De l’Ukraine à l’angoisse

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De l’Ukraine à l’angoisse

• Articles du 24 janvier 2022. • A partir de la reprise d’un texte ‘métaphysique’ de l’été 2018, une mesure de la puissance et de l'accélération constante de la Grande Crise. • A suivre : l’antirussisme purement inspiré par le Système sur fond de modernité contre Tradition et la folie que l’obligation d’évoluer au milieu des simulacres empilant les mensonges ne cesse d’exacerber. • Toutes les “tensions” actuelles, du Covid à l’Ukraine, font leur miel de cette écrasante contrainte psychologique. • Contributions : dedefensa.org et Alastair Crooke.

Il nous a semblé intéressant de reprendre un texte d’août 2018 d’Alastair Crooke. D’une façon assez curieuse et paradoxale, nous l’avons retrouvé grâce au ‘Sakerfrancophone, dans sa rubrique ‘Métaphysique’, sous le titre-programme de « Métaphysique de notre angoisse du temps présent ». Ce fut alors pour rappeler à notre souvenir que nous avions nous-mêmes publié ce texte le 21 août 2018

S’appuyant sur une analyse de James Jafras, Crooke développe une perception qui conduit d’une façon naturelle à notre “Grande Crise de l’Effondrement du Système”, dans le sens que nous-mêmes suivons depuis des années.

Toutes les remarques de Crooke, venues de Jafras et qu’on retrouve sous diverses plumes, sont valables pour toute la séquence actuelle de notre “Effondrement du Système” (GCES), comme avancée ultime venue depuis le point de fusion de ces temps-devenus-fous, renvoyant à un 11-septembre effectivement perçu comme « un trou dans l’espace-temps » sinon une échappée dans une autre dimension de l’espace-temps, pour y activer la voie vers la catastrophe salvatrice. Par exemple, ce passage, écrit donc en 2018, ne définit-il pas l’hystérie des pseudos-rationalités, – “cercle de la Raison”, “cercle des ‘sachants’”, toute cette clique baguenaudant au pas comme un orchestre de cirque, – confrontées au cirque grotesque de la tragédie-bouffe du Covid19, aussitôt et avidement perçu comme une échappée « dans l’espace-temps », une « rupture spectaculaire » pour faire triompher leur raison-subvertie et le scientisme globalisateur ? Nul besoin de complot pour cela, l’occasion fait le larron sans nécessité de notice explicative pour un ‘ReSet’ qui s’active selon une logique pavlovienne et un idéal de type-orwellien.

Effectivement, nous changeons et re-changeons d’“espace-temps”, mais nullement pour ce qu’ils croient, nous semble-t-il de façon de plus en plus pressante... Dans tous les cas, voici le très-court passage en quelque sorte pré-Covidien et en quelques mots, où l’on pourrait fourrer tous nos mandarins-médecins hystériques révélés par le Covid, aussi bien, dans un autre sens, que les théoriciens fous du wokenisme. Ils se ressemblent tant (« Marions-les, marions-les ») qu’ils se retrouvent irrésistiblement dans la quête d’une modernité qui emprunte évidemment à la religion son versant le plus sombre et le plus stupide de la tyrannie de l’intolérance sous couvert d’un simulacre eschatologique :

« Ces révolutionnaires millénaristes – représentants du nouveau scientisme, qui espérait provoquer une rupture spectaculaire dans l’histoire (à travers laquelle les défauts de la société humaine seraient arrachés du corps politique) – n’étaient, en dernier ressort, rien d’autre que des représentations laïques du mythe judaïque et chrétien apocalyptique. »

