En l'honneur de dad

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En l'honneur de dad


10 décembre 2002 — Hier, l'U.S. Navy a procédé à la cérémonie d'annonce de “baptême” du porte-avions d'attaque nucléaire CVN-77, qui rejoindra la flotte en 2009. Le porte-avions portera le nom du 41e président des États-Unis et sera connu comme le USS George H.W. Bush. Le communiqué du département de la défense, publié au matin du 9 décembre, dit notamment ceci :


« Secretary of the Navy Gordon R. England will name the Navy's tenth Nimitz class aircraft carrier in honor of World War II Naval Aviator and former President of the United States George Herbert Walker Bush during a ceremony today at 3 p.m. EDT in the Pentagon Auditorium, room 5A1070.

» Senator John Warner of Virginia, a former secretary of the Navy

himself, will join England and the former president for the event. The future USS George H.W. Bush (CVN 77) is presently under construction at Northrop Grumman's Newport News in Virginia. »


On comprendra l'intérêt autre qu'anecdotique que nous attachons à ce baptême du CVN-77, d'autant qu'il a une signification autre que celle du symbole et de la tradition si propres aux marines de guerre et aux noms de leurs unités. L'U.S. Navy, qui est l'arme de tradition des USA par excellence (son existence et son rôle sont spécifiées dans la Constitution), a suivi certaines règles, essentiellement au XXè siècle où elle est parvenue au statut de maîtresse incontestée des mers. On signale ci-après quelques-uns des traits principaux :

• Les capital ships de la flotte, c'est-à-dire les navires remplissant le rôle central, stratégique de la flotte, ont toujours reçu des noms d'États de l'Union. C'est un signe très appuyé et symbolique de l'importance de l'union aux USA (et, a contrario, le signe des craintes qui se sont toujours attachées à cette union). Jusqu'à leur extinction en tant que classe de navires de guerre, les cuirassés (battleships en anglais) ont porté des noms d'États. Les derniers furent de la classe-Iowa de 1943, dont certains exemplaires ont survécu, au travers de plusieurs modernisations, jusqu'aux années 1990 : ce fut le cas du USS (United States Ship) Iowa lui-même et du USS Missouri (le cuirassé où fut signé la capitulation du Japon en septembre 1945).

• A partir des années 1960, une autre classe de navire reprit cette tradition, cela indiquant qu'elle était considérée comme le nouveau centre stratégique de la flotte : les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SSBN, ou Submarine Ships Ballistic Nuclear). Par exemple, la classe la plus récente, qui emporte les systèmes de missiles Trident, est la classe-Ohio, du nom de la première unité de la classe.

• Certaines autres appellations systématiques furent suivies, mais de façon plus sporadiques. Par exemple, les grands sous-marins nucléaires d'attaque (SSNA) portent des noms de villes, symbole qui se rapproche de l'appellation selon des États, indiquant la grande place faite à la géographie dans l'imaginaire américain. Ces SSNA sont de la classe-Los Angeles ; on compte notamment dans leur rang (l'affaire amena des remous avec le Vatican) le USS Corpus Christi, du nom d'une ville de Louisiane.

• Pour le reste, les appellations des navires importants rappellent des personnages historiques et même contemporains (la règle selon laquelle ils devaient être décédés fut suivie jusqu'à récemment), des noms de lieux historiques, batailles ou autres, voire de lieux symboliques ou fondamentaux (USS United States, USS Constellation). Par exemple, à côté de noms d'amiraux déjà classiques (Halsey, Spruance, de la deuxième Guerre mondiale), deux classes de frégate ont reçu des noms d'amiraux de l'époque moderne (Guerre froide) ayant joué un rôle important, la classe-Burke et la classe-Zumwalt (la classe-Zumwalt, qui désigne une future classe de frégate, a reçu le nom de ce chef d'état-major de la Navy de 1970 à 1974 peu après la mort de ce dernier, en 1997).

• Pour les porte-avions, la pratique a varié, l'U.S. Navy refusant toujours de leur attribuer la place de capital ship, même après qu'ils aient supplanté les cuirassés en 1942-45. (Cela tient au fait que la Navy ne considère pas le porte-avions comme un pur instrument naval mais un instrument croisé marine-aviation, le pur instrument stratégique naval moderne étant le SSBN). Les porte-avions ont porté des noms de personnages (USS Langley, l'un des deux premiers porte-avions de la Navy) ; de lieux historiques, essentiellement de la Guerre d'Indépendance (USS Bunker Hill, USS Yorktown, etc), ou d'autres guerres (USS Belleau Wood) ; de matières symboliques diverses, y compris historiques et autres (USS Enterprise, USS America).

