Congrès vs MbS : une longue rancune

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Congrès vs MbS : une longue rancune

 Depuis octobre 2018 et l’affaire Khashoggi, le Congrès US poursuit l’Arabie et son nouveau  pseudo-roi MbS  d’une  rancune tenace qui s’est fixée sur la controverse de l’action épouvantable des Saoudiens contre les rebelles yéménites et de la participation des USA à cette action. Ce qui est remarquable, effectivement, c’est la durée de ce qu’on aurait pu apprécier au départ comme une posture tactiqueavec comme seul but, notamment dans le chef des démocrates, de porter une attaque personnelle de plus contre Trump. Même les arguments de l’engagement iranien auprès des rebelles houthis, contre l’Arabie, n’obtiennent qu’un écho très modéré au Congrès.

(On sait combien Trump s’est engagé auprès de l’Arabie et de MbS, à la fois pour des raisons assez évanescentes de formation d’une sorte d’“OTAN du Moyen-Orient”, à la fois pour des raisons précises, sonnantes et trébuchantes, de ventes continuelles et massives d’armes US à l’Arabie qui passent par un soutien de Trump à l’engagement de l’Arabie au Yémen.)

L’engagement du Congrès se poursuit, avec une structuration de plus en plus remarquable permettant aux démocrates minoritaires au Sénat d’attirer à eux une poignée plus ou moins importante de sénateurs républicains, l’ensemble parvenant à former en telle ou telle occurrence une majorité simple, – pour l’instant insuffisante face au veto systématique du président. Il n’empêche, cette “poignée de sénateurs républicains” comprend des stars du parti qu’on voit pour l’occasion paradoxalement unis alors qu’ils devraient être en général adversaires sur ces questions du bellicisme en politique extérieure. C’est essentiellement le cas du super-faucon Lindsay Graham et de l’anti-interventionniste Rand Paul qui se trouvent sur la même ligne, parmi les républicains qui votent avec les démocrates contre Trump ; le paradoxe est complet, car non seulement les deux sénateurs s’opposent sur la question du bellicisme, mais ils s’opposent tous deux à Trump dans cette affaire, alors qu’ils sont en général des soutiens solides de Trump (ce soutien en général, nouveauté pour le belliciste Graham, logique pour le libertarien-populiste Paul). 

RT.com donne une analyse de l’actuelle situation :

« Bien que les législateurs des deux parties aient remis en question les relations de Washington avec Riyad, l'administration Trump a poursuivi les ventes d'armes au royaume. Le secrétaire d'État Mike Pompeo a annoncé à la fin du mois dernier que quelque 8 milliards de dollars d'armements seraient exportés en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis pour contrer la prétendue menace que représente l'Iran – une mesure autorisée sans l'aval du Congrès en cas d'urgence.
» Le Congrès riposte. Mercredi, les démocrates parlementaires ont dévoilé quatre mesures de désapprobation visant à bloquer les 22 accords annoncés par Pompeo. Trois d'entre elles portent spécifiquement sur la vente de munitions à guidage de précision, comme la bombe GBU-12 qui a tué 40 écoliers au Yémen en août dernier. La commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants interrogera également un haut fonctionnaire du département d'État sur la déclaration d'urgence qui a permis la conclusion de l'accord.
» Bien que ces mesures soient susceptibles d'être adoptées par la Chambre contrôlée par les démocrates, leur adoption par le Sénat à majorité républicaine s'avérera plus difficile, avec le veto du président Trump qui ne peut être surmonté que par une majorité des deux tiers. Pourtant, un certain nombre de républicains sénatoriaux et d'alliés clés de Trump sont prêts à rompre les rangs avec le président sur la question saoudienne.
» Un groupe bipartisan de sénateurs a réussi à obtenir suffisamment de voix pour adopter 22 mesures de désapprobation - une pour chaque composante du trafic d'armes. Les 47 démocrates devraient tous soutenir la résolution, ce qui signifie que seuls quatre républicains doivent rompre les rangs pour l'adopter. Les sénateurs républicains Rand Paul (Kentucky), Todd Young (Indiana) et Lindsey Graham (Caroline du Sud) se sont portés coauteurs de la résolution la semaine dernière, tandis que Mike Lee (Utah) a accepté de signer mardi.
» Parmi les quatre législateurs, le soutien de Graham est le plus important. D'abord républicain, Graham est devenu l'un des plus fidèles partisans de Trump au Sénat au cours de la dernière année. “Le fait que Lindsey dirige la résolution signifie que les choses changent au sein du caucus républicain”, a déclaré le sénateur Chris Murphy (D-Connecticut) la semaine dernière.
» La motion de désapprobation n'est qu'un volet de l'attaque du Sénat contre la vente d'armes. Une résolution présentée lundi par les sénateurs Murphy et Young ordonnerait à l'administration Trump de présenter un rapport sur le bilan de l'Arabie saoudite en matière de droits de l'homme et au Congrès de tenir un vote ultérieur avant la conclusion de l'accord. Une telle décision affecterait non seulement l'accord de 8 milliards de dollars en préparation, mais aussi toutes les ventes d'armes futures à Riyad.
» Murphy : “La résolution que Todd Young et moi-même présenterons demain est une résolution novatrice. Il faut d'abord un rapport de Trump sur les droits de l'homme de Trump en Arabie. Une fois le rapport soumis, nous pourrons alors forcer un vote sur la réforme des relations entre les États-Unis et les Saoudiens en matière de sécurité – un vote qui n’a besoin que de la majorité simple de 51 voix.’”. »