La reprise de ce texte nous semble d’autant plus pertinente qu’il se situe à la lumière de la “crise” actuelle (une de plus) avec la Russie d’une part, qu’il inaugure une série de paroxysmes conduisant à celui que nous vivons actuellement d’autre part. Les arguments sont toujours les mêmes, les faits toujours aussi fantasmagoriques, la logique du simulacre (déterminisme-narrativiste) toujours aussi pressante. Les enchaînements sont toujours aussi stupéfiants, où l’on saute brusquement d’un écart de parole d’un vieillard sénile, comme c’est courant avec un vieillard sénile qui n’en peut mais, à une alerte générale avec envoi de troupes, d’avions et de bateaux contre la Russie qui pourrait bien un jour, qui sait et on ne sait jamais, faire acte d’invasion, comme on l’annonce en grand nombre depuis 2014

« Joe Biden envisagerait d’envoyer quelque trois à cinq mille soldats en Roumanie, en Lettonie, en Lituanie et en Estonie dans le cadre d'un effort visant à protéger les États de l'OTAN proches de la Russie, afin d'éloigner cette dernière, compte tenu de ses actions agressives envers l'Ukraine. Selon Fox News [le 23 janvier], d’autres pays de l'OTAN pourraient également envoyer des troupes dans le cadre de ce plan.

» L’action militaire de Biden pourrait ne pas se limiter à l'envoi de troupes ; des navires et des avions sont également envisagés... [...]

» Cette décision [vient également] après que Joe Biden ait semblé donner le feu vert à la Russie pour une “incursion mineure” en Ukraine le mercredi 19 janvier. Depuis lors, la tension semble être montée d'un cran. [...]

» C’est incroyablement inquiétant... [...] Joe Biden nous a peut-être amenés au bord de la guerre à cause de son langage incohérent, et il risque maintenant d’aggraver encore la situation par d’autres actions incohérentes. »

Faut-il encore prendre au sérieux cette nième alerte et nous attendre à succomber, tous enfin unis, sous le feu nucléaire déclenché comme par inadvertance, comme Joe Biden se trompe de mot, ou se trompe d’époque, ou se trompe d’identité ? ... On voit combien la situation dans son essence a peu changé depuis 2013 (depuis 2014, depuis 2008, depuis 2007, etc.), sinon qu’elle continue, – enflement vertigineux de sa substance, – à se vautrer avec toujours plus d’emportement et d’aveuglement dans la grotesquerie et le simulacre-bouffe jusqu’à en être au bord de l’étouffement. L’on sait bien que le sensation de l’étouffement provoque une terrifiante angoisse, à peu près comme nos temps présents, temps-devenus-fous.

Quoi qu’il en soit, cette similitude trouve largement des justifications de son existence dans le texte de Crooke. Il y est fait fortement référence à la position traditionnaliste de la Russie dans des domaines essentiels pour la sorte de conflit qui désormais de pratique courante, ce qui est le cas de la culture. Comme nous en jugeons depuis longtemps (voir Patrick Buchanan et son « Is Putin One of Us ? » de décembre 2013), la posture traditionnaliste de la Russie constitue la principale explication opérationnelle du déchaînement de haine qui se poursuit contre elle, côtoyant des paniques soudaines à l’idée d’un possible conflit après tout (comme les Européens qui prennent aujourd’hui, pour quelques jours ou quelques heures au moins leurs distances des USA, après les folles décisions de renforcement de Biden, et l’annonce du retrait d’Ukraine du personnel diplomatique US, comme si l’“invasion” arrivait).

Il est étrange que cet aspect traditionnaliste et antimoderne, – au moins pour la culture et la religion, – de la Russie n’apparaisse pas plus clairement aux yeux de tant d’observateurs et de commentateurs “occidentaux” ; et chez ceux-là, y compris des observateurs qui sont sans aucun doute à classer dans les antiSystème, et parmi eux nombre qui se rallient dans tous les cas à, une posture traditionnaliste. Un peu de lectures plus vivifiante, de bon sens, de classement des événements et de sélection éclairée des hantise (l’anticommunisme est aujourd’hui d’une moindre utilité que jadis pour expliquer la Russie, quand elle était encore annexée à l’URSS par le mouvement communiste), conduiraient à une perception plus sensible et plus juste.

