Elargissement constant du domaine de l’anti-américanisme: être “réaliste”, c’est être anti-américaniste…

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Nous revenons sur un article paru en début de semaine (lors de notre court entr’acte technique), dans le Daily Telegraph du 29 octobre. On nous a en effet signalé l’importance de cet article, marqué par ailleurs par l’extraordinaire abondance des commentaires et réflexions de lecteurs. Pour le seul premier jour de mise en ligne, on calcule, – cette mesure, sans être parfaite, en vaut une autre, – un volume pour le texte de 6.892 signes et un volume pour les réactions et commentaires (largement plus de la centaine) de 91.481 signes.

L’article est de Janet Daley, universitaire et philosophe britannique, faisant partie de cette intelligentsia libérale et “libérale-interventionniste”, dans tous les cas convertie dans ce sens et sous cette étiquette, qui traverse le monde politique occidental, de Christopher Hitchens à Michael Ignatieff, à Timothy Garton-Ash, à Bernard Kouchner, à Bernard-Henri Levy, etc. L’article est d’abord une affirmation vibrante de l’interventionnisme de type libéral (“liberal interventionnism” et “liberal hawks” pour ceux qui le pratiquent), qui conduit à mesure, avec les contorsions d’usage (quelle dommage que Bush ait fait des erreurs, quelle dommage que “certains individus” dans l’administration Bush ait été arrogants, etc.), à identifier cet interventionnisme avec l’américanisme, puis avec la vertu américaniste et l’interventionnisme américaniste en action à pleine vapeur depuis 9/11. Par conséquent, toute personne qui s’oppose à l’interventionnisme libéral ou interventionnisme humanitaire est anti-américaniste; d’autre part, toute personne ou homme politique qui dénonce l’interventionnisme libéral au nom du réalisme par opposition à l’“idéalisme” (mais nous préférerions “utopisme”) est anti-américaniste. Par conséquent, le “réalisme” est anti-américaniste.

…Ce qui se dit comme ceci, avec le souligné en gras de nous-mêmes:

«The doctrine of “liberal interventionism” which impels free nations to do what they can to liberate the populations of countries ruled by corrupt totalitarian regimes has been well and truly (if not necessarily permanently) discredited by the Bush administration. But I would suggest, unfashionably, that Mr Cameron is making a critical mistake.

»Along with the countless old diplomatic hands who have been muttering (or proclaiming to any journalist they can find) the same message, he assumes that it was that doctrine – or even “idealism” in foreign policy itself – that failed in Iraq, when in fact the peace was lost because of stupid strategic errors and the arrogance of certain individuals.

»There was nothing inherently unrealistic about the project of removing Saddam: that objective was indeed, carried out with startling efficiency. Nor was it wildly “idealistic” – in the pejorative sense of naively over-optimistic – to believe that a country that has always had a highly educated political class might be able to organise itself into a constitutional recovery.

»Well, it didn't happen. Or at least, it hasn't happened yet, as much because of other global players whose machinations were disastrously underestimated by Washington as anything else.

»But where does this leave the fundamental breakdown in understanding between America and much of Europe (whose view Britain is moving to adopt) about the moral responsibilities of free nations?

»For that is what this is about in the end. And, absurdly, it is just those people – Mr Cameron himself, for example – who talk about our moral mission to cure global problems such as starvation and child poverty in the developing world, who now seem to want to give up on the one remedy for those problems that has proved to be effective.

»The cure for mass poverty and the political criminality that it breeds is a combination of liberal democratic government and free market economics. To be aware of that truth and yet refuse to disseminate it must be as wicked as withholding Western drugs that can cure Third World diseases.

»And it will not do to dismiss some peoples, with post-colonial contempt, as “unready”. The only way that people learn how to deal with freedom is to exercise it. To say that they must win it for themselves without outside interference is to ignore the terrifying effectiveness of modern tyranny, with its armoury of weapons and electronically comprehensive surveillance.

»I do believe – however much Mr Cameron and other protagonists deny it – that there is something specifically anti-American in this demand for a new realism about interfering with the whims of despots. Why else do so many of those who condemn the US attitude toward Iran, whose nuclear ambitions are the greatest threat to international security in our time, simultaneously demand action against President Mugabe, whose regime is repulsive but far less destabilising to the world at large?»

Le premier intérêt de ce texte est donc d’élargir notablement le champ de l’anti-américanisme, avec le pan important du “réalisme” qui est ajouté comme attitude intellectuelle anti-américaniste. On notera, à cette occasion, qu’on pourrait éventuellement lier le “réalisme” à l’anti-sémitisme puisqu’il nous est affirmé par ailleurs et de plus en plus souvent que l’anti-américanisme équivaut à l’anti-sémitisme comme chose absolument condamnable. Par contraste, l’expression théorique de la vertu absolue, c’est-à-dire de l’américanisme, c’est bien l’interventionnisme libéral, ou interventionnisme humanitaire.

Cet élargissement du champ de l’anti-américanisme réduit à mesure le territoire autorisé pour l’exercice de la liberté de pensée. A mesure que la vertu et la nécessité de la liberté ne cessent de grandir et d’être affirmées, avec pompes et circonstances, son exercice est de plus en plus limité, de plus en plus contraint et encadré, pour le bien de notre morale et de nos âmes. Cette limitation de l'exercice de la liberté est inversement conforme à l’élargissement de ce qui est identifié comme le territoire de l’anti-américanisme, auquel de plus en plus d’activités intellectuelles sont assimilées, où vous n’avez aucun droit de vous aventurer sous peine d’excommunication majeure, sans aucun retour ni accusé de réception. C’est un peu comme les prisons américanistes: de plus en plus propres (gants blancs, cellules en béton uniforme, lumière au néon très vive, musique très forte, etc.), avec un “contrôle [de plus en plus] rapproché et [de plus en plus] continu sur les prisonniers”, selon les termes définissant l’ambiance générale à Guantanamo.

Donc, la civilisation progresse sur un territoire de plus en plus réduit et de plus en plus surveillé. Le concept de liberté de pensée est de plus en plus célébré et de plus rarement autorisé à être exercé, pour ne pas gâcher ni altérer sa pureté. On n’est jamais trop prudent dira-t-on d'une part, pour défendre la cause des gardiens armés jusqu'aux dents de la liberté. On relévera d'autre part que nous avons aussi là tous les symptômes d'une fièvre de l'esprit grandissante chez les “liberal hawks” pour qui la guerre s'affirme de plus en plus comme la perspective ultime de l'exercice de la liberté, – c'est-à-dire la seule perspective après tout. Bientôt, pour penser libre, nous ne saurons plus autorisés que penser la guerre, ou penser en état de guerre.


Mis en ligne le 4 novembre 2007 à 15H43