-major de l’USAF. On peut concevoir qu’il s’agit d’un message de communication d’une extrême importance.

• Le second “événement” est un article de Pépé Escobar, le 6 avril 2015, sur Asia TimesEurasian emporium or nuclear war?»). Le passage qui nous intéresse est celui-ci, qui a trait aux missiles sol-air, à grandes capacités antimissiles, le S-500 russe en cours de développement et dont la production et le déploiement est proche (2017 est la date officielle du début du déploiement). Comme on le voit, Escobar en parle, retour de Moscou, dans un cadre général qui consiste à évaluer l’attitude russe, l’évolution de la résolution russe en cours de constant renforcement face aux provocations et au comportement erratique, parfois simplement dément, des USA et de leur puissance déchaînée. Voici le passage qui nous intéresse...

«I’ve just returned from Moscow, and there’s a feeling the Federal Security Bureau and Russian military intelligence are increasingly fed up with the endless stream of Washington/NATO provocations – from the Baltics to Central Asia, from Poland to Romania, from Azerbaijan to Turkey. This is an extensive but still only partial summary of what’s seen all across Russia as an existential threat: Washington/NATO’s intent to block Russia’s Eurasian trade and development; destroy its defense perimeter; and entice it into a shooting war.

»A shooting war is not exactly a brilliant idea. Russia’s S-500 anti-missile missiles and anti-aircraft missiles can intercept any existing ICBM, cruise missile or aircraft. S-500s travel at 15,480 miles an hour; reach an altitude of 115 miles; travel horizontally 2,174 miles; and can intercept up to ten incoming missiles. They simply cannot be stopped by any American anti-missile system.

»Some on the U.S. side say the S-500 system is being rolled out in a crash program, as an American intel source told Asia Times. There’s been no Russian confirmation. Officially, Moscow says the system is slated to be rolled out in 2017. End result, now or later: it will seal Russian airspace. It’s easy to draw the necessary conclusions. That makes the Obama administration’s “policy” of promoting war hysteria, coupled with unleashing a sanction, ruble and oil war against Russia, the work of a bunch of sub-zoology specimens.»

• Les textes d’Escobar sont en général largement repris sur divers sites/médias alternatifs, notamment les russes comme RT et Sputnik, et même traduits en français par le Sakerfrancophone. Il s’agit d’une reprise intégrale, de type courant, dans un univers (l’internet et les réseaux) où la propriété intellectuelle pour les écrits d’opinion et de polémique n’est plus une règle intangible, où les frontières et les nationalités ne sont plus des obstacles, – sorte de globalisation réussie si l’on veut, c’est-à-dire la globalisation antiSystème comme l’est évidemment Escobar. Il est par contre plus inhabituel de voir un de ces médias qui reprennent régulièrement Escobar faire un article d’un des aspects d’un article d’Escobar, d’y apporter ses propres commentaires, pour en faire un autre article spécifique. C’est le cas du Sputnik-français, le 9 avril 2015, justement sur ce passage Escobar/S-500... Sputnik-français parle donc dans son titre de l’hystérie US : «La Russie élabore des S-500: les USA en pleine crise d'hystérie»

«L'énergie négative de Washington est toujours dirigée contre la Russie, mais les raisons en sont parfaitement différentes de celles qui sont déclarées par le département d'Etat américain, écrit le journaliste brésilien Pepe Escobar dans Asia Times. “L’‘hystérie militaire’ de l'administration américaine, associée aux sanctions et aux guerres monétaire et pétrolière contre la Russie s'explique par les craintes de Washington devant le système de défense antimissiles S-500 Prométhée, dont Moscou a décidé d'équiper son armée”, indique M. Escobar. Et d'expliquer qu'aucun bouclier antimissile ne pourrait stopper ce système russe dernier cri qui pourrait, par contre, intercepter tout missile balistique intercontinental ou missile de croisière américain.

»Dans ce contexte, l'auteur attribue la “diabolisation” continue du président russe Vladimir Poutine dans les médias occidentaux par l'effondrement de tous les projets actuels des Etats-Unis et de l'Otan. “L'agression russe n'est qu'un mythe. La stratégie de Moscou a toujours été et reste exclusivement défensive. La Russie ne tardera pas à promouvoir une coopération stratégique avec l'Occident si ce dernier prend en considération ses intérêts en matière de sécurité”, a conclu M. Escobar.

