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269712 septembre 2021 – Je ne peux cacher une seconde que c’est le titre du livre de Cioran qui m’a inspiré, jusqu’à songer un instant à le citer tel que, pour en faire le titre de cette page : ‘De l’inconvénient d’être né’. Cioran faisait de ce constat une tare irréversible, un facteur essentiel de la nature même de son propos. Pour mon compte, ‘L’embarras d’être né’ marque plus un constat de circonstance : “De l’embarras d’être né” dans ce temps, qui s’est transformé en ces “temps-devenus-fous”, où je n’ai pas ma place, sinon celle d’un observateur précis, critique, ironique, impitoyable, mais surtout placé à bonne distance, avec toujours l’arme de l’inconnaissance à portée de la main, pour ne pas risquer d’être pris dans leur marigot qui, une fois effleuré, vous saisit et ne vous désenchaînera plus.
Mon “embarras d’être né” et d’avoir tenu jusqu’à ces “temps-devenus-fous” ne figure qu’un sentiment disons objectif et sans conséquence opérationnelle, sans un instant abdiquer ni capituler. Je reste au milieu de vous et de nous, avec vous et avec nous, sans plus rien reconnaître ni de vous ni de nous. Mais je n’abandonnerai personne, bien que ma position d’observateur de Sirius me le permettrais, car j’ai une mission qui m’oblige en même temps qu’elle m’honore. Quel paradoxe, dans de tels temps-devenus-fous, mais aussi quel signe de la résilience de l’“âme poétique”, de ressentir encore et toujours un devoir de mission qui se nomme obligation et un sentiment d’accomplissement qui se nomme “honneur”. Tout cela fonde ma liberté, dans une mesure inimaginable aujourd’hui, par comparaison à ce qui nous en est laissé.
C’est pourquoi, grâce à cette mission et grâce à cet honneur, je me sens absolument capable d’observer ces temps-devenus-fous, sans rien craindre pour moi. La mort saisira en moi un être qui jamais n’abandonna, tandis que ce qu’il reste de vie donne à cet être l’ardeur et même la jubilation de chercher et de trouver avec une sûreté complète les signes du renouveau de la Grande Santé (Nietzche en parlait bien, lui qui traîna toute sa vie de terribles maladies) ; et cette Grande Santé, paradoxe sans surprise, il la retrouve dans ce qu’il observe de la désintégration et de la chute irrémédiable d’une civilisation qui est la sienne.
L’effondrement de cette civilisation est la seule issue qui puisse assurer une survie du monde : la déconstruction participant à la destruction de ce qui est irrémédiablement pourri (paradoxe déjà-vu des déconstructeurs) pour permettre une reconstruction disons du recommencement cyclique. (Nietzsche encore : « Ce qui doit tomber, il ne faut pas le retenir. Il faut encore le pousser... ») Il importe même d’agir stratégiquement dans ce sens, tout en affirmant tactiquement les vues violemment contraires qu’on a (que j’ai) de la démarche de la déconstruction : la contradiction n’est vraiment qu’apparence, liée à la chronologie, aux circonstances, à la capacité de distinguer la vérité-de-situation au moment qui importe.
Pour cette raison, on sait qu’une part importante de mon attention va aux Etats-Unis car leur effondrement annoncera la phase décisive de l’effondrement achevé de cette civilisation. Et les mots, aujourd’hui, vont dans ce sens, qui ont leur importance dans une époque où triomphe le système de la communication.
On cite ici, – question de mots, effectivement, – les déclarations d’un des 14 gouverneurs (jusqu’ici) qui ont décidé de combattre le décret d’obligation de vaccination de plus de 80 millions d’Américains (les employés de toutes les compagnies occupant plus de 100 personnes), la gouverneure Kristi Noem, du Dakota du Sud (à FoxNews).
« [Je] pense que nous avons 14 gouverneurs différents qui ont maintenant dit qu’ils allaient prendre une certaine forme d'action. Quant au Dakota du Sud, je me battrai pour protéger mon peuple et défendre ses libertés. J’ai été choquée d’entendre le président dire dans son discours d’aujourd'hui qu’il ne s'agissait pas du tout de liberté et de choix personnel. C’est révélateur de ce qu’il a vraiment à l’esprit et de son programme pour ce pays.