Cette affaire ne devrait pas cesser de nous intéresser par ses divers paradoxes et contradictions. Le cas qu’on a signalé est en effet, comme on dit, emblématique : celui des sénateurs Lindsay Graham et Rand Paul.

• Comme on ne le sait que trop bien, Lindsay Graham fut un compagnon fidèle, – en tout bien tout honneur, – dans la constante croisade hyper-belliciste et déstructurante de l’ineffable sénateur John McCain, sorte de Statue du Commandeur à la bêtiseSystème au front de taureau. Les deux, qui éraient un trio avec le démocrate Lieberman du temps où ce dernier était encore sénateur, allumaient des feux de regime change et de guerres contre l’Axe du Mal partout où cela était possible… Lieberman parti, puis McCain décédé, voici Graham qui adopte une position chèvrechoutiste, devenant un soutien fidèle sinon exalté de Trump après avoir été du parti des républicains-NeverTrump à cause des positions anti-interventionnistes de Trump durant la campagne USA-2016. Est-ce parce que, finalement, l’anti-interventionniste Trump s’avère drôlement interventionniste ?Si l’on veut mais alors pourquoi le contrer sur cette affaire Arabie-Yémen, où Trump justifie son penchant pro-MbS par l’intervention-anti-Arabie supposée des Iraniens au côté des houthis alors que, par ailleurs, Graham plaide passionnément pour une dureté de quasi-guerre ouverte contre l’Iran ? Pourquoi, s’il a cette attitude, mener la fronde contre l’Arabie viscéralement anti-iranienne de quelques républicains, dont le leader incontesté des anti-interventionnistes qu’est Rand Paul ?

• … Et Rand Paul, populiste, soutien de Trump jusqu’à l’hypothèse qu’il serait un de ses conseillers secrets, sur les links de golf ? 

• … Et les démocrates, va-t’en-guerre impénitents, ennemis de l’Iran voué aux gémonies, qui poursuivent une guérilla acharnée contre l’Arabie, ennemie acharnée de l’Iran, dénonçant l’intervention de l’Iran au Yémen ? La haine de Trump et les avatars du désordre conduit-ils à de telles contradictions ? Il semblerait que ce soit le cas.

