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260110 décembre 2015 – Y a-t-il eu, avant nous, une époque où, d’une façon rationnelle, posée, raisonnée, débattue et argumentée, un tel sentiment sinon un tel désir s’est ainsi répandu peu à peu, mais dans un laps de temps très court, venus d’esprits raisonnables et d’une façon qui ne l’est pas moins ? On comprend bien que je ne parle ni d’une psychose, ni d’une Grande-Peur qu’aurait inspirée tel ou tel événement, non plus que d’une pulsion collective d’hystérie ou de religiosité exacerbée, ni d’hystérie religieuse. Ce cas n’est absolument pas le bon pour notre affaire, et c’est bien du domaine de la raison raisonnante que je parle en parlant de ce qu’on nomme ici, sur ce site, “apocalysme”.
(En fait, l’expression complète, disons “militante“ dans le bon sens, c’est “apocalysme-antiSystème” comme on l’a vu, et c’est de cela que je veux parler en développant ce propos sur “la psychologie de l’apocalysme” puisqu’il s’agit nécessairement de mettre en cause le Système, de le mettre en accusation et de le condamner sans appel possible, puisqu’effectivement tout passe par ce défi et ce combat. Quoi qu’il en soit et pour ne pas trop charger le propos, et aussi pour faire entendre que nous nous trouvons dans le domaine de l’appréciation de la seule psychologie et nullement du parti-proclamé antiSystème qui découle de cette psychologie lorsqu’il s’agit d’agir, j’en reste à l’emploi du mot “apocalysme” seul.)
Pour répondre à la question de tête, mon impression, avec les limites de mes connaissances, est certes qu’il s’agit d’une situation absolument inédite : des “gens raisonnables” et des “esprits libres” en viennent, de plus en plus nombreux, à considérer comme la seule issue possible quelque chose d’extrêmement vague certes mais qui recèle en elle une brutalité et une radicalité inouïes, quelque chose qui peut être justement résumée par le mot fameux d’“apocalypse”, ce qui serait une sorte de tabula rasa si l’on veut. Cela embrasse tous les constats, thèses, prospectives et autres, comprenant les mots d’“effondrement”, de “dissolution”, de “catastrophe finale”, et concernant ce qu’ici on nomme le Système, ici le capitalisme lorsqu’il est pris dans son aspect global et général, ici la civilisation occidentalististe, etc. (On connaît suffisamment les expressions que nous affectionnons sur ce site, et moi en premier, pour désigner la chose qui doit s’effondrer, – le Système d’une part comme organisation élaborée et écrasante issue du “déchaînement de la Matière” de la charnière entre les XVIIIe et XIXe siècle après une évolution de plusieurs siècles, d’autre part la “contre-civilisation” qu’est devenue notre civilisation après cette fracture terrible de l’Histoire, – les deux comme deux faces d’une même pièce ou deux poupées russes qui s’emboitent...)
Bien entendu, la parenthèse ci-dessus rappelle, sans surprise, que je fais évidemment partie de cette psychologie-là depuis fort longtemps, bien avant que l’on puisse envisager une extension de cette “psychologie de l’apocalysme” au point d’envisager d’en faire un courant de pensée rationnel. Je situerais ce basculement de ma pensée autour du début du siècle, après l’attaque 9/11 et dans les réflexions que cette attaque, par son caractère extraordinaire et symboliquement remarquable, avait suscitées concernant la validité de cette civilisation qui prétend être “la nôtre”. La réflexion avait bien été préparée par les années 1990 et la façon dont le monde “de l’Ouest” avait gâché de la manière la plus barbare qui soit l’occasion qui lui était donnée de mettre en place des relations internationales apaisées. Ce fut tout le contraire et, en ce sens, 9/11 en était la conséquence, – conséquence symbolique de “notre barbarie”, – aussi symboliquement considérée que l’avaient fait sur l’instant les victimes de l’agression en en faisant une attaque contre “leur” civilisation. Ainsi est-ce bien autour de cette période que ma réflexion commença à embrasser le problème de cette “civilisation” du point de vue le plus fondamental qui soit, – déjà pointait l’idée de ce qui deviendrait dans mon esprit une “contre-civilisation”. Je m’appuyai notamment pour le plus précis sur ce que j’avais trouvé de réflexion dans ce sens, quoique incomplètes à mon sens, dans les derniers travaux, à la fin des années 1940, du philosophe de l’histoire Arnold Toynbee (*), et en plus avec des références plus lointaines de ce puissant courant qui, dans les années 1919-1933 et en France principalement, avait mis en cause le processus d’“américanisation” du monde. (Voir sur ce dernier point une version initiale de la Troisième Partie de La Grâce de l’Histoire, qui traite de cette période.) Cette réflexion ne pouvait qu’aboutir au constat du blocage mortel de cette civilisation, démontré par les évènements eux-mêmes, c’est-à-dire de la nécessité de sa destruction ; cela était conçu non pas comme un complot ni comme une guerre, mais comme une évidence pressante, un besoin irrésistible de la nature du monde.