Crooke termine son article de 2018 par ces constations développées à partir du cas russe comme modèle d’antimodernité en remontant dans l’Histoire (il aurait pu aller plus loin, jusqu’aux prémices de la Renaissance) :

« La vague des Lumières avait pulvérisé les vieilles croyances, exposant tout ce qui était Delphique et insondable à l’impitoyable observation du scepticisme radical, en provoquant de terribles tensions psychiques (plus de 10 000 Européens ont été brûlés vifs pendant l’hystérie des grandes Chasses aux Sorcières) ; mais aujourd’hui, nous avons une vague de cet inépuisable “autre chose” sortant des profondeurs de la psyché humaine pour se précipiter sur les roches de la certitude de soi des Lumières. Les tensions et l'hystérie se succèdent de la même manière.

» Ce “retour” rend littéralement fous les hommes et les femmes, – jusqu’à risquer une guerre catastrophique plutôt que de renoncer au mythe de la Destinée Manifeste de l’Amérique, ou même de reconnaître les failles de leur façon radicalement disjonctive de concevoir un monde qui doit être forcé à se couler dans l’une ou l’autre forme d’une mythique convergence globale. »

Il y a là un autre constat d’une constante d’un phénomène désormais essentiel dans notre temps, et qui ne cesse de grandir, et qui aura sans doute le dernier mot : la folie des hommes, notamment de nos élites-Système. (« Ce “retour” rend littéralement fous les hommes et les femmes. ») Il ne fait plus aucun doute pour nous, aujourd’hui, qu’il y a une forte et évidente part de démence dans le comportement des dirigeants occidentaux, qui s’amoncellent de plus en plus comme autant de psychopathes par sélection naturelle du Système. Et la Russie, du fait de ce qu’elle est, est le combustible absolument dévastateur de cette folie, elle est comme un “chiffon rouge” agité devant la Bête (le Système en fureur impuissante, surpuissance-autodestruction).

Nous notions ceci déjà, en mai 2017 (1er mai 2017), mettant en évidence d’une part la puissance de l’image de la Russie comme porteuse symbolique de la Tradition (peu importe la substance de la chose pour cette analyse), d’autre part la puissance de la folie des hommes, gens des élites-Système directement infectés par la folie du Système qui vaut bien un Covid19 multiplié par on ne sait quel chiffre maudit.

« Aujourd’hui, l’épisode USA-2016 a précipité la tension de l’affrontement des deux pôles, – déterminisme-narrativiste versus vérité-de-situation, – jusqu’à la proximité désormais d’une rupture catastrophique (notamment avec l’accréditation du caractère de sérieux de l’hypothèse d’un éclatement des USA). En raison du rôle central des USA comme moteur du Système, le dit-Système intervient désormais directement, et c’est de cette façon qu’il anime l’antirussisme apparu au début 2014 jusqu’à sa transmutation en un phénomène métahistorique, avec ses conséquences psychologique, ne répondant plus à rien d’autre qu’un réflexe de défense à la fois surpuissant et désespéré, hors de tout contrôle de la raison et de la décence du jugement, contre la seule force qu’il identifie comme une référence pouvant accélérer décisivement son effondrement par sa substance spirituelle et sa puissante composante traditionnelle, et qu’il transforme en mythe opérationnel justifiant cette alarme.

» Cet antirussisme préoccupé de sa seule surpuissance doit être considéré parce qu’il est tel, comme d’une totale incohérence rationnelle et opérationnelle, d’une indécence et d’une indigence intellectuelles animées par la quantité déferlante de l’extrême violence de communication caractérisant le terrorisme de la barbarie postmoderne (‘La barbarie intérieur’, selon Jean-François Mattei). Il répond dans le domaine de la communication à la surpuissance du Système et opérationnalise, par son absurdité complète, la transmutation de cette surpuissance en autodestruction. Complet montage de communication et complet simulacre d’être, avec une influence infectieuse et pathologique directe sur la psychologie, l’antirussisme est donc indirectement devenu la formule opérationnelle fondamentale de l’autodestruction du Système. Ce n’est pas une construction élaborée, c’est une occasion devenue quantitativement énorme et monstrueuse et prétendant ainsi faussement à une sorte de simulacre d’ontologie. Nous sommes au temps de la surpuissance désespérée du Système (parce qu’en cours de transformation en autodestruction) où, littéralement, “l’occasion fait le larron”. La pauvreté et l’indigence de cette tactique renvoient directement à la fausseté de l’inversion stratégique. »