»Les S-500 seront en mesure d'abattre simultanément jusqu'à 10 cibles volant à une vitesse de 7 km par seconde, y compris les têtes nucléaires de missiles balistiques. Par ailleurs, ce nouveau système sophistiqué sera capable d'atteindre des cibles dans l'espace.»

• Le missile sol-air et antimissiles S-500 constitue-t-il une des ces “armes absolues”, selon une terminologie convenue pour qualifier de manière grandiloquente un système d’arme qui apporte un progrès décisif pendant une période de temps donné dans un domaine donné ? Le S-500 est pour l’instant un système dont les caractéristiques sont communiquées d’une manière parcellaire, essentiellement parce qu’il s’agit d’un programme d’une extrême importance, destiné à opposer une défense exceptionnellement puissante à une attaque de missiles nucléaires (dont les missiles stratégiques de l’affrontement nucléaire suprême). Le site APA (Australian AirPower) en est resté à 2011 et le Wikipédia, mis à jour en septembre 2014 sur le sujet, n’en apportent pas beaucoup plus. Les indications données par Escobar vont largement au-delà.

On remarquera un détail intéressant pour notre propos, du point de vue symbolique, – qui peut n’être d’aucune valeur indicative, ou le contraire selon le contexte et l’intentionnalité du commentaire. Dans APA et Wikipédia, le S-500 est présenté avec le nom de baptême Triumfator-M, qui semblerait indiquer qu’il s’agit d’une une version avancée du S-400 Triumf. Wikipédia donne en fait deux noms de baptême, ainsi que deux dénominations : S-500 Samoderzhets (Autocrat) ou 55R6M Triumfator-M. Mais l’on voit que, dans Sputnik-français/Escobar, le S-500 est baptisé Prométhée. Ce type de nom mythologique est très inhabituel pour un système d’arme russe ... (Prométhée, personnage de la mythologie grecque, a donné l'évènement mythologique du “mythe de Prométhée”, comme «métaphore de l'apport de la connaissance aux hommes. C'est un des mythes récurrents dans le monde proto-indo-européen (mais on le retrouve également chez d'autres peuples)»... Le mythe, toujours selon le Wikipédia consacré à Prométhée « est aussi évocateur de l'hybris, la folle tentation de l'Homme de se mesurer aux dieux et ainsi de s'élever au-dessus de sa condition.» L’on sait que le jugement russe sur le comportement US, depuis le discours de Poutine de février 2007, est que les USA sont poussés par une sorte de “délire de puissance” où l’on peut retrouver le fameux hybris dont les Grecs faisaient le péché absolu.)

... Maintenant, il s’agit de rassembler ces éléments épars pour les constituer en une hypothèse qui forme l’essentiel de cette analyse. C’est dire que tous ces éléments sont interprétés dans un but commun, qu’ils peuvent être, chacun d’eux, mis en doute, réfutés, ridiculisés, etc. Ce qui importe est leur simultanéité et la possibilité pour chacun d’être interprétés selon une appréciation cohérente qui est celle de notre hypothèse. L’essentiel est, ici, de voir se constituer l’hypothèse qui nous intéresse, et de constater que sa cohérence rend effectivement cohérents tous les éléments considérés ... Certes, une hypothèse est une hypothèse et le reste, mais les temps étranges que nous vivons n’interdisent certainement pas de développer cette méthodologie ; au contraire, il s’agit même, le plus souvent, de la seule méthodologie acceptable pour faire progresser la réflexion.

Spéculation-First Strike

Nous allons détailler ce que nous percevons des deux positions, – celle des forces armées des USA, spécifiquement de l’USAF, et celle des forces armées russes, – qu’on peut déduire de ces divers éléments. Nous les confronterons ensuite et présenterons l’essentiel de notre hypothèse.

• L’USAF d’abord, et au-delà, les forces armées US. Nous considérons cette intervention du général Welsh comme significative d’un état d’esprit général dans les forces armées, à cause de l’environnement crisique actuel et, plus précisément, à cause d’une part de la crise absolue du pouvoir US, et d’autre part de l’antagonisme avec la Russie, puissance nucléaire stratégique équivalant à celle des USA.