» Écoutez, [ce qu’il veut faire] n’est pas un pouvoir délégué au gouvernement fédéral. Cela dépend du pouvoir des États... [...]
» Il a dit qu'il créait des emplois, et il est en train de détruire des emplois. Il a dit qu'il aimerait l’Amérique et nous protégerait, il se lie d'amitié avec les talibans et compromet notre frontière sud. Je n’en reviens pas de ce qu'il fait. Je savais qu’il allait détruire ce pays. C’est pourquoi j’ai fait campagne avec force pour le président Trump. Mais je n’avais aucune idée de ce que quelqu’un de vivant pouvait détruire ce pays aussi rapidement que le fait Joe Biden. »
A partir de déclarations de cette force, concernant certes une seule crise mais concernant le sort même des États-Unis, je passe à des citations qui, bien que faites par un citoyen américain, et concernant les États-Unis, concernent avec une même force et tout autant de pertinence notre civilisation elle-même, et notre civilisation dans son destin peut-être (sûrement selon moi) catastrophique, à mesure que défilent les extraits. Il n’est alors plus question seulement des États-Unis aujourd’hui, du président Biden, des querelles en cours, mais bien de thèses et de considérations beaucoup plus générales, sinon à tendance métahistorique.
Ces déclarations sont extraites d’une interview (dans ‘Le Figaro’) du professeur Joshua Mitchell, professeur de théorie politique à l’Université de Georgetown et professeur au Centre pour l’‘American Way of Life’ à l’Institut Claremont. Mitchell vient de publier un livre, ‘American Awakening’, – un titre aux multiples ambiguïtés et ironies (‘Réveil américain’ ou ‘Éveil américain’), si l’on voit que le mot principal peut avoir une signification positive ou négative (en référence au wokenisme), religieuse, civilisationnelle, etc. Bien entendu, le contenu des déclarations de Mitchell nous font pencher très fortement, d’un point de vue général, pour un entendement très négatif, sinon catastrophique.
D’abord, dans cet extrait, on voit comment l’on passe très aisément d’une crise américaine, ou “de l’américanisme” (je préfère, et de loin, ce qualificatif que j’emploie presque en permanence) à partir de réflexion de Tocqueville parlant de l’Amérique du XIXe siècle à la situation actuelle de l’individu, non plus américain mais “global” par son caractère même, – donc, qui nous concerne bien autant.
« Tocqueville avait prédit que ces institutions [intermédiaires, comme la famille, la religion, etc.] vacilleraient sans une attention constante, et que le futur serait sombre si les citoyens tombaient dans l’isolement. Nous y sommes. Nous sommes tous devenus ce que j’appelle des “hommes-selfies” qui ne pensent plus qu’à eux-mêmes et à l’humanité abstraite, jamais au voisin avec lequel ils doivent pourtant construire un monde, à l’intérieur de notre nation. » [...]
« Je me demande si l’approche la plus pertinente n’est toutefois pas celle qui sépare “la classe digitale” de ceux qui vivent dans le “monde réel”. [...] Le rêve de la classe numérique est celui d’un monde sans le chaos des “choses”, un monde sans limites, et notamment un monde sans les inconvénients d’être un homme ou une femme mortels, dans une communauté à laquelle vous êtes attachés dès votre naissance.
» Les membres du “monde réel” n’ont pas ce rêve. Ils vivent comme l’humanité a vécu historiquement, dans un monde défini par le temps et le lieu, entouré d’objets, impliqués dans les tâches de la vie concrète. Ils côtoient la saleté et la mort, au lieu de s’en détacher... »
A côté de ces observations générales, il existe aux USA aujourd’hui, un domaine opérationnel immédiat qui est apparu avec une brutalité extraordinaire (bien peu de gens le connaisse, encore moins le définissent et le comprennent précisément) et s’est imposé en un peu plus d’un an. Il a bien sûr maturé pendant une trentaine d’année sous forme-PC (‘Politiquement-Correct’). Mais il était perçu et contenu dans une rubrique annexe puis accessoire, considéré à la fois comme le simulacre d’une “geste” absolument fabriquée (une fabrication à l’intérieur d’un simulacre), objet à la fois de moqueries et de satires, ou plus sérieusement comme un mouvement de mœurs signalant une dégradation certes à la fois de l’intellect et de l’âme, mais sur le temps long et sans nécessité d’à-coups catastrophiques dont les effets, désormais puisque la chose s’est produite finalement, peuvent être paradoxaux.