• Jusqu'à récemment, seuls deux présidents avaient donné leurs noms à des porte-avions : le USS Franklin Delano Roosevelt et le USS John F. Kennedy, tous les deux après la mort, dans des conditions dramatiques, des deux hommes).

• Avec la classe géante des porte-avions d'attaque à propulsion nucléaire (CVN pour Carrier Vessel Nuclear), la coutume s'est systématiquement orientée vers les noms. Le porte-avions qui a donné son nom à la classe célèbre le grand amiral de la Guerre du Pacifique, Chester Nimitz. On retrouve des personnages moins connus, mais ayant joué un rôle important pour la flotte (Carl Vinson, député qui, dans les années 1940 à 1960, détint des postes-clé au Congrès pour soutenir les budgets de développement de la flotte). Enfin, depuis récemment, des présidents des USA : Washington, Lincoln, Théodore Roosevelt, Truman, Eisenhower. (Prédominance de présidents républicains.)


La définition du CVN par le DoD, selon le communiqué déjà cité : «  At 1,092 feet in length and 97,000 tons, Nimitz class aircraft

carriers are the largest warships in the world. They have a flight deck of 4.5 acres and carry an air wing of approximately 75 aircraft and can travel at speeds in excess of 30 knots. America's carriers deploy around the globe in support of U.S. interests and commitments and can respond to crises in ways ranging from peacetime presence to full-scale war serving a vital role in the defense of the American people. »


• La tradition jusqu'alors à peu près respectée de ne pas baptiser un navire/un grand porte-avions d'un nom de personne du vivant de celle-ci a été abandonnée avec le prochain CVN à entrer en service : le USS Ronald Reagan. Cette tendance nouvelle est encore plus affirmée, cette fois d'une façon politique qui en dit long, avec le CVN-77 baptisé USS George H.W. Bush.


Une arme d'influence dans la grande bataille bureaucratique du Pentagone

Cette tendance, — le symbole du nom d'un navire de guerre utilisé comme arme politique plus que comme marque de tradition, — est apparue de façon moins voyante avec le baptême, en 2001, d'une frégate du nom de USS Winston Churchill, au moment où la question des special relationships et de l'atlantisme est un sujet très polémique. Avec le USS George H.W. Bush, c'est flagrant. On ne peut ignorer que l'homme, toujours vivant, est le père de l'actuel président. Son nom ne s'imposait pas d'une façon irrésistible (certes, une belle carrière dans la guerre du Pacifique comme pilote de l'U.S. Navy, et ceci pouvant être avancé comme justification ; mais aussi le président vainqueur de la guerre du Golfe d'une façon de plus en plus contestée aujourd'hui, battu ignominieusement par Clinton en novembre 1992) ; d'autres noms de présidents récents sont disponibles et des présidents d'une incontestable stature historique restent à être célébrés par les CVN (Jefferson, Adams, Monroe, Jackson, Grant, etc).

Nous conclurons en avançant l'hypothèse que l'U.S. Navy a introduit ainsi une nouvelle pratique : le symbole et la tradition utilisés comme arme politicienne d'influence à très court terme, avec utilisation assez grosse mais habile de la flatterie. Qui pourrait avancer que notre GW Bush, avec une certaine exaltation militaire qu'on lui connaît depuis le 11 septembre 2001, ne tiendra pas, au plus secret de lui-même, le CVN-77 comme un symbole intouchable dès lors qu'il porte le nom de son père ? En termes plus directs : à l'heure où des bruits de réforme (transformation) courent dans les couloirs du Pentagone, où certains mettent en question le rôle et l'importance des grands porte-avions d'attaque si coûteux (plus de $7 milliards), qui peut imaginer un secrétaire à la défense proposant à l'actuel président d'abandonner le USS George H.W. Bush pour raison d'économie et de redirection budgétaire ? Du point de vue bureaucratique de la guerre interne du Pentagone, le baptême du USS George H.W. Bush est un beau coup.