On l’a dit, LeMay a mauvaise réputation pour le discours officiel. Cet homme représente l’archétype du liquidateur de masse, de type bureaucratique et technologique. Il considérait que le massacre des civils japonais (plus de cent mille morts dans l’attaque de Tokyo de mars 1945) était tout à fait justifié. Dans une Weekly Intelligence Review, communication hebdomadaire faite par le quartier-général de LeMay à ses officiers, celle-ci en mai 1945, il est écrit : «Nous cherchons et détruisons l’ennemi ou qu’il ou elle soit, dans le plus grand nombre possible, dans le temps le plus court possible. Pour nous, il n’y a pas de civils au Japon.» Il disait fort justement à ce propos : «Tuer les Japonais ne me préoccupait pas beaucoup à cette époque. Je suppose que si j’avais été du côté des vaincus, j’aurais été jugé comme criminel de guerre.» A côté de cela et à cause de cela, LeMay était un redoutable stratège de la guerre aérienne de bombardement stratégique, un expert et un impitoyable planificateur de la tuerie de masse, d’une efficacité sans égal. C’est cet homme-là que l’USAF célèbre d’habitude fort discrètement. Mais plus encore et en fonction de la situation, c’est l’organisateur et le chef du SAC, l’homme de la Guerre froide que célèbre le général Walsh, – et alors, cette glorification devenue publique et plus discrète du tout a une grande signification ... C’est l’homme de la “première frappe” qui est mis sur un piédestal :

«To his reasoning, it was not a matter of if Russia attacked America with nukes, but when. For LeMay, it made sense to strike first. In an all-out nuclear exchange, the odds of survival overwhelmingly favored the country that struck first. LeMay wanted America to survive. So he wanted America to nuke first.» (Gault)

First Strike”, l’expression est dite. La conviction des Russes, et de nombreux observateurs par ailleurs, est bien que, au pire (au mieux ?), les USA travaillent pour acquérir une capacité de première frappe nucléaire, au mieux (au pire ?) ils estiment disposer de cette capacité. On rappellera ici les alarmes que causa, notamment chez les Russes, un article fameux de Foreign Affairs de mars-avril 2006 (voir le 31 mars 2006), affirmant cette capacité effective de First Strike : «La thèse de l’article est que les circonstances technologiques, politiques et opérationnelles font que les Etats-Unis disposent aujourd’hui d’une supériorité nucléaire qui leur permettrait, si nécessaire (on est prudent), d’envisager une première frappe (“first strike”) nucléaire stratégique contre ses deux principaux adversaires, Russie et Chine (et les autres a fortiori, imagine-t-on pour les auteurs).»

Ces divers éléments conduisent à penser que, dans l’esprit de l’USAF, – réputée par ailleurs pour son côté “cow-boys” et son affection extrême pour les bombardements de masse, – la nomination d’un général à quatre étoiles à la tête du GSC au son de la célébration de Curtiss LeMay peut avoir une signification plus que symbolique. Il s’agirait d’un message destiné aux forces et aux élites washingtoniennes que l’USAF est prête à assumer sa tâche historique, celle que LeMay ne put mener à bien...

• C’est effectivement de cette façon que les Russes peuvent entendre la chose, eux qui n’ont certainement pas oublié l’article de Foreign Affairs de 2006, eux qui sont soumis depuis plus d’un an à des menaces, des provocations, des exercices de forces à quelques kilomètres de leurs frontières. Justement, Pépé Escobar nous dit qu’ils commencent à en avoir assez (...there’s a feeling the Federal Security Bureau and Russian military intelligence are increasingly fed up with the endless stream of Washington/NATO provocations»). Là-dessus, le chroniqueur passe à la description du S-500 dans des termes qui en font un engin destiné à présenter un obstacle que certains pourraient juger quasiment infranchissables pour une First Strike ... Et cette perspective de voir le déploiement des S-500 produirait, selon Escobar, une véritable “panique” dans les milieux de sécurité nationale aux USA. Ramenée à ses proportions moins hyperboliques, cela signifie qu’effectivement le S-500 est perçu comme une sorte d’“arme absolue” du moment, anti-First strike.

Mais il n’est pas moins important de lire, dans le texte d’Escobar, cette information identifiée comme venant d’une “source américaine” d’un service de renseignement, non pas source de lui-même et information pour lui-même, Pépé Escobar, mais source de Asia Times, le site où il publie ses articles, et cela qui n’est pas confirmé par ses interlocuteurs russes : certaines évaluation font penser “à certains” dans la communauté de sécurité nationale US que les Russes sont lancés, avec le S-500, dans un “crash program”, soit un programme de la plus haute priorité, développée en toute urgence... («Some on the U.S. side say the S-500 system is being rolled out in a crash program, as an American intel source told Asia Times. There’s been no Russian confirmation. Officially, Moscow says the system is slated to be rolled out in 2017...»)