Mais, depuis le 25 mai 2020, à propos d’un événement qui n’est malheureusement pas exceptionnel, concernant un personnage douteux dans des conditions ambiguës, la chose s’est transformée en une formidable explosion qui secoue tout le monde directement ou indirectement, mais dont si peu, je le répète avec une grande insistance, ne comprend encore ni l’origine, ni la substance qui est une quasi anti-substance, ni l’identification, ni enfin l’abyssale bêtise qui est le moteur de l’ampleur extraordinaire de l’événement.
(Qu’un événement d’une “ampleur extraordinaire” soit essentiellement l’enfant absolument naturel et incontestable d’une “abyssale bêtise”, voilà qui devrait nous intéresser et éclairer d’une lumière singulière cette civilisation, et comprendre pourquoi, bienheureusement, il ne lui reste plus que si peu de temps.)
Et là, dans cet extrait, le professeur Mitchell fait un portrait de la haine antiTrump, – la “haine” comme personnage principal de la scène américaniste-occidentaliste [bloc-BAO, donc nous compris], – donc portrait de Trump perçu par ce courant du wokenisme qui se précipite en cataractes grondantes et furieuses sur notre civilisation comme la confiture sur une tartine, noyant tout avec rien (“la confiture, c’est comme la culture, moins on en a plus on l’étale” : adaptation d’un feuilleton nazi à son enfant-naturel qu’est le wokenisme).
« ...Donald Trump, bien sûr, était un mâle blanc hétérosexuel. Son “crime” a été de ne prêter aucune attention ou crédit au postulat de la “politique des identités”, qui est de dire que le temps du mâle hétérosexuel blanc est révolu. Il était fier de ce qu’il était. Dans le monde de la gauche identitaire, ce type d’homme ne peut exister, ou s’il existe, il ne peut qu’être raciste. C’est pour cela que Donald Trump était autant haï... » [...]
« Donald Trump reste l’obsession de la gauche. Il est, si je peux m’exprimer de manière indélicate, “la mauvaise sorte d’homme blanc”. Ne vous méprenez pas. Je suis troublé par ses manières. Mais pour comprendre la réaction que Trump suscite à gauche, vous devez comprendre ce que “la bonne sorte d’homme blanc” est supposée être. “L’homme blanc acceptable” est celui qui considère que l’Amérique est systémiquement raciste, qu’aimer votre pays relève d’une maladie mentale, que les hommes et les femmes sont identiques (et qu’un homme peut décider d’être une femme et vice versa), que l’énergie verte sauvera notre monde, que la guerre est obsolète, et que les élites plutôt que les citoyens doivent gérer le monde… Si l’arc de l’histoire produit “la bonne sorte d’homme blanc”, alors un homme comme Donald Trump ne devrait pas exister au XXIe siècle. C’est la raison pour laquelle la version acceptable de l’homme blanc croira toujours que c’est une collusion russe qui a donné à Trump la victoire en 2016. La gauche le voit comme une anomalie historique. Ce qu’elle ne comprend pas est qu’une vaste portion de l’Amérique croit en nombre des choses qui révulsent “l’homme blanc acceptable” : leurs églises, leurs nations, leurs familles d’origine. Trump ou pas Trump, au moins la moitié des citoyens électeurs en ont assez qu’on leur dise qu’ils sont des déplorables irrécupérables. »
Dans un des passages de l’interview, Mitchell indique que le titre de son livre concerne un “réveil religieux”, alors qu’on a vu qu’à mon sens on peut lui prêter d’autres sens (« Mon livre s’appelle ‘American Awakening’, parce que je compare ce phénomène à un réveil religieux, dans lequel de pauvres âmes recherchent désespérément l’absolution morale pour leurs péchés »). Je pense que la fin de cette interview confirme et infirme à la fois cette interprétation et cette ambiguïté, selon ce qu’on en a (ambiguïté à propos de son ambiguïté : une indication de la complexité gratuite des temps-devenus-fous).
