Davos, ou un instant de vérité

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Davos, ou un instant de vérité

25 janvier 2018 – D’abord, l’émission de LCI portait le titre de « Davos : Macron altermondialiste ? ». Léger frisson pour l’âme poétique que je suis, comme effleurée par l’audace du langage, tandis que le point d’interrogation danse ironiquement devant mes yeux, exactement comme ferait un clin d’œil. Il fallait bien ce cadre sérieux d’une émission de télévision, de ces commentateurs-discoureurs aux avis bariolés car l’on se disputa ferme, pour affuter mon intérêt et me faire prendre conscience que le système de la communication est en train de répercuter une alarme générale dans le contingent des Masters of the Universe rassemblés dans les neiges d’antan.

...Par ailleurs, ils commencent l’émission, – plutôt la sympathique-sévère dame patronnesse Arlette Chabot commence l’émission par deux extraits de deux présidents français successifs, Sarko et Hollande, lors de Davos passés, disant à peu près exactement ce que Macron va nous dire, – à peu près, dis-je, c’est-à-dire en un peu plus soft : “Si vous voulez que la mondialisation (*) soit imposée sans trop de remous, vous devez vous arranger pour ne pas nous fabriquer des inégalités aussi terribles”. Il est vrai que Macron est plus précis, et alors il y a un instant de vérité, – un instant n’est-ce pas, pas un moment...

Car c’est alors qu’il leur dit, s’adressant à l’auditoire où l’on croit entendre cliqueter les machines à sous, comme à Vegas, avant d’aller se marier très vite pour saisir cet instant de bonheur catastrophique, avant qu’il ne s’égaye : « Si je n’arrive pas à donner un sens à cette mondialisation, si je n’arrive pas à expliquer aux gens qu’elle est bonne pour eux, qu’elle sert à traiter les problèmes du quotidien et qu’ils ont leur place... » (suit le principal pour le curseur du discours mais pas pour moi : “Gare à nous et gare à vous car alors grondera la révolte des gens, dans un an, dans deux ans, dans 5 ans, et il y aura les populistes, la révolution quoi, avec ses piques et ses fourches...”, etc.).

Qu’on ne se trompe pas, pour mon propos à moi : je ne veux pas dire qu’il joue un jeu cynique ou qu’il est immoral, Macron, que son exhortation n’a aucun sens ni qu’elle est hypocrite, manœuvrière, grossière, etc., ou au contraire hautement vertueuse, que sais-je. Je n’entends en aucune façon poser un jugement sur le fond, “jugement de valeur” ou quelque autre chose de cette sorte. Je veux simplement saisir cet “instant de vérité”.

Il est évident, aucun doute n’est permis là-dessus, que Macron est un “croyant”, de tout ce que vous voulez qui va dans le même sens : croyant du libéralisme et de l’hyperlibéralisme, du marché, de l’Europe, de la mondialisation, de l’américanisation du monde, du Système, etc. ; mais bref, je le répète, un “croyant”, cela répété en insistant sur la dimension religieuse avec la franchise qui va avec. Dans cet instant, dans ces quelques mots, etc., je distingue le désarroi du “croyant” devant ce qu’il juge être l’inconduite, voire l’aveuglement de sa hiérarchie. Dans cette phrase et malgré la maîtrise du ton, percent de la colère, de l’amertume, de l’animosité, tout ce qui est de la production de son désarroi : “Mais comment peuvent-ils me faire ça, à moi qui croit en eux ?”, s’interroge le “croyant” avec sa franchise désarmante.

Notez bien que la phrase peut s’interpréter de deux façons, selon votre humeur du jour, votre penchant, votre crédulité et votre incrédulité ; elle peut vouloir dire “Si vous n’arrivez pas, en changeant un peu la recette, à faire de votre merde de la globalisation quelque chose qui soit réellement mangeable...”, ce qui suppose une démarche culinaire sérieuse ; ou bien “Si vous n’arrivez pas, avec du parfum, de la couleur, etc., à faire prendre votre merde de globalisation pour quelque chose de réellement mangeable...”, ce qui suppose un effort de communication conséquent. Mais je passe car cela est secondaire dans mon propos, sinon pour marquer combien le désarroi du “croyant” est grand, et sa franchise de même, puisque l’orateur laisse le champ à toutes les interprétations sans y prendre garde. Ce qui ne peut être écarté ni le moins du monde nié, par contre, c’est justement la dimension de l’angoisse extrême, produit de son désarroi, qui perce dans son propos.

D’où je conclus qu’effectivement, ceux qui ont sonné le tocsin ou interprété les prémisses de Davos comme les signes d’une très grande alarme dans le chef des mille et mille têtes de la globalisation, ceux-là n’avaient pas tort. L’exhortation de Macron, ce n’est pas du toc ni du Fake, et son intensité, sa tension contenue marquent le poids qui pèse sur leur psychologie. Ces gens ont véritablement peur, ils ne comprennent pas, ils s’interrogent en vain, ils implorent le Système, ils veulent une réponse, un signe d’encouragement... Mais quoi !

Mais non, le silence... Le Système est comme le Sphinx, impassible, éventuellement un peu méprisant, immobile dans sa course irrésistible, le regard lointain : il est le Système et voilà tous ces imbéciles qui s’agitent, certains lui demanderaient même de changer, de modifier sa course, de réduire la surpuissante pression qu’il impose à toute cette volaille... L’homme ne doute de rien, songe le Système avant de poursuivre sa route inexorable.

Moi, je ne doute pas une seconde que le discours de Macron a été accueilli avec intérêt, avec sérieux, chez certains même avec une certaine alarme. Réduire les inégalités ? Diantre, mais certes ! Comment n’y avions-nous pas songé plus tôt ? Et chacun se trouve fermement conforté dans sa volonté d’effectivement aménager les choses, louchant vers son voisin en pensant que “ce con de Bezos, c’est à lui de commencer, qu’il augmente donc les salaires de ses esclaves”, et ainsi de suite, de maréchal en général et de général en maréchal de l’armée de l’hyperlibéralisme global.

L’alarme de Macron a sonné, tous les généraux du Directoire du Corporate Power, les centaines, les milliers de généraux sont rassemblés pour que chacun désigne qui chez ceux qu’il connaît devrait commencer pour rendre mangeable et odorante la merde qu’est devenue la globalisation. Tout le monde est d’accord, il faut la rendre mangeable. Chacun désigne son voisin pour commencer et espère bien qu’il trouvera un édito dans le Financial Times saumon pour le rassurer, avant de rentrer à la maison.

Il faut dire que Davos, au bout de trois jours, devient insupportable, avec toute cette neige qui n’arrête pas d’être blanche, qui est de plus en plus blanche ; la neige d’antan, la maudite, qui produit les angoisses du temps présent. Il n’est pas simple, aujourd’hui, de se sacrifier pour organiser “à l’insu de son plein gré” le bonheur du genre humain, masculin et féminin confondus.

Enfin, un instant de vérité est vite passé...

 

Note

(*) Je dirais bien plus volontiers, puisque le français est assez riche pour disposer des deux mots, — plutôt “globalisation” que “mondialisation”...