Là-dessus, on comprend la logique hypothétique qui peut être développée :

• Les USA, l’USAF en l’occurrence, préparent ou raffinent une structure, sous le commandement le plus élevé, capable de mettre en œuvre une First Strike contre la Russie. Ils la préparent et la raffinent d’autant plus fiévreusement qu’il y aurait la possibilité que les Russes développent de toute urgence leurs “arme absolue” anti-First Strike, le S-500 ; cela signifie pour les USA que la “fenêtre d’opportunité” pour une First Strike se réduit de plus en plus vite et qu’il importe d’agir très vite.

• De leur côté, les Russes, exaspérés par les provocations US en corrélation avec la crise ukrainienne, de plus en plus persuadés que les USA veulent effectivement réduire à merci la Russie, accélèrent de toute urgence le programme S-500 anti-First Strike. Ils le font avec d’autant plus de raison que les USA ne parviennent à rien contre la Russie avec les moyens conventionnels (provocation pour susciter une intervention russe en Ukraine, échec des sanctions du point de vue de l’effet sur l’équilibre de la Russie, échec de l’attaque contre le rouble qui s’est superbement redressé après l’attaque de décembre sur le prix du pétrole, etc.) ; l’on peut alors être de plus en plus fondé à croire qu’ils (les USA) pourraient en venir à l’extrême d’une First Strike nucléaire.

Manifestement, dans cette hypothèse, comme dans toutes les réalités qui concernent les relations entre les USA et la Russie, c’est l’activisme US qui mène la danse, qui suscite les tensions, qui conduit à cette sorte de supputations comme celle qu’on fait ici, qui donne à tous ces signes et symboles la valeur catastrophique qu’on voit. Au centre de cette hypothèse, effectivement, il y a la grande crise générale qui affecte la superpuissance US, son déclin, voire sa dégénérescence, et au-delà la volonté implacable des USA d’éliminer la Russie comme toutes les puissances que les USA jugeraient en position de concurrence, voire d’agression contre eux-mêmes, – puisqu’effectivement, cet effondrement de dégénérescence de la puissance US se nourrit d’une névrose fondamentale, aussi bien paranoïaque que schizophrénique. La politique d’agression, voire d’élimination de la Russie est aujourd’hui un fait avéré (jugement de l’ancien chef des services soviétiques de renseignement extérieur Chebarchine: «La seule chose que l’Ouest attend de la Russie c’est que la Russie n’existe plus»)... Ce constat pourrait s’avérer être une explication fondamentale.

Déjà, lors de l’intervention en mars du général Dempsey, président du comité des chefs d’état-major, en faveur de la livraison d’armes US à l’Ukraine, on s’était interrogé sur le comportement des armées US abandonnant leur posture de prudence et de freinage de l’extrémisme politique qu’elles avaient montré, notamment en 2006-2008 face à l’Iran, voire en 2011-2013 lors de la crise syrienne. Ce serait alors l’idée que ces forces armées en viendraient de plus en plus à admettre que la politique d’agression antirusse est inéluctable dans le chef des directions politiques, et qu’il “faut faire avec” ; peut-être même les militaires commenceraient-ils à partager les mêmes hantises et les mêmes tendances agressives ultimes et catastrophiques ... Dans ce cas, le problème pour les militaires US n’est plus de freiner les civils, mais de se préparer à l’inévitable, – c’est-à-dire, la “doctrine LeMay” (puisque l’affrontement est inévitable, tout faire pour qu’il soit favorable aux USA”)