Le discours de Mitchell quitte alors complètement les USA pour s’inscrire directement dans le contexte de notre civilisation générale, à la lumière d’ailleurs, et sous l’influence du christianisme, – et dans ce cas, le sens religieux est acceptable. Mais cela ne s’inscrit pas comme une évidence pour mon compte : la culpabilité américaniste-occidentaliste, voire la culpabilisation et l’auto-culpabilisation, ne sont pas nécessairement d’essence religieuse (chrétienne) principalement, mais d’essence d’une décadence vertigineuse et accélérée.
(Cette décadence, pour moi effondrement, que Mitchell appelle par ailleurs « la fatigue de l’Occident » ; et l’on pourrait alors observer que la culpabilité ainsi vécue avec une emphase religieuse, surtout chrétienne bien entendu, ne fatigue pas, elle surexcite, elle émoustille dans le sens de la contrition hallucinée, sinon de la partie maso du sado-maso, et jusqu’à l’hystérie ; d’où cette idée que cette culpabilisation n’est qu’un outil de la décadence-effondrement, et cette décadence-effondrement suscitant, elle, une immense fatigue politique, psychologique, etc. Je dirais que la cause de cette fatigue qui n’empêche pas l’hyper-hystérie est la décadence devenue effondrement, dans l’affreuse réalisation, consciente ou inconsciente, de la catastrophe que représentent conjointement le Progrès et la Modernité, et la façon extrêmement efficace avec laquelle les deux mis ensemble produisent la destruction du monde et l’évolution politique vers une dictature technocratique si grotesque qu’elle en devient insupportable, et à son tour facteur de l’effondrement ; il y a une sorte de cercle vicieux, ou plutôt un tourbillon crisique nous entraînant vers le trou noir de l’effondrement.)
« La crise de l’Occident est une crise de la culpabilité. Pendant la période chrétienne, l’homme pouvait se repentir et pardonner dans un monde imparfait de transgression et de péché, dont seule pouvait nous sauver la grâce de Dieu. Mais qui vit avec cette connaissance en son cœur aujourd’hui? Aujourd’hui, nous vivons avec Rousseau qui nous chuchote que l’homme est naturellement bon, que la violence et la transgression sont exceptionnelles, et peut-être même bien l’unique prérogative des hommes blancs hétérosexuels. Nous n’avons plus le courage d’assumer le tableau terrible de l’homme que nous avait légué le christianisme en même temps que sa proposition d’alléger le fardeau du péché à travers Dieu. On peut rêver d’un âge post-chrétien qui ferait disparaître à la fois le péché et son antidote, un âge sécularisé où il n’aurait plus de culpabilité. Mais nous n’y sommes pas. Nous vivons avec la culpabilité, mais sans pardon chrétien. C’est cela qui hante l’homme occidental, ce fardeau, chaque jour qui passe. C’est la source véritable de la fatigue de l’Occident.
» L’homme occidental a peur d’agir, peur d’ajouter à son fardeau de culpabilité. Il n’ose plus croire en lui-même. Les conséquences sont graves. Mais ceux qui pratiquent la «politique des identités», ces nouveaux pasteurs de notre temps, disent: venez à moi, vous qui vous sentez coupables. Je vous donnerai l’absolution. Vous devrez juste renoncer à votre nation (source de violence), à votre religion chrétienne (patriarcale et homophobe), à votre famille (hétéro-normative). Déclarez votre allégeance au monde digital cosmopolite qui ne connaît ni le temps ni l’espace et vous trouverez la paix dont vous rêvez. C’est l’offre religieuse qui nous est faite. Et parce que nous n’avons plus la religion chrétienne, nous acceptons l’offre d’absolution de ces nouveaux pasteurs, même si cela signifie la destruction de notre nation, de notre religion et de nos familles. Nous avons tellement faim d’une vie sans culpabilité, que nous sommes prêts à tuer notre civilisation pour y parvenir. »
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