Eh, Fukuyama : tout ça pour ça ?

Bloc-Notes

   Forum

Il y a 2 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 3803

Eh, Fukuyama : tout ça pour ça ?

En avril 1989, un haut-fonctionnaire du département d’État, Francis Fukuyama, donna à Washington une conférence (quelques mois après, figurant comme un article dans Foreign Affairs) où il présenta une thèse que tout le monde, aux USA et particulièrement à Washington même, ne demandait qu’à accepter : la “Fin de l’Histoire”, grâce au triomphe de la “démocratie libérale” dont les USA étaient absolument les concepteurs, les propriétaires exclusifs, les producteurs et les laudateurs extasiés. L’intervention de Fukuyama tombait à pic pour relever le statut de communication des USA car, à cette époque-là, contrairement à ce que nous rapportent les petits soldats de l’histoire-courante-récrite, la plus extraordinaire popularité du monde, y compris et même surtout en Occident, allait à Gorbatchev et à l’évolution de son pays. Toute la gloire absolument justifiée allait à un processus, qui était celui de la fin de la Guerre froide et de l’équilibre de la terreur avec menace d’anéantissement réciproque, et nullement à “la victoire de l’un sur l’autre”. C’est alors (mai 1988) qu’Arbatov, le conseiller de Gorbatchev, disait justement à un intervieweur de Time : « Nous allons vous faire une chose terrible, nous allons vous priver d’Ennemi. »

(Arbatov aurait dû lui dire : “Nous allons vous faire une chose terrible, nous allons vous priver de vrai ennemi” dans le sens d’“ennemi crédible”. L’URSS était la seule capable de tenir ce rôle, le reste de l’aventure jusqu’à nous le démontre absolument.)

C’est après, justement avec l’aide de “la Fin de l’Histoire” comme structure de philo-communication, qu’on pourrait rapprocher de philo-nikos (amour de la victoire) selon Platon, faisant office d’une doctrine qui ne se distinguait nullement par sa sagesse mais par son hybris opérationnel, qu’apparut la narrative qui a depuis servi d’histoire récrite : l’affaire Gorbatchev était devenue simplement un effet résiduel d’une “victoire” écrasante du capitalisme (de la démocratie libérale) sur le communisme. Les arguments “opérationnels” développés depuis et offerts à notre connaissance sont complètement fabriqués, sinon faussaires et de toutes les façons hors contexte, mais la trouvaille de Fukuyama clouait le bec par la fortune de l’expression autant que par sa prétention philosophique. Elle fut (la trouvaille) rapidement sanctionnée, trois ans plus tard, par un livre utilisant le même titre, en le complétant par une expression nietzschéenne invertie(La fin de l’Histoire, ou le dernier homme).

Quoi qu’il en soit des mises au point, des contestations, des précisions, etc., le slogan tint bon largement jusqu’au milieu de la décennie 2000. C’est au nom de “la Fin de l’Histoire” et en application d’une stratégie affectiviste (“droitsdelhommisme”) utilisées l’une et l’autre comme feuille de vigne, que les USA pulvérisèrent l’ancienne URSS et l’Occident l’ex-Yougoslavie en organisant la formation de divers États-gangsters contre la Russie et la Serbie ; que les USA envahirent l'Afghanistan et l’Irak et lancèrent leur grand programme de “démocratisation” du Moyen-Orient ; et la suite sans fin (Libye, Syrie, etc.) depuis. Entretemps, le concept avait commencé à subir les outrages d’un temps très rapide et ceux des événements eux-mêmes, tout aussi rapides à la mesure du temps. C’est ce qu’acte aujourd’hui le philosophe lui-même, Fukuyama, en adoubant la montée irrésistible, non du populisme comme disent avec un hoquet de dégoût les élites-Système qui se targuent d’une vertu antiSystème, mais de la “démocratie illibérale”.