On observera, dans tous les faits et toutes les supputations rapportés, que l’incertitude de chacun pour ce que pense et prépare l’autre est le caractère dominant de la situation. Avec le nucléaire, ce n’est pas étonnant, c’est même le caractère prépondérant de la chose, – et, dans ce cas, on se trouve devant une inversion tragique, une inversion absolument catastrophique ... Ce qui a dominé pendant la Guerre froide et la doctrine MAD (Mutual Assurde Destruction), c’est justement la sécurité paradoxale que procurait l’incertitude où se trouvait chacun de ce que l’autre pensait et pouvait décider. Cette incertitude était un enjeu si catastrophique (“et si l’autre voulait attaquer ?”) que les deux se conduisaient avec une prudence extrême et ne prenait aucun risque majeur. De ce point de vue, LeMay, qui voulait passer par-dessus cette incertitude pour attaquer le premier, était considéré, dans ces temps non encore déstructurés, comme un fou dangereux par les gens équilibrés. Kennedy pouvait confier à son ami John K. Galbraith, à la fin de la crise de Cuba, à propos de Le May et de la sorte de militaires qu’il représentait : «C’est à croire que ces types vivent sur un autre planète ! Ils sont prêts à détruire la planète, ils en rêvent...» Aujourd’hui, ce serait le contraire... L’incertitude irait plutôt favorisant une initiative d’attaque, qu'elle parerait de nombreuses vertus, – et l’on pourrait alors considérer que les gens équilibrés sont passés de mode, de saison et d'intérêt, et que LeMay n'est pas du tout fou sinon d'une bonne folie massacreuse, et qu'il triomphe enfin ! Mais c’est aussi la démonstration accablante que nous nous trouvons dans une situation toute différente de celle de la Guerre froide, dans une situation folle où la folie d'un LeMay peut vous paraitre vertueuse ; dans une situation de la phase ultime de la crise d’effondrement du Système, alors qu’il apparaît de plus en plus à chacun, particulièrement aux acteurs liés au Système, que la poursuite de la présence/voire de l’existence de l’autre est devenue insupportable.

C’est à ce point que nous sommes invités à ne plus raisonner en termes de puissances nationales, de concurrences et d’affrontements classiques, mais en termes de Système et d’antiSystème. Car c’est bien le sort même du Système qui conduit à considérer l’incertitude, non plus comme un incitatif à la prudence, mais comme une incitation à l’attaque, en quelque sorte en acceptant des conditions qui en feraient éventuellement une voie accélérée vers sa propre élimination. Le fait central est que l’un des acteurs, – le Système en l’occurrence, – se trouve dans cette phase crisique fondamentale, entre surpuissance et autodestruction, où la simple existence-survivance de l’autre apparaît aux psychologies enfiévrées comme une menace existentielle contre lui-même ; et qui est “l’autre”, finalement ? Ici c’est la Russie, demain la Chine, entretemps l’Europe peut-être, et même les USA eux-mêmes car l’on ne sait plus qui est qui, qui représente le Système et qui menace le système en se transmutant en antiSystème...

C’est un autre point fondamental du contexte de cette hypothèse, et sans doute le point fondamental ultime. L’hypothèse de crise/d’attaque nucléaire qu’on évoque renvoie bien entendu aux modèles précédents, paradoxalement des modèles de stabilité, car c’est grâce à la stabilité interne des acteurs que les épisodes de crises nucléaires de 1962, de 1973 et de 1983 purent avoir lieu. (Bien entendu, c’est aussi grâce à cette stabilité que les épisodes se terminèrent sans mal, mais ce constat ne vient qu’après que la crise ait eu lieu et c’est la stabilité interne qui permit à ces crises de se développer dans l’ordre où elles se firent, en étant contrôlées, – car une crise nucléaire est d'une telle importance, d'une telle tension qu'elle nécessite absolument d'être contrôlées, – éventuellement jusqu'au pire, d'ailleurs....)

L’hypothèse catastrophique envisagée ici se nuance, peut-être décisivement, du facteur d’instabilité et de désordre complets qui caractérise la situation, qui font ajouter à celle qu’on a développée une hypothèse paradoxale ultime : le monde, et les acteurs qui s’y agitent sans savoir vraiment où ils vont, se trouvent plongés dans un tel désordre que la question se pose de savoir si leurs structures, – à la fois opérationnelles et psychologiques, – seraient encore capables d’assurer une montrée crisique en puissance jusqu’à un affrontement nucléaire ultime, si le Système lui-même résisterait à la tension qu’il devrait s’imposer pour l’ascension vers une telle situation d’affrontement ; s'il ne s'effondrerait pas lui-même, par effritement, par dispersion, par atomisation, avant de parvenir à l'opérationnalisation de la crise. Il va sans dire que nous parlons essentiellement ici des acteurs-Système, les USA en premier, soumis à cette terrible logique dite de surpuissance-autodestruction ; ce qui pourrait conduire à dire, comme écrit Vladimir Orlov en conclusion de son texte du 1er avril 2015, avec l’approbation de Lincoln-1838 : «La dernière autorisation de tuer qui sera accordée sera l’autorisation de se tuer soi-même» (Lincoln-1838 : «En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant.»)