Éditos de crise

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Éditos de crise


22 avril 2002 — Les résultats du scrutin du 21 avril du premier tour de l'élection présidentielle en France nous ont placés, alors que nous bouclions l'édition du 25 avril 2001 de de defensa (Volume 17, n°15), dans une situation délicate que connaissent bien les journalistes. Nous n'avions rien dit de l'événement et ne prévoyions d'ailleurs de n'en rien dire du tout, parce que, à ce stade, et à la condition que « tout se déroule conformément au plan prévu » (phrase-clef du vocabulaire brejnévien, bien dans l'esprit de notre époque), l'événement qui était de toutes les façons incomplet (avant le deuxième tour) ne nous intéressait pas. Le résultat a changé en partie ce jugement. L'événement, toujours aussi incomplet pourtant, a acquis quelque chose d'historique. Il nous a paru qu'il était difficile de n'y pas réagir. Nous avons empoigné la bouée de sauvetage du journaliste en cas d'extrême pression imposée par l'actualité : l'édito.

(Un éditorial est une rubrique élastique. Soit il synthétise un élément du contenu de la publication, soit il signale et commente de façon lapidaire un événement important, mais absent du contenu de la publication parce que trop éloigné de ses centres d'intérêt et/ou trop soudain pour avoir été traité.)

L'éditorial du Vol17 n°15 du 25 avril 2002 portera donc sur le scrutin en France, le 21 avril 2002. Nous avons pensé qu'il serait intéressant pour nos lecteurs et habitués du site dedefensa.org d'en disposer dès ce jour, effectivement comme commentaire de la journée d'hier.

D'autre part, et c'est compréhensible, nous regrettions de ne pas publier l'éditorial initialement prévu, qui concerne le plus grave problème de notre temps, qui est en général occulté par le bruit de l'actualité. Somme toute, il y avait une correspondance peut-être antinomique entre les deux textes : dans l'un (le vrai édito), l'idée est qu'un événement très anodin (une campagne sans âme, sans vertu, sans ardeur, sans rien du tout) accouche d'une crise majeure qui était tenue dissimulée, qui est le malaise extraordinaire de la population française (d'où le titre : « La souris a accouché d'une montagne ») ; dans l'autre (édito initialement prévu), l'idée est que des événements sonores cachent la crise fondamentale de notre temps, mais que certains signes commencent à la révéler (certains de nos lecteurs retrouveront une idée, et une citation précise, d'ores et déjà présentées).

Alors, c'est simple, — nous avons décidé de publier, en plus, l'autre édito, celui qui ne sera pas dans de defensa et qui aurait du y être.


Voici le texte de l'éditorial publié dans le Vol17 n°15 de de defensa, du 25 avril 2002

La souris a accouché d'une montagne

Même dans les pires des situations, la France garde son caractère universaliste. La France se taisait ces derniers temps. Elle préparait son élection, “pour le fun” comme on dit, dans le sarcasme, la dérision, l'accablement, la résignation, l'indifférence.

Et puis, nous y voilà. « Tremblement de terre », disent-ils, ou bien « séisme », pour les plus lettrés. Il faut bien trouver des images dont on espère qu'elles marqueront des esprits fatigués. Ou bien pourquoi pas, à la façon américaine post-9/11 : « Il y avait un avant-21 avril, il y aura un après-21 avril » ? La France barbote dans les lieux communs.

Soyons raisonnables, puisque nous sommes au pays de Descartes. La France n'est pas en danger d'un fascisme qui, d'ailleurs, est mort il y a un demi-siècle. La tristesse de ce 21 avril est qu'il est fort probable, — selon la logique politique et la logique électorale dans le pays de la raison — que c'est ce candidat, le président de la république sortant, dont on connaît le caractère et dont on sait que ses qualités, d'ailleurs très nombreuses, n'ont rien à voir avec celles d'un homme d'État, qui sera élu par quelque chose qui pourrait être qualifié de “raz-de-marée” électoral. (Nous restons dans les images qui suggèrent le déchaînement des éléments naturels.) Cela constitue une mesure de notre époque, que cet homme puisse être élu, parce qu'il serait, somme toute, le “moindre des maux”. Ce “type sympa” (le président sortant) et la France méritaient mieux.

