Du porno au souterrain

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Du porno au souterrain

27 août 2019 – Je l’avoue, j’ai trouvé cette séquence extraordinairement pathétique, à la fois marquée du désespoir le plus profond, d’une sorte d’indicibilité de l’humiliation et de l’imposture, et puis aussi presque comme un apaisement serein, une ardeur discrète et roborative, comme quelqu’un qui vous confie avec une voix douce et d’ailleurs : “Vous savez, je suis hors de ce monde désormais”. J’ignore si cela pourrait avoir eu lieu en un autre temps, en un autre lieu, — au cœur de notre Grande Crise, sous un pont à Las Vegas qui seraient comme le souterrain d’où Dostoïevski nous envoyait ses notes, – mais je suis assuré qu’il n’y a que là et dans ces temps étranges et maudits que nous portons, épuisés, que cela peut avoir lieu au vu et au su de notre puissance de communication qui donne ainsi la mesure de l’infamie, qui la multiplie et qui la hurle, qui la sanctifie par le sacrilège de l’inversion comme ferait le diable lui-même.

Curieusement, Sputnik a fait deux textes sur ce même sujet, le second du 24 août à 18H03 ajoutant quelques détails à celui du 22 août à 01H39, et notamment la vidéo d’une TV hollandaise qui a retrouvé cette star du porno devenue SDF, et l’interrogeant dans son souterrain, sur fond de tentes improvisées, de boîtes en carton et de débris divers. Pour mieux fixer les détails de cette étrange rencontre je fais suivre le texte du 22 août, le plus court, en ajoutant qu’une souscription a été ouverte pour elle, sur JustGiving, pour arriver à £50 000, pour des soins médicaux et dentaires, pour un abri plus sûr, voire un programme d’assistance qui pourrait assurer ce qu’on nommerait après tout sa “réinsertion”. (Au moment où l’article était écrit, le 22 août,  on avait atteint $80 ; actuellement, £395.)

« La star du porno américaine Jenni Lee, qui est classée 119e sur la liste des meilleures actrices pornos de Pornhub, a été retrouvée le mois dernier[le 27 juillet] dans les tunnels sous le Las Vegas Strip parmi les sans-abri.
» Lee, dont le vrai nom est Stephanie Sadorra, a été interviewée par un journal télévisé néerlandais pour un documentaire sur le réseau de tunnels occupés par des centaines de sans-abri.
» “En fait, je suis devenu très célèbre. Peut-être un peu trop célèbre”, dit-elle dans le documentaire diffusé sur RTL 5. “Je devrais toujours être dans le top 100 sur une liste quelque part. J'avais l'habitude d’être si sexy.”
» Malgré l'absence d'accès à l'eau courante, Sadorra a insisté sur le fait qu'elle était heureuse de vivre sous terre dans une communauté soudée parce que les gens acceptaient mieux, ajoutant que “tout le monde est vraiment respectueux, y compris pour une femme”.
» “Tout le monde est bon l’un pour l'autre, ce que je ne pense pas qu’on trouve beaucoup (en surface). Je suis heureuse, j’ai tout ce dont j’ai besoin ici,” dit-elle.
» On ne sait pas depuis combien de temps Sadorra, qui est originaire de Clarksville, dans le Tennessee, est sans abri ni comment elle s'est retrouvée dans les tunnels. Elle a dit dans l'interview que “les difficultés forment les plus solides camaraderies” et qu'elle croyait que le fait d'être sous terre dans les tunnels lui avait permis de se faire de vrais amis.
» Le profil de Sadorra sur Pornhub compte toujours environ 45 000 abonnés et elle a environ 135 millions de visites sur le site porno. Elle a commencé le mannequinat à l'âge de 19 ans et a joué dans des publicités télévisées, jouant dans son premier film porno hardcore (“film pour adultes”) à 21 ans. »

Le texte ci-dessus ne rend pas compte de toute l’étrange intensité de cette si étrange rencontre. L’intervieweur parle à Sadorra avec précaution, presque avec une tendresse interrogative, comme s’il parlait à une personne qu’il avait préjugée comme gravement malade et malheureuse, et qu’il découvrait finalement en assez bonne condition, – sauf les dents en mauvais état et les ongles sales qu’elle tripote et veut parfois dissimuler, – et finalement point trop malheureuse. Elle, on la voit gênée lorsqu’elle évoque le monde d’où elle vient (« En fait, j’ai été très célèbre. En fait, un peu trop célèbre. ») ; on imagine le porno en l’entendant, son petit rire plein de dérision presque méprisante lorsqu’elle évoque son classement comme actrice très sexy (en fait “very hot”, et qu’on traduirait plutôt dans leur vocabulaire ignoble comme “très chaudasse”), cette célébrité pleine de sous-entendus et de regards inquisiteurs, comme dans une prison, comme dans une cage ; puis gênée, presque intimidée de dire qu’elle se trouve bien là où elle est, qu’il s’y est fait des amitiés solides sans arrière-pensées, – gênée et presque intimidée, mais déterminée... 