C’est sur cette base de réflexion que ma psychologie a rapidement évolué vers cette conception de l’apocalysme, s’appuyant sur les constats que j’avais développés rationnellement et les confrontant en permanence et d’une manière radicale, comme m’y invitait la situation du monde, à l’évolution de cette situation du monde qui ne fit et qui continue de plus en plus rapidement à ne faire qu’en confirmer le bien-fondé ; parce que c’est bien cela, c’est bien l’évolution du monde, avec l’extraordinaire rapidité des évènements, avec également les intuitions que suscitent ces évènements ou qui surgissent à l’occasion de ces évènements, qui constitua l’élément-moteur de mon évolution psychologique, en confirmant “expérimentalement” comme l’on dit pour une science, ou bien “opérationnellement” si l’on veut, les propositions de mes réflexions rationnelles. On comprend alors, de même qu’il me semble qu’on pourrait le comprendre aisément en parcourant les archives du site, que cette psychologie n’est chez moi en rien névrotique ou d’une Grande Peur, ni hystérique ou religieuse, ni d’hystérie religieuse. Je l’assure, fermement et sans la moindre hésitation après toutes les précautions qui ont précédé, ce ne fut jamais mon cas, et j’ai assez fréquenté de psychiatres pour d’autres cas que le mien pour être fixé à cet égard : cette psychologie de l’apocalysme est, chez moi, complètement et entièrement faite toute de raison. On doit donc chercher, et d’ailleurs on les trouvera aisément, des explications rationnelles à l’existence et au développement d’une telle psychologie qui pourrait, à première vue et pour des jugements qui restent attachés à ces idéologies lénifiantes et éculées prometteuses de “lendemains qui chantent“, sembler défier la raison et qui, au contraire, ne fait que la combler.
Lors donc, que se passe-t-il ? – Et cette question me faisant revenir de mon cas particulier dont j’ai donné un aperçu de son historique au constat d’une évolution collective très actuelle qui est le véritable thème de cette réflexion. Il se passe que nous sommes au terme de ce que nous pouvons supporter collectivement, et cela se répercutant au niveau des individus. Ainsi en est-il de l’inverse de l’habituel diagnostic, à l’image de ce que j’ai suggéré plus haut pour mon cas personnel : ce n’est pas un conflit psychologique intérieur à chacun qui pousse à cette psychologie de l’apocalysme, mais les évènements extérieurs qui l’imposent, convoquant la raison de chacun pour faire ce choix de l’apocalysme hors de tout dérèglement intérieur. Les évènements sont tellement puissants, et donnent tant de force à ce sentiment collectif, qu’on en viendrait rapidement au jugement inverse : on pourrait observer que le fait de ne pas choisir cette voie de l’apocalysme est en vérité la source du malaise intérieur et des pathologies de la psychologie qui minent tant l’équilibre psychologique de nombre de nos contemporains. L’être sain psychologiquement, aujourd’hui, est celui qui épouse rationnellement l’apocalysme ; cela nous est une charge bien pénible, car il est déchirant pour l’âme d’être contraint de vouloir dénoncer et irrémédiablement briser tout ce cadre dans lequel elle est née et où elle a grandi ; mais une âme saine, aujourd’hui, ne peut s’y tromper : c’est cela son choix, briser ses chaînes et se rebeller contre le Système en décrétant sa fin inéluctable, ou bien c'est la folie sous une forme ou l’autre.