La puissance extraordinaire, la surpuissance de la communication constituent un accélérateur formidable de cette situation ;
• à la fois de l’obsession antirussiste qui est inexplicable aux esprits enfermés lorsqu’on veut exprimer sa vérité-de-situation, et donc cette obsession engoncée dans un simulacre qui entraîne ces esprits dans son déterminisme-narrativiste ;
• à la fois de la folie suscitée par cette inexplicabilité et cette obligation d’accepter d’énormes simulacres qui ne cessent d’être agressés par les vérités-de-situation qui pèsent même inconsciemment, qu’on les reconnaisse ou pas.

Ce facteur de la communication, cette pression permanente, empêche toute réflexion, toute mesure de la folie générale de la situation, d’autant que les folies individuelles, également emportées par ce rythme, ne cessent de se renforcer. La situation décrite ci-dessous en août 2018 par Alastair Crooke s’est aggravée en se renforçant et en se multipliant selon un facteur très élevé et avec une très grande rapidité en quatre ans. La pandémie-Covid et la détérioration de la situation des USA (wokenisme + “USA tiers-mondiste”) sont très logiquement, mais sans que nous ayons rien vu venir de structuré à cet égard, venu rajouter de nouvelles éruptions dans un paysage déjà ravagée par les volcans de la Grande Crise.

dedefensa.org

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Métaphysique de notre angoisse du temps présent

James Jatras, un ancien diplomate américain, pose une question très pertinente dans son article Lenin Updated : d’abord, dit-il, le président Trump rencontre le président Poutine et semble faire des progrès dans l’atténuation des tensions bilatérales. « Immédiatement tout l’enfer se déchaîne : Trump est dénoncé comme un traître. Le projet de loi sur les “sanctions venues de l’enfer” [contre la Russie] est présenté au Sénat et Trump est complètement mis sur la défensive ».

Ensuite, le sénateur Rand Paul va rencontrer Poutine à Moscou, note Jatras. Paul remet une lettre du président américain proposant des mesures modérées en faveur de la détente. Rand Paul rencontre ensuite des sénateurs russes et les invite à Washington pour poursuivre le dialogue: « Immédiatement, tout l'enfer se déchaîne. Paul est désigné comme un traître. Le département d'État “conclut” que les Russes sont coupables d'avoir utilisé des armes chimiques illégales (au Royaume-Uni) ... et impose des sanctions. Trump est encore plus complètement mis sur la défensive. »

Il est clair que dès le début, Trump a été « perçu par les globalistes de l’ordre néo-libéral comme un danger mortel pour le système qui les a enrichis », observe Jatras. La grande question posée par Jatras à la suite de ces événements est la suivante : comment une telle hystérie collective s’est-elle épanouie dans une telle hostilité viscérale au point que certaines parties de l’establishment anglo-saxon sont prêtes à intensifier les hostilités contre la Russie, – « jusqu’au terme catastrophique d’un conflit nucléaire incontrôlable » ? Comment se fait-il que la passion de ces élites pour “sauver le globalisme” soit si complètement écrasante qu’elles envisagent une issue qui impliquerait leur propre extinction ? Jatras suggère que nous avons affaire ici à des impulsions psychiques extrêmement puissantes.