Peut-être suis-je trop naïf de voir tout cela, mais son attitude m’y invite. En l’écoutant, vous songez au caractère irréfragablement sordide du porno, dont certaines voix dans nos élites vont jusqu’à vous dire qu’il y a de l’art là-dedans. Je préfère prendre le risque de la naïveté et même de la pudicité lorsque je songe à ce monde du fric poisseux, du corps totalement déshumanisé, de l’être totalement réduit à sa matière la plus vile, de la crasse morale et de la puanteur du cynisme, et à la fin comme au début du fric qui roule... Le porno avec le fric qu’il véhicule, avec l’extension effarante qu’il a pris, constitue peut-être le symbole le plus effrayant de la pourriture abjecte (certains disent “pourrissure”) à laquelle conduit le capitalisme sans aucun frein précipité dans les abîmes du cloaque ; et tout se passe alors comme si la jeune femme de 36 ans, qui a rompu les amarres depuis trois ans on ne sait comment, après douze ans de “pratique”, avait senti inconsciemment comme on le comprend, et cela dans ces termes : la pourriture abjecte à laquelle conduit le capitalisme précipité dans les abîmes du cloaque, et tout cela monté par la communication globalisée comme un spectacle universel, cosmique, recommandé, magnifié, acclamé !

Et l’intervieweur qui n’est pas au bout de ses surprises, lui demandant : “Croyez-vous que c’est mieux ici, en-dessous, ou bien est-ce mieux là-haut, au-dessus ?”, et elle répondant “Ici”, dans le souterrain... Dostoïevski aurait-il imaginé une autre réponse ? Et l’intervieweur lui demandant si elle pourrait un jour sortir de cette “abjecte pauvreté”, et elle, après un instant de réflexion : « Oui, sans doute, mais pourquoi ? » Il faut réfléchir à ce “pourquoi ?”, qui est tout simplement vertigineux dans les circonstances évoquées ici, parce qu’il n’y a dans cette époque-là, la nôtre, aucune réponse impérative possible, aucun “parce que” qui emporte aussitôt l’adhésion.

(Et cela n’est pas seulement un symbole si l’on en croit le dernier avis affiché sur l’appel à souscription pour venir en aide l’ex-actrice porno Saddora, qui a été installé par des personnes ou une organisation extérieures depuis qu’elle a été retrouvée [l’interview date du 27 juillet]. Cet avis parle bien de convaincre Sadorra de quitter son souterrain : « Après avoir parlé à des professionnels confrontés à des situations extrêmes comme celle de Stephanie, nous comparons actuellement différentes options de réadaptation. Dans la région de Las Vegas, ces programmes coûtent généralement entre $10 000 et $20 000 par mois. L’objectif de ce fonds est de convaincre Stéphanie de s'engager dans un tel programme sans avoir à se soucier de son financement. »)

Je ne vais pas jusqu’à penser qu’il n’a pas existé de plus grand malheur que celui de Sadorra, que le monde n’a pas toujours été plein de ces situations terribles d’abjection, de pauvreté. Ce qui m’importe ici, c’est vraiment la dimension irrésistiblement symbolique qui s’impose, entre cette pratique extraordinairement avilissante pour la psychologie et la perception qu’est le porno, la place considérable qu’il tient dans les flots monstrueux de fric qui constituent le sang même du capitalisme, essentiellement à cause de la puissance de la communication globalisée (le porno sur internet, entre un Epstein avec ses $milliards et une Sadorra alias “Jenni Lee” avec ses 49 000 followers et ses 135 millions de visites sur le site porno) ; et d’autre part le parcours humain tragique de la jeune femme, entre la crucifixion du vice, la chute dans la réduction de soi dans l’infamie et puis, comme une sorte de rédemption, ce souterrain qui nous ramène toujours à Dostoïevski.

Le monde a de tous les temps été tragique, mais jamais il n’a autant affiché l’abjection où peut pousser cette tragédie en la faisant passer pour une tragédie-bouffe, jamais il n’a autant démontré l’hypocrisie extraordinaire de ceux qui s’en satisfont et applaudissent à ses “valeurs”. Notre “étrange époque” est remarquable par sa capacité à réussir en même temps à monter un fantastique simulacre jusqu’à l’abjection et l’absolue corruption des psychologies dans la caverne de Platon, et en même temps à nous donner à voir, pour ceux qui veulent bien regarder, tous les mécanismes de ce simulacre, jusqu’à nous faire humer la puanteur extraordinaire de son abjection et de sa corruption. Pour parvenir à un tel résultat, oui, l’on peut croire que des forces puissantes et mystérieuses se sont mises en branle pour découvrir le simulacre des simulacres : l’homme qui imagine être son propre maître, son propre créateur depuis qu’il a accepté d’aider au “déchaînement de la Matière”, et qui ainsi participe activement à sa propre destruction. A-t-on jamais vu, Platon, une telle présomption et une aussi grande prétention ? On peut alors comprendre que Sadorra alias “Jenni Lee”, préfère son souterrain au simulacre de l’au-dessus, en attendant que la tragédie cosmique se dénoue.