Comme un torrent

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Comme un torrent

06 mars 2016 – J’ai suggéré le titre de ces Notes d’analyse du 3 mars (Notes sur un torrent diluvien) à partir du titre d’un roman et du film qui en fut tiré, Comme un torrent. Je peux même dire que cette expression, qui est restée dans ma mémoire depuis plus d’un demi-siècle, inspira la démarche du texte en question lui-même. L’expression est une traduction approximative du titre Some Came Running, qui est un roman de 1957 de James Jones, adapté au cinéma par Vincente Minnelli sous le même titre (les adaptations françaises des deux portant effectivement le titre Comme un torrent). Je vis le film après avoir lu le livre, et j’ignore bien pourquoi tout cela est resté dans ma mémoire, bien plus que d’autres œuvre, livres ou films, objectivement plus marquants, et de valeur que l’on pourrait juger sans aucun doute supérieure. C’est dire que je parle ici de mémoire mais d’une mémoire qui a symbolisé son objet, à propos de quelque chose qui est resté dans mon esprit, dans mon “âme poétique”, dans ma nostalgie, mais aussi dans ma “conscience politique” si l’on peut parler de cette façon, effectivement comme un symbole d’une très grande force dont je ne sais précisément, ni la signification pour mon compte, ni l’usage précis auquel je le destinais. C’est là un mystère de l’âme poétique et de la nostalgie, et restons-en là pour ce préambule des outils de l’esprit qui vont me permettre de développer mon propos.

Je parle donc de mémoire et n’ait pas été chercher trop loin ce qu’elle avait de juste, et ce qu’elle avait interprété à son avantage, cette mémoire. Toujours est-il que, lorsque je songeai à cette chronique, j’ai été prendre l’une ou l’autre des références déjà indiquées ci-dessus par les mots éclairés d’un URL. L’acteur principal du film est Frank Sinatra, et c’est une occurrence remarquable dans sa carrière, une coïncidence qui est peut-être significative. Après une période de terrible dépression et d’effacement de la vie publique, avec un épisode d’addiction à la drogue, Sinatra retrouva la gloire en tournant un des rôles principaux couronné d’un Oscar du film de 1953 Tant qu'il y aura des hommes (From Here to Eternity) ; Sinatra, Oscar 1954 en poche, a dans Comme un torrent l’air de sortir de Tant qu'il y aura des hommes pour poursuivre la même veine avec le même uniforme, avec, 5 ans plus tard, une adaptation d’un autre roman du même James Jones.

Dans le Wikipédia consulté, confirmée par les synopsis du film qu’on trouve dans d’autres sources, on lit ceci au début de la présentation du récit du film : « Au cours de l'été 1948, Dave Hirsch quitte l'armée tout auréolé d'un glorieux passé guerrier. Romancier en devenir, mais noceur invétéré, il déboule un beau matin en autocar à Parkman, sa ville natale de l'Indiana. » J’ai été complètement surpris par la date dans le récit (1948), autant que par les circonstances. (Comment serait-il resté dans l’armée après l’effondrement incroyable de 1945-1946, et, de toutes les façons, l’“auréole de son glorieux passé guerrier” [terminé dans ce cas en 1945] n’existe plus pour personne en 1948.) D’après mon souvenir de la lecture du livre, et c’est comme cela que j’ai interprété le film car je n’ai aucun souvenir d’aucune allusion précise aux circonstances décrites par le synopsis officiel, Dave Hirsch est en fait démobilisé après deux ou trois ans passées à se battre en Corée (1950-1953), et l’action se situerait donc, selon mon interprétation, plutôt en 1953 ; et le souvenir que j’ai du livre, et cela justifiant le titre, est l’obsession qui est dans l’esprit de Hirsch, des attaques terribles et incessantes des Nord-Coréens et surtout des Chinois à partir de l’automne 1950, lorsque la Chine intervint dans le conflit pour arrêter les armées US (officiellement sous “pavillon” l’ONU) qui avaient repris l’offensive après le débarquement de Inchon, dernière grande manœuvre militaire de grand style, réussie par MacArthur. L’offensive US/ONU fut stoppée par les masses chinoises et la guerre devint une guerre de position d’une cruauté extrême.