Dans The New Stateman du 17 octobre 2018, George Eaton publie un article décrivant une rencontre qu’il vient d’avoir avec Fukuyama. Le philosophe reconnaît la nécessaire révision de son concept tout en avertissant qu’il avait annoncé cette révision en présentant les caractères extrêmement conditionnels et les limites très importantes du modèle de la “démocratie libérale” :

« Vingt-six ans plus tard, des États-Unis à la Russie, de la Turquie à la Pologne et de la Hongrie à l'Italie, une Internationale illibérale se développe. Le nouveau[et neuvième] livre de Fukuyama,[The Demand for Dignity and the Politics of Resentment]entend chercher à apprécier et à définir cette nouvelle dynamique. Lorsque j'ai rencontré l’universitaire de Stanford âgé de 65 ans, dans nos bureaux de Londres, il a pris soin de souligner la continuité de sa pensée. “Ce que j’ai dit à l’époque[1992], c’est que l’un des problèmes de la démocratie moderne est qu’elle assure la paix et la prospérité, mais que les gens veulent plus que cela… Les démocraties libérales n’essaient même pas de définir ce qu’est une bonne vie, ils laissent cette quête aux individus qui, dès lors, se sentent aliénés, sans but. C’est la raison pour laquelle ils forment et rejoindre ces groupes identitaires qui leur donnent donne le cadre et le sens d’une communauté”. [...] [Mes critiques] n’ont sans doute pas lu le livre jusqu’à la fin, la partie “Le dernier homme”, qui concernait certaines des menaces potentielles contre la démocratie... »

Il n’empêche que la carrière elle-même de Fukuyama, et les engagements qui vont avec, expliquent que la conception hâtive que recouvre l’expression “la fin de l’Histoire” puisse avoir été prise pour du comptant, comme fondant et illustrant parfaitement cette portion historique allant de la fin de la Guerre froide à la guerre en Irak (et le resdte). Lui-même, Fukuyama, a développé sa carrière officielle dans le gouvernement, avant de bifurquer vers une carrière universitaire, d’une façon parfaitement conforme à ce qu’on a fait de cette conception : il eut l’archi-neocon Paul Wolfowitz comme mentor dans les années 1980, poursuivit en s’inscrivant nettement dans le courant néoconservateur et se proclamant partisan de la guerre de 2003 contre l’Irak, avant de la juger catastrophique une fois la catastrophe accomplie. C’est alors qu’il commença à modifier son attitude politique, puis de plus en plus nettement avec la crise de 2008... « Ces politiques développées par les élites se sont avérées absolument désastreuses et il y a bien des raisons justifiant que les gens se soient de plus en plus opposés à elles. [...] S’il y a un enseignement à retenir de la crise financière [de 2008], c’est que ce secteur [de la finance] doit être radicalement réglementé parce que [le système en place] oblige tous les autres à payer pour ses erreurs. Toute cette idéologie s’est profondément enracinée dans la zone euro, et de ce fait l’austérité imposée par l’Allemagne a été désastreuse, notamment pour le Sud de l’Europe a été désastreuse. »

Aujourd’hui, Fukuyama qui était apparu comme l’étendard de la liquidation historique et définitive du marxisme, trouve à la grande surprise de Eaton un certain charme à Marx et au socialisme, – de même qu’il juge que le retour d’une gauche marxiste au Royaume-Uni et aux USA n’est pas injustifié...

« Si [par socialisme] vous voulez parler de programmes de redistribution des richesses qui tentent de remédier à ce déséquilibre important qui existe entre les revenus, alors oui je pense que non seulement il [le socialisme] pourrait revenir, mais il devrait revenir. Cette longue période, qui a commencé avec Reagan et Thatcher, a donné lieu à une série de développement des marchés non réglementés qui ont eu à bien des égards des effets désastreux. [...] À ce stade, il me semble que certaines choses dites par Karl Marx se révèlent vraies. Il a parlé justement de la crise de surproduction… [Il a prévu justement] que les travailleurs seraient appauvris et que la demande serait insuffisante... »

Notons encore quelques remarques de Fukuyama :

• Pour lui, le “modèle chinois”, avec un gouvernement autoritaire encadrant une économie libérale et se portant garant de sa stabilité, a une certaine vertu. Si ce cadre politique parvient à rester en place lors de crises économiques, et s’il est encore là dans trente ans, il aura prouvé sa validité et, d’une certaine façon, sa capacité à prétendre être une alternative à la “démocratie libérale”. Manifestement, Fukuyama juge le “modèle chinois” comme pouvant être considéré comme proche, dans tous les cas dans l’esprit de la chose, de ce qu’il nomme “démocratie illibérale”.