Jatras répond en évoquant l'esprit du temps de l’époque où Lénine, en 1915, effectua son tournant fameux en faveur de la guerre civile en Russie. C'est-à-dire une guerre contre la “Russie” en tant que telle, son histoire, sa culture, sa religion et son héritage intellectuel et politique. Avec plus de 10 millions de Russes morts après ce nettoyage préliminaire, Lénine déclara : « Je crache sur la Russie. [L’abattage n’est qu’une] étape à franchir, en route vers la révolution mondiale [c’est-à-dire sa vision d'un communisme universel]. »

Le professeur John Gray écrit dans son livre Black Massque « le monde dans lequel nous nous trouvons ... est parsemé de débris de projets utopiques qui – bien qu’ils aient été formulés dans des termes laïques qui niaient la vérité de la religion – étaient en fait des véhicules des mythes religieux ». Les révolutionnaires jacobins lancèrent la Terreur comme une vengeance violente contre la répression des élites – inspirée par l'humanisme des Lumières de Rousseau ; les bolcheviks trotskistes ont assassiné des millions de personnes au nom de la réforme de l'humanité par l'empirisme scientifique ; les nazis ont fait de même, au nom de la poursuite du “racisme scientifique (darwinien)”.

Tous ces projets utopiques (meurtriers) découlaient effectivement d'un style de pensée mécanique unique, qui avait évolué en Europe au cours des siècles et qui avait inculqué le sentiment inébranlable de la certitude et de la conviction de chacun, – dans tous les cas, dans la pensée occidentale.

Ces certitudes supposées arrivées empiriquement et désormais installées dans la conscience humaine (occidentale) ont déclenché un renouveau, précisément de ces notions apocalyptiques judéo-chrétiennes initiales. Cette conception de l’histoire était en quelque sorte une convergence entre une transformation radicale de l’homme et la “Fin de l’Histoire”, avec une punition terrible pour le monde corrompu, et un nouveau monde radicalement racheté pour les élus. La chose n’était plus, dans le nouveau monde et le monde d’aujourd'hui, déclenchée par une volonté divine mais “manipulé” par l'acte de l'homme des Lumières.

La rédemption mondiale de son état de corruption devait être créée grâce aux principes de rationalité et de science des Lumières. La paix devait s'ensuivre, avec la Fin des Temps.

Ces révolutionnaires millénaristes – représentants du nouveau scientisme, qui espérait provoquer une rupture spectaculaire dans l’histoire (à travers laquelle les défauts de la société humaine seraient arrachés du corps politique) – n’étaient, en dernier ressort, rien d’autre que des représentations laïques du mythe judaïque et chrétien apocalyptique.

Le “mythe” millénariste américain, à l’époque et aujourd’hui, était (et est) ancré dans la conviction fervente du destin manifeste des États-Unis, “la nouvelle Jérusalem”, de représenter le meilleur espoir de l’humanité pour un avenir utopique. Cette croyance en un destin spécial s’est traduite par la conviction que les États-Unis doivent diriger – ou, plus exactement, ont le devoir de contraindre l’humanité à se tourner vers cet avenir.

Certains pourraient cependant soutenir que l'humanisme “libéral” des premières Lumières, avec ses “bonnes intentions”, n’a aucun lien avec le jacobinisme ou le bolchevisme trotskiste. Mais, dans la pratique, les deux sont fondamentalement similaires. Ce sont des versions laïques du progrès vers une rédemption utopique d'une humanité imparfaite. Un des moyens vise à récupérer l'humanité par la destruction révolutionnaire des parties irréparables de la société. L’autre moyen enracine la rédemption dans un processus téléologique de “fusion” de l'identité culturelle. Il vise également à éradiquer le sentiment de lien entre le “sang” et le territoire (lieu) partagés, afin de créer une tabula rasa sur laquelle une nouvelle identité non nationale et cosmopolite homogénéisée peut s’écrire, qui sera à la fois pacifique et démocratique.