(La guerre de Corée, où les USA causèrent des pertes civiles et des  dommages épouvantables en Corée du Nord avec une campagne de bombardement stratégique comme ils ont le secret, fut une “guerre ignorée” aux USA. Son rôle principal dans la psychologie US, en conjonction avec le maccarthysme, s’exprima dans le cas des “lavages de cerveau” de soldats US par les communistes dans les camps de prisonnier. Étrangement pour notre propos, un film célèbre fut inspiré par cette question, The Manchurian Candidate en 1962 [remake en 2004 avec The Manchurian Candidate-II, mais avec les “laveurs de cerveau” n’étant plus les communistes mais l’armée US elle-même en marge de la guerre en Irak] ; le film de 1962 où le même Sinatra joue l’un des rôles principaux... Il s’agit du rôle d’un ancien soldat confronté à la situation de découvrir, seul contre l’opinion publique, la véritable situation d’un de ses anciens camarades devenu une sorte de “robot”, à la fois agent communiste et créature manipulée par sa mère, et lancée dans une grande carrière politique. Sinatra tint un grand rôle dans la fabrication du film que les studios ne voulaient pas produire, en investissant son propre argent.)

Mon souvenir est donc que cette obsession du “comme un torrent” de la guerre de Corée joue un rôle majeur dans le livre, avec le souvenir de Hirsch des ennemis attaquant par vagues humaines déferlantes, revenant de manière lancinante dans son esprit, semblant par leur nombre “comme un torrent” inarrêtable, – et ainsi justifiant le titre. (On ne retrouve rien de cela dans le film, comme on l’a compris.)  Dans cette perception (la mienne), la situation psychologique de Hirsch rencontrait sa solitude d’ancien soldat d’une guerre dont les Américains n’avaient que faire autant que celle de l’individu devenu asocial dans sa propre ville natale, plongée évidemment dans le conformisme de l’américanisme. De toutes les façons, il s’agissait d’une solitude au milieu de la multitude, d’une solitude dans le souvenir du “comme un torrent” ou devant le “comme un torrent”...

Depuis, j’ai élaboré là-dessus, dépassant très largement le cadre de l’œuvre, écrite et filmée, pour en faire ma vision propre. Hirsch aurait pu avoir une intrigue amoureuse heureuse en s’intégrant pourtant dans une société qu’il déteste (l’heureuse, ou malheureuse élue est fille d’un professeur de lettres et ne tarit pas d’éloge sur son premier et seul livre publié, l’encourageant à poursuivre son œuvre mais refusant toutes ses avances ; mais non, il est emporté par un “torrent” d’événements qu’il ne veut pas vraiment, comme submergé par le flux, et l’impression m’est restée, dans mon interprétation, que le “comme un torrent” liait ainsi les vagues déferlantes de soldats chinois et les événements qui, la paix retrouvée, emportaient Hirsch comme un fétu, comme si cette paix était une guerre d’une autre façon. Je ne me rappelle plus le sort de Hirsch à la fin (du livre et du film), mais je ne lui verrais aucune chance. S’il est suggéré qu’il écrirait un second livre qui l’aurait enfin fait reconnaître, sans doute aurait-il connu le sort d’un Kerouac qui, lors du succès phénoménal de son fameux On the Road, en 1957 lorsque Sinatra entreprenait de tourner Comme un torrent, se retrouva dans un état d’effondrement à l’idée de continuer à figurer comme un fétu de paille dans le flux de communication du Système (cocktails, interviews, critiques, publicité, etc.) qui l’emprisonnait littéralement. Ainsi voit-on mis en évidence que le succès comme l’échec constituent une sorte de martyre, Kerouac lui aussi emporté “comme un torrent”.