• L’une de ses préoccupations majeures est par ailleurs ce qu’il juge être la probabilité d’un conflit entre la Chine et les USA, nullement du fait d’une attaque-surprise et/ou massive mais plutôt à la suite d’un incident annexe et mineur, à propos de Taïwan ou de la Corée du Nord par exemple. Il estime ce conflit comme étant le modèle du “piège de Thucydide” (“the Thucydides trap”), comme le nomme le professeur de Harvard Graham Allison, l’affrontement entre une puissance en place et une puissance en pleine ascension.

• Pour autant, il ne faut pas se précipiter... « Fukuyama avertit les libéraux qu’il ne faut pas trop sur-réagir et conclure que la démocratie illibérale est la nouvelle ‘fin de l’histoire’. “Je pense que les gens devrait tempérer un peu leurs réactions”. »

... En un sens, et en nous gardant de “sur-réagir”, nous sommes conduits à observer que si Fukuyama n’était pas selon lui-même si affirmatif qu’on l’a dit dans sa thèse de “la fin de l’Histoire”, et bien qu’il se soit engagé politiquement avec ceux qui adoptaient manifestement cette thèses (les neocons), il est aujourd’hui aussi peu affirmatif quant à la définition de ce qu’il juge apte à remplacer le “modèle” actuel de “démocratie libérale”... Car il est bien question d’un Grand Remplacement à cet égard, car s’il y a une seule chose dont il soit lui-même assuré pouvons-nous juger sans “sur-réagir”,c’est bien l’échec complet sinon catastrophique de ce modèle de la “démocratie libérale”.

Un autre aspect de cette réflexion à noter, c’est la propension bienvenue et justifiée qu’a Fukuyama à écarter tous les clivages qui continuent pourtant à être proclamés par les idéologues à prétention antiSystème, ceux-là semblant prendre grand plaisir à se déchirer au nom de références extrêmement vieillottes (la gauche essentiellement, avec son obsession pathologique du fascisme). Comme on l’a signalé, Fukuyama répugne à employer le terme de “populisme” bien que l’on puisse parler de “populisme de droite” et de “populisme de gauche”, pour pouvoir mieux mettre dans le même sac d’une réaction anti-libérale tout à fait justifiée sinon absolument nécessaire des exemples aussi différents formant une “internationale illibérale”, « des États-Unis à la Russie, de la Turquie à la Pologne et de la Hongrie à l'Italie... », – auxquels on ajouterait la Chine si l’on comprend bien. Il mélange donc allégrement, sans les différencier comme tels même s’il les identifie, les mouvements populistes venus de la droite, et la “renaissance” du socialisme venue de la gauche. Certains exemples sont d’ailleurs ambigus sinon énigmatiques : faut-il mettre dans le même sac le populisme qui a mené Trump au pouvoir et le soi-disant “marxisme culturel” qui s’oppose à Trump ? Le point d’interrogation restera en suspens au terme de l’entretien avec le philosophe.

Même s’il y a beau temps que Fukuyama a viré sa cuti, cette prise de position dans un livre qui adoube et justifie absolument la protestation globale de l’“internationale illibérale” (c’est-à-dire notre “internationale populiste”, question de mots) a une fonction symbolique très forte tant l’époque commencée en 1989-1991 avait cru trouver comme symbole irrésistible de sa légitimité paradoxalement historique l'expression “la fin de l’Histoire”. Pour le reste, il faut bien constater que “la suite de l’Histoire”, quant à la vision qu’on peut en avoir, est en panne ; tout comme le philosophe lui-même, car s’il y a une chose que Fukuyama nous avoue in finec’est qu’il ne sait rien de précis de ce qui nous attend. Nous nous contentons de vivre dans les restes infâmes de ce qui est désormais une imposture infamante, une contre-civilisation qui ne parvient plus à dissimuler sa condition d’imposture infâme.

 

Mis en ligne le 21 octobre 2018 à 13H13