Danse autour de l'“option nucléaire” de l'OTAN

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Swing autour de l'“option nucléaire” de l'OTAN

10 septembre 2008 — Des indications circulent, imprimées ou pas, sur l’intention d’un ou l'autre dirigeant d’un des trois pays baltes (notamment le président d'Estonie), membre de l’OTAN, de demander une révision de l’Article 5 du Traité de l’Atlantique Nord, fondateur de l’Alliance Atlantique et de l’OTAN.

« C’est la bombe nucléaire de l’OTAN par définition, observe une source européenne. On vit depuis 60 ans dans l’ambiguïté complète, installés plus ou moins confortablement selon la conscience qu’on en a sur l’Article 5 du Traité de l’Atlantique Nord, sur la garantie qu’il est censé nous donner, c’est-à-dire sur la garantie qu’il ne nous donne pas en réalité. Ouvrir ce “dossier” aujourd’hui, dans les conditions de tension qu’on connaît, c’est allumer la mèche nucléaire.»

Nous avons récemment évoqué cet Article 5, en nous attachant, avec un mauvais esprit entêté, à justement en montrer l’ambiguïté complète. C’était dans notre F&C du 20 août, qui abordait justement le sujet de l’OTAN, des obligations de solidarité et des capacités d’intervention, notamment face à la puissance russe.

Voici le passage sur l’Article 5…

«L’OTAN qui roule des mécaniques n’est même pas obligée à faire tout ce qu’il faut à l’égard d’un de ses membres. Cette même affirmation de l’expert évoquant l’intervention automatique de l’USAF si la Géorgie était membre de l’OTAN, puisque son argument entend faire la promotion de cette adhésion de la Géorgie, implique, au nom du fameux Article 5 du traité de l’Atlantique Nord, que l’intervention de l’OTAN ne ferait pas un pli si la Géorgie était membre de l’OTAN. Là aussi, il s’agit de “wishful thinking” et non d’une certitude. L’évocation formelle des obligations d’intervention des autres pays de l’OTAN en cas d’attaque de l’un d’entre eux est un bon sujet de discours mais un cas juridique ambiguë. On oublie souvent que l’Article 5 du traité n’est pas du tout contraignant sur la forme et les moyens de l’intervention des autres (contrairement, par exemple, aux obligations équivalentes du traité de Bruxelles de l’UEO) mais qu’il laisse le choix aux pays membres de la forme de leur réaction.

»La partie essentielle de l’Article 5 du traité, qu’il faut lire en son entier, avec l’ambiguïté supplémentaire que cet article parle seulement de “la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord”, – ce qui n’inclut pas précisément le Caucase (le souligné en gras est bien sûr la conséquence de notre impertinente intervention [NDLR]): “Les parties conviennent qu'une attaque armée contre l'une ou plusieurs d'entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d'elles, dans l'exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l'article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d'accord avec les autres parties, telle action qu'elle jugera nécessaire, y compris l'emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l'Atlantique Nord”.»

Il est vrai que l’“Ouest” a vécu pendant près de soixante ans (bon anniversaire en avril prochain, à Strasbourg) à l’ombre de cette ambiguïté. On savait parfaitement le vague extrêmement volontaire du Traité de l’Atlantique Nord signé en avril 1949; s’il n’en avait pas été ainsi, le Congrès US, avec son aile isolationniste encore puissante menée par le sénateur Taft, n’aurait pas ratifié le traité. Le précédent était dans tous les esprits du refus de la ratification, en 1920, par le même Congrès, du Traité de paix de Versailles qui était accompagné, entre alliés du 11 novembre 1918, d’une clause sur le maintien d’un contingent militaire US en Europe. (Ce contingent ne s’installa jamais en Europe. Le refus de la ratification ouvrit une période d’isolationnisme ouvert et actif des USA.)

Cette ambiguïté était supportable à l’époque, comme elle fut au long de la Guerre froide, dans la mesure où les dirigeants européens faisaient le pari que les USA avaient trop besoin de l’Europe pour leur position stratégique face à l’URSS pour laisser faire une agression sans réagir, et l’URSS sachant bien trop cela pour envisager une agression. C’était une analyse en apparence rationnelle et peut-être plus sentimentale (“American Dream” & compagnie) que l’on ne crut; un seul homme n’y crut pas, Charles de Gaulle, pas vraiment sentimental lui, qui professait que les USA ne risqueraient pas Chicago pour sauver Francfort ou Bordeaux, donc qu’ils n’engageraient pas toute leur puissance en cas d’attaque soviétique en Europe, ne voulant pas risquer un échange nucléaire stratégique USA-URSS; l’analyse était d’autant plus fondée que le fameux Article 5 n’obligeait en rien les USA à une telle intervention; d’où la décision de De Gaulle, notamment pour cette forte raison de l’absence d’obligation de solidarité active, de développer sa propre capacité de dissuasion nucléaire, dite “du faible au fort”.