La compagne de Kerouac, Joyce Johnson le décrit, dans Personnages secondaires, recroquevillé dans son lit jusque tard dans l’après-midi, refusant d’aller ce jour-là à l’un des nombreux cocktails célébrant la nouvelle gloire de la littérature, l’auteur-créateur de la Beat Generation dont tout le monde parlait. Elle disait en général quelque chose comme “Jack avait l’impression d’avoir complètement perdu son identité”. Le Système veillait déjà, il veille, il est partout, et il dévore même ceux à qui il fait un succès formidable comme une prison, après les avoir pris dans les rets de son flux de la communication. (Allez demander aux fantômes Fitzgerald ou de Faulkner ce qu’ils retinrent de leur expérience de scénariste à Hollywood.) Johnson écrit ainsi :

« En attendant, Jack occupait le présent. La célébrité était un pays aussi inconnu que le Mexique, et j’étais son seul et unique compagnon en cette terre étrangère. Il avait très vite compris que les frontières de ce pays étaient hermétiques. On ne pouvait le quitter quand on en avait assez mais il pouvait vous chasser quand il en avait assez de vous. Il vous ligotait, vous lapidait, vous flattait et se moquait de vous, – parfois dans la même journée... »

Puis, rapportant les détails de cette fin d’après-midi où Kerouac restait prostré dans son lit plutôt que se rendre à cette fête dressée à sa gloire et qui le remplissait de terreur :

« [Le poète] John Clellon Holmes était venu du lointain Connecticut pour l’occasion ... [Jack] demanda à Holmes de quitter la fête, le temps de venir le voir. Holmes vint chez moi voir Jack, qui se calma un peu. Il dit à Holmes qu’il ne savait plus qui il était. »

D’une façon assez inattendue si l’on considère la distance séparant ces références du sujet, c’est tout cela que j’avais à l’esprit en suggérant ce titre du “torrent diluvien”, cette impression d’être placé devant les événements qui se précipitent sur vous “comme un torrent”, et vous roulent, et vous emportent. Il ne s’agit plus d’un sort individuel mais d’un individu dans un sort collectif, et c’est toujours le même rythme, la même folie que la diabolique recette de la modernité ne cesse de déverser sur vous dans une constante pression qui semblerait ne jamais devoir cesser.

D’un côté, il y a l’esprit, la raison, l’expérience qu’on croit assurée, voire la fermeté du caractère qui, dans mon cas, disent la nécessité de ce “torrent diluvien” pour venir à bout des conditions terribles qui nous sont faites, que l’on parle du Système, du “tourbillon crisique” comme ils disent sur ce site (j’en parle comme d’une chose qui m’est étrangère), etc. D’un autre côté, il y a le sentiment, les émotions, une sorte de fatigue désabusée du poids des ans, des illusions perdues, des faiblesses de jugement, cette sorte de fatalité qui confine à l’épuisement et n’aspire qu’au repos, devant le cataclysme qui ne cesse pas, qui est hors de tout pouvoir humain. L’image du “comme un torrent” contient tout cela, remue des souvenirs, suscite des regrets perdus et affreux, dénie le sens que vous vous acharner à donner à tous vos actes. La lutte est terrible.

Il est étrange que cette image, – “comme un torrent“, – me soit restée du plus lointain dans ma vie, à partir d’interprétations que j’avais faites dans mon plus jeune âge, sans doute d’une manière très approximative sinon abusive par rapport au vrai du sujet initial, sans que rien ne puisse jamais me faire penser qu’elle serait encore là, vivace, au cœur de ma pensée, plus d’un demi-siècle plus tard, pour définir les événements du présent le plus pressant, d’un présent qui semblerait gros d’un avenir mystérieux et peut-être catastrophique, et peut-être aussi bien rédempteur. Ce “comme un torrent” résonne dans mon souvenir et dans mon âme d’une manière si contrastée, contenant le meilleur et le pire des choses du monde, et le meilleur et le pire de moi-même. Ainsi ai-je l’impression, en en parlant d’une manière qui peut paraître décousue, et à moi-même aussi bien, de parler dans le nom de tout un monde, dans le cadre de toute une époque, qui est si loin de son origine, comme pour marquer combien les mêmes puissantes perceptions ont une durée et une filiation si significatives. Enfin, je veux dire certes que ces terribles évènements que nous vivons, ce formidable phénomène du “comme un torrent”, viennent de bien loin dans notre passé. Le temps passé nous les restitue comme ils sont eux-mêmes, “comme un torrent”, pour bien marquer combien l’époque que nous vivons contient toutes celles qui l’ont précédée, pour conduire la chose à terme.