Bernanos et la fin de l’Église

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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Bernanos et la fin de l’Église

Il est facile me disait un lecteur de taper sur Bergoglio. Or Bergoglio caricature une situation compromise depuis longtemps (Bayle, Swift, Montesquieu). Et Bernanos remarque déjà dans sa Grande peur que l’homme nouveau et le chrétien nouveau sont déjà là dans les années trente, que Bloy dénonçait déjà cinquante années avant :

« Grâce à eux, le temps n’est pas loin, s’il n’est déjà venu, où rien ne distinguera plus le premier-né de l’ordre chrétien, celui que l’Église a bercé tant de siècles au creux de son giron, du mauvais riche et du voluptueux. Une police attentive l’aura ramassé sur la voie publique, avec les débris des poubelles et les chiens errants, lavé, rincé, passé au phénol, habillé d’un complet de toile sorti tout chaud de l’étuve. »

Regardez déjà ce qu’en dit Bernanos de cette métamorphose du pauvre à la sauce moderniste :

« Après quoi on ne lui demandera que d’entretenir, au cœur de la Cité moderne et à un point convenable de tension, cette vertu de l’Envie, indispensable au Progrès, et qui semble tenir dans notre civilisation la  place réservée jadis à la vertu de Charité. Sous cette nouvelle forme, j’avoue que le Pauvre sera devenu tout à fait méconnaissable : il s’appellera le chômeur,  viendra manger deux fois par jour dans la main de  l’État, son maître, recevra de lui chaque semaine son bon de cinéma et d’amour, mi-réfractaire et mi-policier, entrepreneur de grèves ou d’émeutes, mercenaire au service des puissances rivales de l’Industrie ou de la Banque. Lorsque l’animal, en dépit d’une hygiène sévère, se sera dangereusement multiplié, les nobles démocraties se hâteront de lui reprendre son complet de toile, retireront de l’étuve un uniforme, et habilleront le chômeur en militaire, pour une nouvelle guerre de la Justice et du Droit. »

Bernanos, peut-être le plus grand écrivain du monde moderne avec Dostoïevski, ajoute dans sa prose étincelante :

« Dans une société qui a complètement perdu le sens chrétien de la douleur, au point de la haïr, et même de ne haïr qu’elle, il est juste que le pauvre reprenne sa place aux côtés du milliardaire, puisqu’ils appartiennent désormais l’un et l’autre à ce Monde pour lequel le Christ a refusé de prier — n’en déplaise aux fiers séminaristes démocrates qui, jusqu’à l’âge de la totale sénilité, continueront de voir ce monde tel qu’il se présentait jadis à leurs imaginations de petits paysans précoces, c’est-à-dire sous les espèces d’une sorte de salon de  sous-préfecture, rouge et or, théâtre de toutes les impudicités, où des messieurs très bien, ivres de Champagne, pincent les fesses de la marquise ! »

Bernanos fait partie de ceux qui ont le plus bellement défini notre termitière actuelle et globale :

« Le monde entier peut travailler systématiquement, cyniquement, à se passer de Dieu, préparer avec une énergie sauvage, dont le ressort reste mystérieux, l’avènement d’une nouvelle forme de barbarie — celle-là probablement sans remède, car elle aura sa loi et son ordre propres, disposera de moyens assez puissants pour imposer à des milliers d’esclaves la discipline strictement biologique de la ruche ou de la termitière — cette transformation réellement prodigieuse d’une société hier encore imprégnée de christianisme jusqu’aux moelles semble avoir passé presque inaperçue d’une part  considérable de ce clergé, jadis glorieux, aujourd’hui gâté par un siècle de politique sans franchise, faite d’abandons retentissants et de revanches sournoises, et dont la vanité crédule grandit sans cesse à proportion des humiliations subies. »

La vanité crédule résume bien le monde moderne ! Bernanos évoque alors Balzac avec Drumont :

« Ce fait immense, qui, bien avant Drumont, n’avait pas échappé à Balzac, la dépossession progressive des États au profit des forces anonymes de l’Industrie et de la Banque, cet avènement triomphal de l’Argent, qui renverse l’ordre des valeurs humaines et met en péril tout l’essentiel de notre civilisation, s’est accompli sous leurs yeux, et ils ont gravement hoché la tête ou parlé d’autre chose. »

Il attaque aussi le camp de l’Église, des bien-pensants et autres conservateurs, camp qui a tout laissé tomber, et progressivement (le Concordat après les persécutions et avant la reconnaissance de la république…) :

« Il a suffi pourtant d’une douzaine de publicistes, promus par eux-mêmes au rang de philosophes, pour qu’elle abandonnât jadis presque sans combat une société, son œuvre, et qu’elle laissât se dissiper en un jour l’héritage de dix siècles. Depuis 1789, il semble bien d’ailleurs qu’elle ait abandonné l’espoir de reconquérir ce monde perdu. Elle a même fini par en haïr jusqu’à la mémoire, de toute l’amertume de ses rêves trompés. »

Une génération avant l’australien Pearson devinait la dégénérescence de la spiritualité et de l’intellectualité moderne (Sorel aussi, remarquez). Bernanos enfonce un clou cruel dans notre inconscience confortée :

« Les puissantes démocraties capitalistes de demain, organisées pour l’exploitation rationnelle de l’homme au profit de l’espèce, avec leur étatisme Forcené, l’inextricable réseau des institutions de prévoyance et d’assurances, finiront par élever entre l’individu et l’Église une barrière administrative qu’aucun Vincent de Paul n’essaiera même plus de franchir. »

Et il annonce, notre Bernanos, Jean XXIII, Paul VI ou Bergoglio, le polonais d’Assise, qui l’on voudra :

« Dès lors, il pourra bien subsister quelque part un pape, une hiérarchie, ce qu’il faut enfin pour que la parole donnée par Dieu soit gardée jusqu’à la fin, on pourra même y joindre, à la rigueur, quelques Fonctionnaires ecclésiastiques tolérés ou même entretenus par l’Etat, au titre d’auxiliaires du médecin psychiatre, et qui n’ambitionneront rien tant que d’être traités un jour de « cher maître » par cet imposant confrère… Seulement, la chrétienté sera morte. Peut-être n’est-elle plus déjà qu’un rêve ? »

Dernière envolée splendide :

« Tout ce que la cathédrale avait jadis rassemblé le long de ses flancs énormes, avant de jeter au ciel ainsi qu’un cri triomphal sa flèche vertigineuse, le troupeau des grandeurs humaines, s’éloigne, se disperse. Le prêtre médiocre les voit d’ailleurs partir sans regret. »

C’est Huysmans qui évoque trente avant « cet appétit de laideur qui déshonore l’Église moderne »…

Quant à cette voluptueuse médiocrité du clergé moderne…

Et Bernanos se rapprochant de Céline évoque alors la vision de nos milliardaires du futur :

« Vous aurez quelque petit cireur de bottes yankee, un marmot à tête de rat, demi-saxon, demi-juif, avec on ne sait quoi de l’ancêtre nègre au fond de sa moelle enragée, le futur roi de l’Acier, du Caoutchouc, du Pétrole, le Trusteur des Trusts, le futur maître d’une planète standardisée, ce dieu que l’Univers attend, le dieu d’un univers sans Dieu ».

 Ce marmot à tête de rat, demi-saxon me fait penser à un de nos méga-milliardaires globaux…

 

Sources

Georges Bernanos – La grande peur des bien-pensants