L’Article 5 équivalent du Traité de Bruxelles (mentionné dans l’extrait ci-dessus), le traité équivalent pour l’Europe du traité transatlantique, qui régissait notamment l’Union de l’Europe Occidentale, organisait une toute autre situation. Il est notablement plus contraignant, beaucoup plus bref, sans aucune hésitation d’interprétation, – impliquant l’intervention automatique, notamment militaire, dans une zone géographique beaucoup plus large (“l’Europe”); il est manifeste que toutes les “Hautes Parties Contractantes” (les pays d’Europe de l’Ouest) comprenaient que leur sécurité à tous était liée et commune, donc que l’intervention automatique était une évidence:

«Au cas où l'une des Hautes Parties Contractantes serait l'objet d'une agression armée en Europe, les autres lui porteront, conformément aux dispositions de l'article 51 de la Charte des Nations Unies, aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, militaires et autres.»

On comprend le sens et le poids des mots. Si la Géorgie avait été membre de l’OTAN, il n’existait aucune contrainte juridique pour que la réaction des autres pays de l’OTAN ait été différente de ce qu’elle fut. Si l’Article 5 du Traité de l’Atlantique Nord avait été l’Article 5 du Traité de Bruxelles, nous devrions avoir en Géorgie plusieurs divisions de pays de l’OTAN aujourd’hui, – mais où les aurait-on prises au fait (“L’OTAN, combien de divisions?”)? Où aurait-on trouvé la justification et la volonté politiques d’un tel acte, pour une telle cause, dans de telles conditions? Qu’aurait-on dit à nos braves citoyens, éventuellement en les informant qu’on rappelait quelques tranches de réservistes, là où il y en a encore? Certes, BHL aurait parlé des droits de l’homme (quoiqu’il ne soit pas réserviste, lui, se contentant sans doute du théâtre aux armées); est-ce bien suffisant? Las, les Baltes, qui croient aux articles Op-Ed de l’International Herald Tribune, ne s’arrêtent pas à de telles considérations subversives. Ils semblent vouloir une affirmation juridique formelle de cette solidarité nécessaire.

Le “Farewell Speech” de George Washington toujours actuel

La même source européenne que nous citons, nous rapportant des contacts réguliers avec des collègues de ces pays, résume ainsi la situation dans les pays baltes après la tempête:

«En général, ils disent qu’on a senti, dans ces pays, notamment dans les milieux politiques, le vent du boulet avec la crise géorgienne, et le boulet n’est pas passé loin… Le sentiment général est qu’on est satisfait d’appartenir à l’OTAN, qu’on estime que c’est une garantie de sécurité. D’autre part, et de façon assez contradictoire finalement, on estime que les USA ont perdu leur crédibilité dans cette crise, parce qu’ils ne sont pas intervenus, parce qu’ils ont laissé leur allié géorgien sans défense, donc que cela pose un problème fondamental du point de vue de la sécurité de ces pays baltes. »

Outre la contradiction de la satisfaction d’être dans l’OTAN et du doute quant à l’intérêt d’être dans l’OTAN au moment ultime, on voit se dessiner dans cet avis toute la logique de la mise en cause de l’Article 5. La dialectique transatlantique extrémiste courante en est la cause directe. La démarche de ceux qui mettent en cause l’Article 5 est absolument logique. Ils constatent qu’ils attendent de l’OTAN leur sécurité face à la Russie dépeinte par la propagande et la pensée (même chose) occidentalistes courantes comme une puissance brutale, expansionniste et impitoyable. La première réaction a été celle de la Pologne qui a publiquement affirmé, à l’indignation et au désarroi intimes (non dites en public, au contraire de l’attitude polonaise) de nombre de fonctionnaires de l’OTAN, que l’appartenance à l’OTAN ne lui donnait aucune sécurité, et qu’elle cherchait pour cela une garantie directe des USA, – d’où la signature de l’accord BMDE, censé lui donner indirectement cette garantie US. Cette démarche implique un profond mépris, par ailleurs justifiée, pour les capacités militaires et la volonté politique des pays non-US de l’Alliance. Une deuxième réaction polonaise (les choses vont vite) a été in fine de constater que même la “garantie US” est une coquille vide, comme l’a constaté Saakachvili, qui a reçu quelques lots de couches-culottes transportés par des navires de l’U.S. Navy, éventuellement quelques lots de AK-47 recyclés par le Pentagone (ce n’est pas sûr) et la visite de Dick Cheney. Pour faire partir les chars russes, c’est un peu faible. Les chars russes sont toujours en Géorgie et seules peut-être (c’est à voir) les promesses de Medvedev à Sarko pourrait les en faire partir. Quant aux Polonais, ils nuancent leur attitude.

