« Bonjour, les traîtres »

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 2005

« Bonjour, les traîtres »

5 juin 2002 – La chronique dit en effet que c'est la phrase (« Bonjour, les traîtres ») que prononça Michel Jobert, alors ministre français des Affaires Étrangères, en entrant dans la salle, quelque part en 1974 mais sûrement à Washington, où se trouvaient rassemblés les délégués des pays européens – de l'OTAN, semble-t-il, ou approchant, – en plus de nos parrains nord-américains, après que ces délégués européens aient pris selon leur habitude une position d'alignement sur les intérêts américains. La chronique dit également que Henry Kissinger, qui aimait bien Jobert, approuva en connaisseur cynique et en souriant ce trait qui résumait bien les choses.

Cette citation n'est pas faite ici dans un but polémique. Michel Jobert, récemment disparu, n'était pas un polémiste. C'était un homme courtois et mesuré. Parfois, il lui semblait qu'il fallait parler net, droit et courtement pour dire les choses. C'est le cas avec cette citation. Si nous la rappelons, c'est pour apprécier dans quelle mesure elle est toujours d'actualité.

Coup sur coup et comme par inadvertance, on a appris, le 4 juin, que le Parlement néerlandais avait approuvé (99 voix sur 150) la participation au programme américain JSF et que les Italiens annonçait officiellement leur intention d'y participer. On ne reprendra pas ici tout l'argumentaire, si évident qu'il en devient lassant, qui fait d'un tel choix, – effectivement il n'y a pas d'autre mot, – une trahison de la puissance européenne, de l'industrie européenne, de la raison d'être européenne, de l'idéal européen et ainsi de suite. (Néanmoins, on pourra consulter sur ce site, des textes qui se réfèrent à cet argumentaire et le détaillent, principalement nos Analyses du 1er février et du 15 février, ainsi que d'autres textes divers.) L'addition des deux nouvelles, ce 4 juin, après divers indices et nouvelles dans le même sens (participation ou intention de participation du Danemark et de la Norvège) a au moins le mérite de bien fixer l'enjeu autant que d'éclairer le propos de Michel Jobert.

Cette ruée un peu indécente de pays européens qui, en général, se sont toujours abstenus de participer de manière fondamentale à la puissance militaire de l'Europe tout en affirmant à la moindre occasion leur impeccable vertu européenne, cette ruée indécente permet d'éclairer d'une façon spectaculaire le débat du rapport, sans doute inversement proportionnel, entre l'abstention d'engagement européen concret et la proclamation de la vertu européenne. Une possibilité offerte par ces nouvelles à propos du JSF est que leur caractère massif et spectaculaire donne une impulsion significative à ceux qui voudraient faire du choix du JSF le débat politique qu'il n'a jamais été. Il faut noter qu'aujourd'hui même, à l'Assemblée de l'UEO réunie dans sa session de printemps, cette question du choix du JSF doit être débattue à l'occasion du vote d'amendements à une résolution sur l'industrie européenne d'armement. C'est un signe dans le sens qu'on évoque.

D'autre part, l'aspect assez intéressant de cette affaire est qu'elle ne se termine évidemment pas ici, dans tous les cas pour les pays susnommés par leur engagement dans le système américain. Le JSF est promis à devenir le programme le plus incertain et le plus incontrôlable de l'histoire de l'aviation militaire américaine, simplement parce que les deux armes impliquées ont d'autres priorités, notamment leurs programmes propres (F-22 pour l'USAF, F-18E pour la Navy), qu'il n'y a pas assez d'argent pour ces trois programmes et d'autres éventuellement, que le Pentagone est en crise profonde tant budgétaire que de programmation, que les priorités de programmes sont en train de changer avec de nouvelles conceptions nées du conflit afghan où le JSF apparaît comme un concept dépassé. (Dans cette accumulation de problèmes américains, les Européens ne joueront aucun rôle, même pour défendre leurs seuls intérêts. L'apport européen est, en termes quantitatifs et par rapport au volume du programme JSF, complètement négligeable, et le pourcentage initial de participation de ces pays ne cessera de se réduire au fur et à mesure que le coût du programme augmentera. Ces pays n'auront aucun accès, bien entendu pas à la décision, mais même pas aux modalités de coopération ni à la moindre question concernant l'évolution du programme.)

Plusieurs aspects du programme devront être suivis pour pouvoir mieux peser les conséquences de l'engagement des pays européens qui l'ont choisi, en gardant à l'esprit que les commandes d'avions de ces pays ne seront envisagées qu'à partir de 2005-2006. La crise du JSF aura eu le temps d'arriver à maturité.

Les aspects importants du programme qui influeront sur la position européenne seront les suivants :

• L'évolution des commandes nationales US. Les projections réalistes actuelles sont très proches de 2.000 alors qu'on annonçait un chiffre proche de 3.000 au départ (chiffre qui continue à être maintenu officiellement). Cette nouvelle situation fait suite aux réductions de commande probables de la Navy (400) et de l'USAF (400-600).

• L'évolution de la ''concurrence'', soit des programmes d'avions concurrents comme une version de bombardement du F-22 (le FB-22, tel que Lockheed Martin la proposerait actuellement à l'USAF, et qui ne pourrait être produite qu'en cherchant l'argent dans la commande JSF de l'USAF et en allongeant le délai de production USAF de 2010 à 2013-2015) ; soit des UAV/UCAV (véhicules sans pilote) qui sont en développement accéléré et qui pourraient reprendre des missions du JSF, en même temps qu'ils seraient financés par un transfert d'argent du JSF.

• Le prix de l'avion. Nous avons déjà publié une analyse succincte de l'évolution du prix (voir notre texte du 25 mai sur cette question). Notre appréciation est que le JSF, présenté à $37 millions, est d'ores et déjà autour de $50 millions et devrait atteindre, si les réductions Navy et USAF se confirment, $65-$70 millions l'exemplaire).

Nos estimations sont fort probablement elles-mêmes sous-estimées par rapport à la réalité du Pentagone. Le jour où ces nouvelles sont annoncées, la Lettre d'Information Inside the Navy publie son édition courante qui fait état de « defense documents » sur le programme JSF, dont elle fait une longue analyse. Inside the Navy écrit ceci, sans mettre le moins du monde en exergue l'intérêt ou l'appréciation de cette information (et les experts du monde bureaucratique US savent bien que ces présentations anodines, dites comme un détail, comme en passant, disent les réalités discrètes du jour et annoncent les grandes et lourdes vérités de demain) : «  However, the documents show JSF’s program acquisition unit cost -- total cost divided by aircraft -- is actually inexpensive relative to other major fighter programs. With 2,866 planned aircraft, the F-35s are estimated to cost about $79 million each. » Ce que Inside the Navy appelle « inexpensive» est un coût qui représente plus du double du prix garanti par le Pentagone dans sa promotion extérieure du JSF. Un autre intérêt de l'évaluation faite par le document à $79 millions le JSF, est qu'elle porte sur une commande nationale complète (2.866 exemplaires), qui est d'ores et déjà modifiée par les intentions de la Navy et, probablement de l'USAF ; on est conduit à avancer l'hypothèse que le chiffre de $79 millions est promis à augmenter encore.

A cause des délais et de la chronologie de la production, par conséquent de la chronologie des commandes directes, les pays intéressés ne commenceront à commander leurs exemplaires que dans quatre-cinq ans. Ce laps de temps devrait voir se développer le vrai débat autour du JSF en Europe, le débat politique européen, en même temps que la crise du JSF sera arrivée à maturité aux USA.

 

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