Le but est une société globale, cosmopolite, débarrassée des religions, des cultures et de communautés nationales, des genres et des classes sociales. Les processus de tolérance, autrefois considérés comme essentiels à la liberté, ont subi une métamorphose orwellienne pour devenir leurs antonymes : en tant qu'instruments, ils suscitent radicalement la répression. Tout dirigeant national qui s'oppose à ce projet, toute culture nationale contraire ou toute fierté nationale manifestée dans les réalisations d'une nation, constituent manifestement un obstacle à ce futur univers universel – et tout cela doit être détruit. En d'autres termes, les millénaristes d’aujourd’hui, qui ont certes renoncé à la guillotine, sont explicitement coercitifs ; ils le sont d’une manière différente, à travers la “capture” progressive de la narrative et des institutions étatiques.

En bref, on veut évoluer vers un espace mondial qui ne reconnaîtrait qu’une humanité mondiale et internationale, comme le voulaient les Trotskistes.

Alors, comment se fait-il que la Russie et M. Poutine précisément constituent l’antithèse du projet utopique et le déclencheur d’une telle peur et d’une telle hystérie parmi les élites mondialistes?

Je pense que ce caractère antithétique jaillit d’une conscience très vive parmi les élites occidentales que le monothéisme formel (latin) judéo-chrétien – qui a donné à l’Europe occidentale son insistance sur la singularité du sens, son itinéraire linéaire et son idéologie partenaire du millénarisme séculier – se trouve de plus en plus mis en cause et se trouve en déclin.

Henry Kissinger dit que l’erreur que font l’Occident (et l’OTAN) est de penser qu’« il y a une sorte d’évolution historique qui va englober l’Eurasie, et de ne pas comprendre qu’elle se heurte à quelque chose de très différent du modèle westphalien [L'idée occidentale d'une démocratie libérale et d'un État orienté vers le marché] ». Il est temps, poursuit Kissinger, de renoncer à ces « vieilles prétentions »,  car « nous sommes dans une période très, très grave pour le monde ».

Il ne fait aucun doute qu’est lié à cette aliénation de la religion révélée et de son homologue laïque utopique, l’effondrement général des certitudes optimistes liées à l’idée de “progrès” linéaire – dans lequel beaucoup (particulièrement les jeunes) ne croient plus (il suffit de regarder le monde autour de soi pour en être convaincu).

Mais ce qui rend vraiment furieux les globalistes c'est la tendance contemporaine, manifestée plus particulièrement par la Russie, vers un pluralisme qui privilégie la culture, l’histoire, la religiosité et les liens du sang, de la terre et de la langue, et particulièrement la tendance vers le re-souverainisation des peuples spécifiques. La notion russe de l’“eurasisme” fait la part belle aux cultures différentes, autonomes et souveraines, ce qui, au moins implicitement, constitue un rejet de la théologie latine de l’égalité et de l’universalisme réducteur (c’est-à-dire atteint par la rédemption).

L'idée [russe] est plutôt celle d'un regroupement de “nations”, chacune remontant à ses cultures et identités primordiales – à savoir que la Russie est “russe” dans son propre “mode culturel russe” – et refuse absolument d'imiter le courant de l’occidentalisation. Ce qui rend possible un groupe plus large de nations eurasiennes, c'est que les identités culturelles sont complexes et légendaires : elles échappent à l'obsession dominante de réduire chaque nation à une singularité en valeur et à une singularité de “sens”. La base de la collaboration et de l’échange harmonieux s’élargit ainsi au-delà de l’un ou l’autre, aux différentes strates d’identités et d’intérêts complexes.

Pourquoi cela devrait-il paraître si “diabolique” aux élites du monde occidental ? Pourquoi toute cette hystérie ? Eh bien ... ils “sentent” littéralement dans l’eurasisme russe (et le populisme, plus généralement) le parfum d’un renversement furtif vers les anciennes valeurs pré-socratiques : pour les anciens, la notion même d’homme, dans le sens spécifique, n'existait pas. Il n'y avait que “des hommes” : Grecs, Romains, Barbares, Syriens, etc. Ceci est en opposition évidente avec “l’homme universel et cosmopolite”.

