Critique d'une vision des ambitions françaises (“Europe-puissance”) dans le cadre du référendum: sans Histoire, sans complexe, sans rien

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Critique d’une vision globale des ambitions françaises (“Europe-puissance”) dans le cadre du référendum: sans Histoire, sans complexe, sans rien


Un lecteur qui se présente sous le nom de “federico” a eu l’heureuse idée de nous transmettre un texte de la société d’analyse Stratfor (Texas), en nous demandant notre avis (voir le “Forum” sur ce site, à la date du 21 mai). L’idée est heureuse dans la mesure où elle nous permet de présenter une approche critique d’une vision américaine dite “réaliste”, dont on peut croire qu’elle reflète certaines vues ou bien certaines intentions d’influence, — ce sera à nos lecteurs de choisir l’interprétation qu’ils privilégient.

D’abord, un mot sur Stratfor.

Stratfor (pour “Strategic Forecast”), société privée et commerciale d’analyse stratégique créée au Texas, à Austin, par George Friedman en 1996, a choisi comme canal de diffusion le réseau Internet. Elle a acquis sa notoriété durant la guerre du Kosovo, en mars-juin 1999. L’essentiel de ses collaborateurs et analystes, à l’origine, était constitué d’analystes de la DIA (Defense Intelligence Agency) ayant quitté leurs postes en 1995-96 parce qu’ils étaient en désaccord avec la politique de sécurité nationale de l’administration Clinton. Les liens existant entre les analystes de Stratfor et nombre de fonctionnaires restés en place expliquent notamment que cette société disposa, pendant le conflit, d’informations de première main provenant de la Maison-Blanche. Stratfor acquit une audience considérable durant la période, notamment à l’OTAN où le fonctionnaire moyen avait l’impression enivrante de faire acte de subversion en allant consulter le site Stratfor (Stratfor était notablement critique de l’intervention de l’OTAN et, surtout, du comportement de l’administration Clinton). C’est à partir de là que le site, qui passa en mode payant, devint une affaire florissante en même temps qu’une source d’informations “para-officielles”, à partir de sources gouvernementales, dans le parti républicain et dans certains secteurs des services de renseignement.

Stratfor présente ses informations dans un style sec, prétendant à l’objectivité, volontairement dépouillé de toute approche qui pourrait sembler partisane. Ce style n’empêche pas l’audace de la conception et de la projection, bien au contraire. L’ensemble prétend être, comme on dit, authoritative. Pour autant, selon notre point de vue, le contenu ne doit pas échapper à la critique, et même d’autant plus qu’il semble manifester par sa forme qu’il n’a pas à se soumettre à la critique. Cette question de forme est primordiale, et une marque de fabrique de l’information de type américain (anglo-saxon): le ton détaché et assuré semble garant de l’objectivité. C’est le meilleur habillage possible pour faire passer une orientation partisane.

Pour savoir ce que la société Stratfor pense d’elle-même, il suffit d’aller sur le site et d’en lire la présentation. On peut assez bien la caractériser par cet extrait : « With its own proprietary network of on-the-ground sources around the world, Stratfor has been called “a private-quasi CIA” by Barron's, and cited by the mainstream media for its uncanny accuracy and ability to uncover the globe's best-kept secrets and predict world-changing events in ways that no one else can.»

Quoi qu’il en soit, le texte qui nous est soumis mérite de figurer comme un archétype de l’incapacité américaine d’embrasser une situation autre qu’américaine — première explication ; ou bien, archétype de la volonté américaine de systématiquement déformer l’Histoire à son avantage, — deuxième explication. Répétons que le choix entre les deux explications est laissé au lecteur.


Le texte de Stratfor : lorsque vous avez la solution du problème, il suffit d’arranger les données du problème pour que le problème corresponde à cette solution

Le grand handicap, ou le grand vide des Américains, c’est l’Histoire. La caractéristique de leur raisonnement, c’est la manipulation des facteurs de chaque problème pour parvenir à une solution déterminée largement avant de connaître l’énoncé du problème. La caractéristique des raisonnements américanistes s’appuyant sur l’Histoire, c’est de faire correspondre cette histoire à un jugement présent, posé évidemment avant de connaître les données historiques dont il dépend.