D’où cette logique imparable des pays de l’Est, frileusement regroupés au sein de l’OTAN pour acquérir une protection contre l’épouvantable Russie: il faut forcer l’OTAN, – les pays de l’OTAN, c’est-à-dire les USA, – à acquiescer à des conditions juridiques qui les forcent, et non pas qui les sollicitent et leur suggèrent comme avec l’actuel Article 5, à intervenir à l’aide d’un pays membre attaqué (par la Russie, notamment…). La suggestion de modifier l’Article 5 est alors inévitable et logique. Elle demeurera et ne cessera de s’amplifier tant que les relations avec la Russie seront dans l’état où elles sont, tant que la campagne médiatique anglo-saxonne et occidentaliste anti-russe, – la véritable “clause de solidarité” de l’Occident, – se poursuivra dans la hargne et l’invective. L’alternative est la mise en place d’une architecture fondamentale de sécurité en Europe, dont les USA et leurs amis ne veulent pas vraiment parce que, par rapport à la situation antérieure, ils perdraient nécessairement une part de leur prépondérance et de leur influence, parce que les Européens type-Sarko y verraient une occasion d’affirmer l’Europe au côté de “leurs amis américains”, — ce dont les “amis américains” ne veulent pas entendre parler. Voilà la situation où nous sommes, sans une seule issue qui nous permette de retrouver le confortable statu quo ante.

La crise de Géorgie a démontré rapidement, comme dans un script écrit d’avance, que l’OTAN n’assure la sécurité de personne et que les USA ne sont prêts à rien risquer pour sauver leurs amis. Si c’est le cas, réfléchissent certains dans les pays de l’Est envahis par la crainte paranoïaque du voisinage russe, il faut les y forcer. Un nouvel Article 5 fera l’affaire. Qui, dans l’ambiance médiatique de la Guerre froide retrouvée, songerait à les critiquer?

Si l’affaire venait à se concrétiser, elle serait tout simplement dévastatrice. Elle poserait à tous les pays de l’Alliance qui portent beau et proclament l’anathème anti-russe, de Londres à Washington pour faire court, l’épouvantable dilemme de mettre leurs actes en accord avec leurs paroles. Elle ouvrirait un débat où l’Alliance y laisserait sa peau, ce jugement sans la moindre hésitation et malgré tous les lobbies du monde.

On peut être assuré que tous les moyens seront employés, de l’influence sous toutes ses formes et Dieu sait si elles peuvent être diverses et variées, pour faire changer d’avis tel ou tel Premier ministre balte qui voudrait promouvoir un tel acte à la fois fondamental et justifié. Chaque nouvel anathème lancé à la Russie réduira ces efforts à néant et requinquera le PM en question dans son intention de faire avancer son idée. Si, effectivement, la question de l’Article 5 devient médiatique, ouvrant la voie à son appréciation institutionnelle et politique, si les journalistes assermentés finissent par comprendre le sens de la chose après les explications indispensables, alors le cas de l’Article 5 deviendra une “juste cause” irrésistible du catéchisme occidentaliste et américaniste puisqu’il sera amarré à l’indispensable mobilisation anti-russe et le cas moral qui va avec pour sauver la civilisation. Peut-être aurons-nous un article de BHL, qui aura mal interprété les consignes. Quelques masques tomberont avec un bruit sourd, – notamment du côté du Congrès US, lorsqu’il faudra examiner une telle proposition qui va contre tous les réflexes, tous les égoïsmes américanistes accumulés depuis deux siècles derrière un vernis médiatique moralisant.

On s’apercevra que Washington vit toujours, avec quelques adaptations nécessaires aux temps qui courent, à l’heure de Georges Washington et de son discours d’adieu de 1797 définissant l’isolationnisme (selon l’interprétation officielle : «MI>Finally, in his Farewell Address, he warned the nation to “steer clear of permanent alliances with any portion of the foreign world.” This advice influenced American attitudes toward the rest of the world for generations to come»). On s’apercevra que l’histoire de la politique extérieure des USA est une histoire d’intérêts calculés, de solidarités payées au centuple (les Anglais l’ont bien vu et n’ont toujours rien compris avec l’accord Lend Lease de 1941, comme nous n’avons toujours rien compris au véritable sens du Plan Marshall); une histoire de boutiquier qui ne donne pas un sou sans en attendre deux, ni n’envoie un soldat sans en attendre une montée des dividendes de ses grandes corporates. (Sauf ces derniers temps où la folie a infesté la politique et où l’on commet par inadvertance de bien grandes sottises par rapport au principe cardinal de la politique extérieure US de retour sur investissement; mais le cas de l’Article 5, qui touchera aux obsessions légalistes de l’américanisme, ne sera pas une “inadvertance” où cette folie agira et l’on verra revenir les froids calculs et l’égoïsme étroit de cette nation.)

Par rapport à ses buts et ses ambitions, l’OTAN n’est pas une “permanent alliance” au sens où l’entendait George Washington puisqu’elle écarte l’obligation de son principal objet. C’est un faux-masque, l’artifice idéal d’une façon d’être isolationniste sans le paraître, tout en encaissant les dividendes de pas sembler l’être. Les énervements de la paranoïa des alliés glorieux de l’Est, qu’on entretient depuis des années dans cette paranoïa, pourraient bien jouer le rôle estimable de nous faire voir, une fois de plus, que le roi est nu. Par les temps qui courent, on le verrait aussitôt se mettre à grelotter, le roi.