Je ne crois pas une seule seconde que nous puissions supporter, collectivement et individuellement, et individuellement parce que collectivement, la poursuite de cette situation en cours, et encore plus dans les perspectives possibles qu’elle laisse voir et qu’elle annonce comme une lancinante fatalité, des dictatures policières du Système dont on nous parle souvent à la dictature des machines dont on nous parle à peine moins souvent, – ce qui me conduit à avoir l’attitude qu’on devine souvent, d’une complète dérision devant les arguments sur la “résurgence du fascisme”, la “démocratie menacée”, etc., – arguments littéralement d’autre temps si lointains, si enfuis, si perdus dans les temps disparus. Effectivement, et pour couper bien court à ce débat-là, si je crois que ces perspectives qu’on agite contribuent à un renforcement extraordinaire sinon décisif de la tension collective dont je parle, tant pour nos psychologies que pour celle du Système, et qu’elles font ainsi partie de la crise en l’alimentant, en la goinfrant littéralement, je ne crois pas au contraire une seule seconde que le Système, qu’on pare de bien grandes vertus d’organisation qu’il n’a en aucune façon puisqu’il est d’une sottise équivalente à sa surpuissance, que le Système disais-je puisse produire ceci ou cela. (Y compris la “dictature des machines” : la façon dont on ne voit absolument rien venir des évènements fous qui s’empilent, y compris du côté du pseudo-terrorisme, alors que veillent déjà la NSA, Google et BHL, c’est-à-dire les machines déjà en place, constitue pour moi un indice extrêmement puissant à cet égard. La machine ne voit rien et ne cesse de se tromper de plus en plus à la mesure de sa surpuissance en marche.)
Ainsi leur idéologie devenue “idéologie de survie” (du Système) n’a-t-elle plus aucun droit de cité sinon pour une dissimulation constante et désespérée des vérités-de-situation ; elle n’a plus aucun pouvoir d’influence, plus aucune légitimité, plus aucune essence ni la moindre existence, ombre de l’ombre de l’apparence qu’elle prétendit se donner, et ainsi donne-t-elle toujours plus d’argument pour la nécessité de la destruction du Système. Plus rien ne prétend donner au Système la moindre légitimité, sinon tout ce qu’il y a d’illégitime en lui. Nous sentons bien cela, et nous mesurons combien cela est insupportable pour nos psychologies... Ainsi sommes-nous renvoyés à la psychologie (et au problème exposé ici), qui est la mesure-maîtresse dans ce monde où règne la toute-puissance de la communication ; mais cette toute-puissance réellement dominatrice de toutes les autres non pas par la machinerie technologique de la communication ; je parle de l’effet psychologique de la toute-puissance de la communication, qui est la force dominante absolument notre époque, ce qui laisse la porte ouverte aux choix libérateur que nous devons faire. (C’est pour cela que je tiens à toujours mentionner l’“effet-Janus” de la communication, parce que ses conséquences sur la psychologie sont aussi bien salvatrices que catastrophiques.)