Une fois que l'Empire romain s'est emparé du christianisme en tant que forme dissidente “occidentalisée” du judaïsme, ni l'Europe ni le christianisme ne se sont plus conformés à leurs origines ou à leurs propres “natures”. Le monothéisme absolu, sous sa forme dualiste, était profondément étranger à l'esprit européen. Le christianisme latin a d'abord essayé (sans guère de succès) de réprimer les valeurs anciennes, avant de décider qu’il valait mieux essayer de les assimiler au christianisme. Cependant, l’orthodoxie russe a réussi à conserver sa propre voie  alors que l’Église latine subissait de multiples crises, la moindre n’était pas celle des Lumières et de la dissidence protestante qui inondait l’Europe occidentale.

Les élites terrorisées ont en effet raison de leur point de vue : la disparition dans la modernité de toute norme externe, au-delà de la conformité civique, qui pourrait guider l’individu dans sa vie et ses actes, et l’éviction forcée de toute forme de structure (les classes, l'Église, la famille, la société et le genre) ont suscité un “retour en arrière” d’une certaine manière inévitable vers ce qui était toujours latent, voire à moitié oublié.

Cela représente un “retour” à un ancien ensemble de valeurs – une religiosité silencieuse ; un “retour” vers un être à nouveau “dans le monde et faisant partie du monde”. C’est un ensemble de valeurs qui n’a en fait pas changé (même s’il a été revêtu du christianisme), avec ses mythes fondateurs, et la notion d’ordre cosmique (Maât) tourbillonnant encore dans les profondeurs de l’inconscient collectif. Bien sûr, “l'Ancien” ne peut pas être un retour intégral sur ce qu’il fut. Ce ne peut être la simple restauration de ce qui était autrefois. Il faut le concevoir comme si une “nouvelle jeunesse” renaissait, – l’éternel retour – de notre propre décomposition.

Henri Corbin, cet érudit de l'Islam, ayant noté en Iran un panneau arrière en bois d'un placard sur lequel des silhouettes de vases de formes diverses étaient découpées, a suggéré que, comme pour ces vases dont les formes solides n'existaient plus, l’espace qu’ils occupaient autrefois existe toujours – ne serait-ce que sous la forme d’un vide délimité par un contour. De même, les anciennes notions et valeurs ont-elles ainsi laissé leur trace. Et c'est peut-être ce qui pousse les élites globalistes à leurs tentatives d’intervention radicale. En plusieurs siècles, le vaste mouvement des Lumières avait brisé le bref retour du monde antique en Europe, connu sous le nom de Renaissance. Désormais, la vulnérabilité a changé de côté et c’est le monde des élites d’aujourd'hui qui implose. Ce qui avait été diagnostiqué comme définitivement vaincu, au-delà de tout rétablissement possible, resurgit prudemment des ruines de notre “monde nouveau”. La roue du Temps tourne et revient à son segment initial. Tout cela pourrait très mal se passer, –  le mode de pensée linéaire imposé à l’Occident a une propension irrésistible au totalitarisme. Nous verrons.

La vague des Lumières avait pulvérisé les vieilles croyances, exposant tout ce qui était Delphique et insondable à l’impitoyable observation du scepticisme radical, en provoquant de terribles tensions psychiques (plus de 10 000 Européens ont été brûlés vifs pendant l’hystérie des grandes Chasses aux Sorcières) ; mais aujourd’hui, nous avons une vague de cet inépuisable “autre chose” sortant des profondeurs de la psyché humaine pour se précipiter sur les roches de la certitude de soi des Lumières. Les tensions et l'hystérie se succèdent de la même manière.

Ce “retour” rend littéralement fous les hommes et les femmes, – jusqu’à risquer une guerre catastrophique plutôt que de renoncer au mythe de la Destinée Manifeste de l’Amérique, ou même de reconnaître les failles de leur façon radicalement disjonctive de concevoir un monde qui doit être forcé à se couler dans l’une ou l’autre forme d’une mythique convergence globale.

Alastair Crooke

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