La conclusion de l’analyse de Stratfor est que la France a perdu toute chance de faire avancer son idée et son ambition d’“Europe-puissance”. Il faut donc maintenant chercher les faits historiques qui permettront de valider cette conclusion, au besoin en déformant l’histoire, au besoin en inventant les faits historiques. Pour que l’analyse corresponde à cette conclusion dans le cas que nous analysons, il faut qu’il soit montré qu’auparavant la France avait beaucoup plus de chances de faire triompher son ambition d’“Europe-puissance”, qu’elle a perdu peu à peu ces chances, pour n’en disposer aujourd’hui de pratiquement plus aucune et pour faire par conséquent attendre un avenir encore plus désespérant. (« France stands at a crossroads and quite literally has no idea which path to follow. »)

L’Histoire est mobilisée pour cela. Elle forme même le principal ingrédient de la chose. Le récit historique que nous fait Stratfor des manipulations de l’Europe par la France est stupéfiant. Le voici, avec cet extrait de l’analyse (le texte complet est sur notre site, rubrique “Forum”, 21 mai) qui couvre approximativement la période de 1945 à 1969-73.


« When the French government first jumped into the European experiment in the early days after World War II, the idea of a “united” Europe was simple: make another European war unthinkable. After France's initial postwar political stability issues were sorted out with the ascendance of Charles de Gaulle, however, the focus quickly changed.

» Under Gaullism, the French sense of centrality, extant since the pre-1871

period, returned. Formerly, Paris was for all practical purposes the capital of Europe, even while the British were far more active in global affairs. The reascendance in French political thought of the importance of French power left Paris — and in particular, de Gaulle — outraged at the political balance of the Cold War.

» Far from calling the shots — or even having a say — in Europe, France found

itself relegated to the sidelines as just another European state undergoing massive American-funded and -directed reconstruction. Washington created the Bretton Woods system to manage European economic affairs. Washington created NATO to manage European security affairs. Politics were left to the Europeans so long as they did not clash with either Bretton Woods or NATO. For a Gaullist, such an arrangement was intolerable.

» De Gaulle's reaction was twofold. First, France needed to take command of its

own security affairs, so in 1966, Paris withdrew from the NATO Military Committee, ordering NATO forces off French soil. Second, it needed a potential counterweight to the United States. Something that could in time ultimately challenge the West's superpower.

» At first, everything went blissfully according to plan. France's original five European partners — Belgium, Germany, Italy, Luxembourg and the Netherlands — perhaps represented the perfect match for France's geopolitical ambitions. The Low Countries — ravaged in both world wars — were in no mood to rock the boat and demand much of anything. And given their diminutive size, France had little problem overshadowing them politically.

» As for the other two, Western attitudes toward German behavior during the

Second World War ensured that Bonn would spend at least a generation apologizing for its actions, allowing Paris to slip into Germany's shoes and speak for Bonn, too. Finally, there was Italy which was, well, Italy.

» And so in this little Europe, the French had their first soapbox. Paris wasted no time in working to establish a middle ground between Washington and Moscow. A key policy of the time were efforts to convince their European partners that American security guarantees were meaningless, and that Europe should seek an accommodation with the Soviets under a French-led security partnership.


Critique du texte de Stratfor : une version hollywoodienne montrant la France fabriquant, manipulant et agençant l’Europe à son goût jusqu’en 1973

L’extrait ci-dessus est pavé d’inexactitudes si grotesques qu’elles vous en coupent le souffle. Qualifier la période de la France entre 1945-46 (départ de De Gaulle) et 1958 (retour de De Gaulle) de « France's initial postwar political stability », — ce qui serait ainsi une définition de la IVème République en période de “stabilité politique” — est évidemment d’un grotesque complet. Mentionner en passant que les Low Countries (les Pays-Bas, non?) furent « ravaged in both world wars » alors qu’ils furent neutres durant la Première Guerre Mondiale et ne furent jamais inquiétés par aucun des belligérants, c’est de l’inculture du même ordre, de l’ordre du fast food.

Mais le plus grossier et, sans doute, le plus scandaleux est dans l’interprétation générale de la période. L’impression générale est de deux ordres.