Maintenant, voici l'essentiel. Ce que nous exprime la France du 21 avril 2002, ce n'est ni la lutte politique ni le diable de l'enfer descendu sur le monde. Par son contraste entre l'absence d'enjeu apparent au départ et l'effet qui ressemble à un bouleversement brusquement révélé, la France montre avec une force singulière un mécanisme des sociétés qui est aujourd'hui universel dans une époque où la dissimulation et le conformisme sont tenus pour la vertu de loyauté.

Le désordre français, c'est le désordre du monde et la France est un miroir du monde. Le chaos qu'a illustré le scrutin du 21 avril, c'est celui de notre monde et de notre époque. Une campagne ronronnante et nourrie d'analyses confondantes de platitude a accouché d'une crise colossale qui est moins dans la situation électorale immédiate que dans la situation générale qu'exprime cette situation électorale. Une souris a accouché d'une montagne, et une situation apparemment sans risque a mis à jour des tensions incroyables. Rien de plus illustratif de l'état du monde. En quoi nous sommes effectivement confirmés que la France reste bien investie de cette capacité universaliste qu'illustre son histoire. Pour le meilleur et pour le pire, évidemment.


Voici le texte de l'éditorial qui était initialement prévu dans le Vol17 n°15 de de defensa, du 25 avril 2002

Le tempête se lève

Il y a le bruit général, le tintamarre des armes et des attentats, la tragédie israélo-palestinienne, les morts et les massacrés, les incroyables volte-face de GW qui parle comme si hier (quand il disait le contraire d'aujourd'hui) n'avait pas existé, qui parle un jour de Sharon comme a man of peace pour demander le lendemain une enquête sur les actes de l'armée de Sharon dans le camp de Janin. Il y a tout cela, les rodomontades de Rumsfeld, l'Afghanistan qui n'en finit pas de finir, l'Irak qui n'en finit pas de commencer, les fronts divers et variés, la Grande Guerre dont on ne sait plus très bien qui elle est, où elle va, qu'on confond un peu, pour ne rien vous cacher, avec Loft Story. Et puis, il y a le reste.

Il y a l'essentiel, sous-jacent, dont on perçoit parfois l'un ou l'autre écho, dont nul ne veut rien vous dire à voix trop haute, dont on ne vous parlera pas pendant une campagne électorale (tiens, c'est vrai, on vote ?). Il y a le reste, qui est l'essentiel, qui est le vrai ébranlement du monde, cette secousse encore cachée qui parcourt nos fondements et ébranle, et fissure, et secoue de plus en plus follement l'édifice où nous avons mis, pendant un demi-siècle, toutes nos certitudes, absolument toutes nos certitudes. Cet édifice majestueux et pompeux, au nom duquel tant d'envolées lyriques et de réflexions assurées ont été commises, c'est celui de la Grande Alliance transatlantique.

Le malaise est palpable, il grandit, il noircit tout et il nous donne un goût de plus en plus amer, et il faut naître des craintes extraordinaires. Les alliés indestructibles, ces Américains et ces Européens de la Grande Alliance occidentale qui prétend guider le monde, s'ils disent s'entendre sur tout pour que les campagnes électorales se poursuivent sans trop de heurt, les alliés ne parlent plus de la même chose. Ils n'emploient plus la même langue. Ils ne se comprennent plus, ne s'entendent plus et s'écoutent encore moins. Ils ne voient plus le monde pareil. Sont-ils encore dans le même monde ?

Revenant d'un de ces séminaires fameux et discrets où les alliés transatlantiques, depuis des décennies, ont appris à se dire tout et à se réconcilier en fin de débat, le subtil analyste américain William Pfaff écrit, le 18 avril, à propos du désaccord entre alliés, ces phrases terribles en conclusion de sa chronique : «The disagreement is the most important that has existed between the allies since NATO began. It could destroy NATO. Worse than that, it could set the former allies against one another. »