On comprend bien ce que va être la stratégie de Trump, qui ne craint qu’une chose prioritairement, que l’initiative Murphy-Young vienne à son terme. Il s’agirait alors effectivement d’une résolution où le Congrès se dote lui-même de pouvoirs (revoir de fond en comble les relations entre le gouvernement US et l’Arabie à la lumière du respect des droits de l’homme de la seconde), contre quoi le président n’a pas de droit de veto ; il peut certes porter la querelle devant la Cour Suprême mais il risque alors une crise institutionnelle de première grandeur où ce qui est en jeu est la maîtrise de l’exercice du pouvoir sur les sujets les plus graves qu’on puisse imaginer (sécurité nationale, pouvoir de déclarer la guerre, de mener de facto et en toute impunité une guerre non déclarée, etc.) ; et sans doute Trump se trouve-t-il, pour toutes les raisons du monde, dans l’incapacité de courir un tel risque, alors qu’il n’est même pas assuré du soutien des sénateurs républicains parmi les plus puissants et les plus influents.

…Alors, il lui reste à gagner du temps, en faisant traîner le rapport qu’un vote en faveur de Murphy-Young exigerait de lui, en espérant ainsi atteindre la période des vacances du Congrès en août, et étouffer l’ensemble de cette singulière dynamique dans les premières fièvres de la campagne présidentielle. Tactique de déflection, sans grandeur, et surtout sans stratégie sinon celle de sauve-qui-peut et tous-aux-abris.

Cette petite guerre endémique que mène le Congrès sur la durée depuis plus de huit mois a tout pour nous surprendre. Dieu sait si le Congrès est, dans ces matières où les lobbies dominent tout et notamment les parlementaires, et règnent sur les agendas, une force incertaine, fluctuante et changeante. Rien de semblable dans ce cas, malgré les contradictions qu’on a vues, sinon une volonté affirmée de poursuivre cette guerre contre MbS et l’Arabie, presque comme une “guerre sainte” où il serait (le Congrès) un monument de vertu. Tout se passe alors comme si le désordre évidemment engendré par Trump trouvait de nouveaux schémas, complètement inattendus et improbables, où se fixer pour reprendre son souffle.

Non seulement le désordre règne à “D.C.-la-folle”, bien entendu, mais en plus il se fixe pour reprendre son souffle dans des schémas et selon des dynamiques absolument hors des formes habituelles au DeepState et à l’establishment. Tout se passe comme si MbS, en liquidant Khashoggi dans des conditions particulièrement atroces et cruelles, avait dressé contre lui un Congrès transformé soudainement en ligue de vertu, et cela le plus sérieusement et le plus justement, et même dirait-on, le plus vertueusement du monde. Et personne ne parvient à reprendre la main pour remettre les parlementaires US sur le droit chemin, celui de la guerre, des tueries et des ventes d’armes au pays médiéval où l’on coupe les têtes et où l’on torture les femmes si elles réclament certains droits que les dames occidentales qui se révoltent contre à peu près tout possèdent depuis des décennies ; au pays médiéval (quoique le Moyen-Âge ne mérite guère d’être cette référence si négative)  que tous nos bons dirigeants démocratiques portent aux nues dans un émouvant exercice d’hypocrisie poussé jusqu’au surréalisme.

Comme si le Congrès, et le Sénat en son sein qui représente la partie de lui-même la plus comptable et soumise aux règles de l’establishment, créait de lui-même, vraiment “à l’insu de son plein-gré”, une structure dont la destination et les effets ne peuvent que se faire antiSystème à un moment ou l’autre. Trump lui-même, malgré son originalité d’esprit et sa fantaisie-bouffe, a vraiment du mal à suivre, lui qui pense sans aucun doute que s’il existe une alliance inoxydable, qui constitue l’essence même de l’américanisme, – armes contre pétrole, panachées de corruption et d’illégalité meurtrières, – c’est bien celle des USA et de l’Arabie plus que n’importe quelle autre.

Quelle étrange époque, peut-être plus étrange encore que l’étrange président qui s’occupe des affaires du monde à la Maison-Blanche. (Mais qu’il sache, “l’étrange président”, que sans lui de telles situations absurdes du point de vue du DeepState & Cie seraient impossibles ; on se console comme l’on peut…)

 

Mis en ligne le 13 juin 2019 à 13H28