• Version Stratfor: avant le retour de De Gaulle en 1958 (la période de “stabilité”!), rien n’a été fait dans aucun sens, la France ne jouait plus aucun rôle : « Far from calling the shots — or even having a say — in Europe, France found itself relegated to the sidelines as just another European state undergoing massive American-funded and -directed reconstruction. Washington created the Bretton Woods system to manage European economic affairs. Washington created NATO to manage European security affairs. Politics were left to the Europeans so long as they did not clash with either Bretton Woods or NATO. For a Gaullist, such an arrangement was intolerable. »

Cela n’a guère de sens sinon celui du contresens historique. Les Américains n’ont pas créé l’OTAN comme ils ont fait Bretton Woods (et le plan Marshall, qui est curieusement oublié). Le Traité de l’Atlantique Nord de Washington, en avril 1949, est le résultat de pressions européennes (successivement ou parallèlement le Britannique Bevin, le Belge Spaak et le Français Bidault) sur des Américains plus que réticents à s’engager en Europe; la création de l’OTAN (l’organisation militaire du Traité de Washington) en 1952 était perçue par les Américains comme un arrangement temporaire dans sa structure initiale, une armée européenne sans direction politique européenne (la Communauté Européenne de Défense, ou CED) devant prendre l’essentiel des tâches militaires tandis qu’Eisenhower prévoyait un retrait US accompli pour 1960. Les Français (Schuman, Pleven), en étroite coordination avec les Américains, furent les initiateurs des premières structures européennes (la CECA et, surtout, la CED, — dont ils furent également les liquidateurs en 1954, sous le gouvernement de Pierre Mendès-France qui n’appréciait guère la CED). Pour une nation “sidelined”, ce n’est pas si mal, même si cela paraît incohérent. (Pour la CED, il y a, en France, un changement d’état d’esprit entre 1950 et 1954 en même temps qu’une conjonction des extrêmes, — PCF et gaullistes — pour liquider une armée européenne qui allait être sous contrôle politico-militaire indirect des USA. On notera l’étrange similitude entre la CED et la Constitution : la France à la base des deux initiatives, puis revenant de plus en plus nettement sur cet engagement alors qu’elle en réalise les conséquences.)

• Version Stratfor : de Gaulle, dès son arrivée en 1958, réalise une OPA sur l’Europe à six, dont il fait un instrument anti-américain. On place en parallèle l’OPA sur l’Europe et le retrait de l’OTAN. L’OPA sur l’Europe est ainsi décrite : « At first, everything went blissfully according to plan. France's original five European partners — Belgium, Germany, Italy, Luxembourg and the Netherlands — perhaps represented the perfect match for France's geopolitical ambitions. [...] And so in this little Europe, the French had their first soapbox. Paris wasted no time in working to establish a middle ground between Washington and Moscow. A key policy of the time were efforts to convince their European partners that American security guarantees were meaningless, and that Europe should seek an accommodation with the Soviets under a French-led security partnership. »

Là encore, complète tromperie historique, une sorte de remâchage incroyable de la réalité historique. Au contraire, de Gaulle trouva dans l’Europe des six constituée en 1956 un obstacle résolu sur la voie d’une Europe indépendante. Les pays du Bénélux, avec Spaak en premier, sabotèrent le plan Fouchet de 1961 pour une Europe politique, qui était la tentative de De Gaulle vers une Europe indépendante. L’autre espoir du général de Gaulle d’une alliance fondamentale avec l’Allemagne marcha tant qu’Adenauer dura. Dès le traité de Paris signé début 1963, le Bundestag ajouta un préambule qui ôtait toute sa substance à l’accord. Adenauer quitta ses fonctions parallèlement. Fin 1963, l’ambition d’un axe franco-allemand indépendant était réduite à rien. En fait, la décision de retrait de l’OTAN suit ces deux échecs du général face à une Europe complètement sous domination US (mise à part l’exception due à la fascination réciproque Adenauer-de Gaulle, terminée avec le départ du vieux chancelier), — et, selon certaines interprétations, elle en est la conséquence directe : puisqu’on ne peut rien faire d’indépendant avec l’Europe, verrouillons l’indépendance de la France.


Conclusion : la spécialité de réécriture de l’Histoire de la “private-quasi CIA” est à l’image des perceptions par l’Amérique du reste du monde

Le reste du raisonnement ne vaut même pas qu’on s’y arrête. A partir d’une base aussi fausse, que peut-on donc en tirer sinon la preuve renouvelée de la vision incroyablement déformée du reste du monde par les Américains, “experts” en tête? Effectivement, à partir du tableau peint par Stratfor des années 1958-73 (date de l’arrivée du Royaume-Uni dans l’Europe qui, paraît-il, prive la France de “son” Europe indépendante), on ne peut qu’aboutir à la conclusion que l’Europe d’aujourd’hui, Traité de Nice ou Constitution, est un recul radical du rêve de l’Europe-puissance. On n’a même pas besoin d’ajouter les sornettes sur le poids décisif de l’arrivée des 10 nouveaux, psychologiquement corrompus jusqu’à la moelle pour la plupart d’entre eux, dirigés par des apparatchiks reconvertis, etc.