Je vais dire le fond de ma pensée qui est aussi l’extrême de ma pensée, sans dissimuler qu’il m’arrive souvent de m’effrayer moi-même à en venir rationnellement à ce constat, mais je ne peux l’écarter, cela depuis des années et des années, et de moins en moins à mesure qu’il grandit et pèse de plus en plus... Je veux dire indirectement, pour justifier toutes ces audaces par le contraire de ce que certains pourraient croire à leur propos, qu’il y a une sorte de pirouette, de quiproquo éventuel, lorsqu’à partir de ce que j’écris plus haut on en déduirait que je laisse entendre qu’il n’y pas de psychose, de Grande-Peur, de “pulsion collective d’hystérie ou de religiosité exacerbée, ou d’hystérie religieuse” dans la crise générale que nous traversons. Il y a de tout cela ; mais ceux qui en sont affectés, qui sont victimes de l’une ou l’autre de ces affections, ce sont justement tous ceux qui écartent, soi-disant rationnellement pour leur compte, la perspective de l’apocalysme. Je parle même, – paradoxe apparent, – de ces gens pleins de ferveur religieuse et qui attendent l’apocalypse promis par leur religion, parce que ceux-là également n’ont pas cette fameuse “psychologie de l’apocalysme” qui nourrit la rationalité et se nourrit d'elle ; ils suivent un récit, une prophétie, une vision religieuse, et pour cela ils manifestent une de ces affections de la psychologie que j’ai énumérées, et soi-disant rationnellement (selon une croyance structurée) selon eux. Ils ne sont pas nécessairement condamnables, ce n’est pas du tout le problème, mais ils ne sont pas du tout pour moi dans cette “psychologie de l’apocalysme”, eux qui déraisonnent complètement selon le diagnostic que j’en fais ; et s’ils déraisonnent complètement, c’est parce que leur hystérie, leur Grande-Peur, les tiennent éloignés de cette psychologie de l’apocalysme. C’est l’homme raisonnable, c’est l’homme sage qui se tient aujourd’hui dans la psychologie de l’apocalysme.
Enfin, ceci encore : lorsque je dis à propos de la psychologie de l’apocalysme (voir plus haut) “un tel sentiment sinon un tel désir s’est ainsi répandu peu à peu, mais dans un laps de temps très court, dans des esprits raisonnables et d’une façon qui ne l’est pas moins ”, je dois sembler contradictoire comme on est stupidement provocateur par goût du paradoxe. Ce n’est pas le cas. Je crois que le temps s’est incroyablement contracté et continue à se contracter, et alors le “peu à peu” de notre perception se fait dans un temps qui nous paraît “très court” parce qu’il est si contracté et qu’il continue dans ce sens ; et le temps se contracte parce que l’Histoire en constante accélération jusqu’à paraître folle concentre les évènements et contracte leur manufacture, et par conséquent le temps qu’il faudrait normalement à ces évènements pour se faire. Ainsi ne voit-on pas avancer quelque chose qui à la fois se fait “peu à peu” et s’impose “dans un laps de temps très court”. On n’y croit pas, ou l’on n’y prend pas garde. On est investi par ce sentiment sans en rendre compte à sa conscience ; mais ce qui est nouveau, aujourd’hui, c’est que la raison, – celle qui réussit à se détacher de l’inversion que lui a imposée le Système, – découvrant le pot-aux-roses de l’apocalysme installé dans la psychologie, ne le dénonce pas, au contraire elle l’absout, elle en fait désormais la promotion. Stricto sensu, ce phénomène n’est pas d’aujourd’hui et certains l’ont expérimenté depuis des années, et d’autres l’ont expérimenté dans d’autres époques, notamment dans l’époque des années 1919-1933 que j’ai citée plus haut. Mais c’est la première fois me semble-il, – et ainsi je clos définitivement la réponse à la question qui ouvrait cette réflexion, – c’est la première fois que la raison profonde, la raison libérée, la raison comme outil de l’esprit et de l’intuition haute, peut s’installer à ciel ouvert et proclamer d’une façon collective, le regard droit et sans ciller : c’est bien cette voie de la destruction du Système que nous avons laissé proliférer, poussé par des forces maléfiques et malignes, c’est bien cette voie de l’apocalysme qu’il faut suivre...
(*) Ce même jour, ce 10 décembre 2015, on met en ligne sur ce site un Glossaire.dde qui reprend le premier texte, de juillet 2002, qui développe et explicite les conceptions de Toynbee et la façon dont nous les interprétons. Il me semble, hypothèse dans tous les cas, que la chose a été préméditée avec la publication de ce jour, du Journal dde.crisis.
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