La version Hollywood-Stratfor de l’Histoire qui détermine tout le raisonnement est incroyablement fausse, pour permettre une conclusion avantageuse. Très curieusement, elle charge la France de capacités qu’elle n’eut pas et réduit l’histoire de la période à quelques pirouettes inexpliquées et largement contradictoires. Si les USA ont tout à dire en 1945-58 (« Washington created the Bretton Woods system to manage European economic affairs. Washington created NATO to manage European security affairs. Politics were left to the Europeans so long as they did not clash with either Bretton Woods or NATO »), comment la France réussit-elle, quasiment instantanément avec l’arrivée de De Gaulle, à ranger de son côté l’essentiel de l’Europe? Abracadabra?

La réalité, pour les Européens qui veulent en juger, est que la situation de sécurité (celle qui détermine tout à terme) des années de la Guerre froide en Europe était si contraire aux ambitions françaises d’une Europe indépendante que le capharnaüm actuel est indiscutablement un progrès. Les Français ne peuvent mesurer ce qu’étaient le degré d’alignement des pays européens (Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Italie, etc.) sur les USA, le poids de l’influence impudente des USA, aux niveaux politique, bureaucratique, du renseignement et des forces armées, dans ces pays (à cette époque beaucoup plus pesante et omniprésente qu’au Royaume-Uni). L’élément évident de changement depuis cette période est le retrait partiel mais conséquent des Etats-Unis d’Europe à la suite de la disparition de l’URSS et la transformation de la position de la France, d’une position structurelle indépendante très forte mais isolée à une position d’indépendance toujours aussi forte nourrissant une influence qui se développe à mesure du retrait US.

[Pour illustrer le vrai changement intervenu, prenons un autre paragraphe de Stratfor qui conclut le rappel de la prise de position de 18 pays de l’UE, huit à l’Ouest et dix à l’Est, approuvant la politique US en Irak en 2003 : « Paris perceived the statements as betrayals of European (read: French) values and a (successful) challenge to the idea of French leadership. Suddenly, the entire European experiment had been turned on its head, and instead of Europe meekly allowing France to wax philosophic about the wonders of Parisian culture and statesmanship, a very different “Europe” began to take shape ». Pour rendre compte de la réalité historique et de l’évolution dynamique de l’ensemble européen, nous disons au contraire ceci: si la même situation s’était présentée 30 ans plus tôt, la France aurait été seule à s’opposer à la politique US en Irak. Aucun autre pays européen (ni la Belgique, ni l’Allemagne, ni le Luxembourg) n’aurait été aux côtés de la France, et il n’y aurait pas eu de neutres, — la France seule, sans aucun doute (et encore, si VGE avait décidé de s’opposer à la politique US, ce qui n’est pas du tout acquis, on s’en doute…). Le raisonnement de Stratfor n’a aucun fondement, c’est de la fiction pure à plusieurs centaines de dollars (prix d’un abonnement).]

Pour conclure, cette fois dans une logique hors-Stratfor, nous rappellerons que notre perception, à la lumière de notre observation du fonctionnement de l’Europe, est que l’importance de l’influence est un élément capital. Dans les 25, la France, par sa puissance concrète (structures indépendantes, poids militaire, poids technologique, etc) et par la puissance d’influence de sa structure autonome, joue un rôle prépondérant, dans l’absolu et encore plus dans la mesure où les structures resteront inter-étatiques, — ce qui est notre conviction pour l’avenir de l’Europe, du point de vue de la réalité. Le fonctionnement de l’Europe n’est pas et ne sera jamais un fonctionnement démocratique, tout comme l’intégration culturelle et politique de l’Europe ne sera jamais atteinte. Même à six, ces ambitions précises étaient quasiment inatteignables, si tant est qu’elles aient été dans l’esprit des gens sérieux. A 25, 27 demain, et encore plus après-demain, c’est tout dire…

C’est dans ce cadre-là, dans cette perspective dynamique qu’il faut apprécier les chances d’une Europe-puissance. Le reste est pure wishful thinking au mieux, pure propagande plus sûrement.