Analyse après autopsie

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Analyse après autopsie

24 juin 2019 – La semaine dernière a vu une évolution importante, peut-être bien décisive pourquoi pas, dans l’affrontement entre les USA et l’Iran. Il s’agit, selon un jugement porté après des réflexions contradictoires, d’une séquence complète, que j’estime donc achevée, – d’où les enseignements pouvant en être tirés. Mon constat théorique est qu’il y a eu suffisamment d’“actions”, de commentaires, de communication, de réactions et d’absence de réactions, de ce qu’on nomme un “événement”, pour qu’on puisse considérer qu’il y a là une “séquence” complète et achevée. Un jugement est donc possible, effectivement par “autopsie” puisque le “cadavre” est encore chaud.

Bien entendu, cette séquence achevée n’achève absolument rien de la crise elle-même ; au contraire, elle lui fait franchir un palier supplémentaire. Elle débouche sur l’inconnu, y compris et surtout l’inconnu des intrigues et complots divers et extrêmement nombreux du côté américaniste : la crise est beaucoup plus à Washington qu’entre Washington et Téhéran. Enfin, pour ceux qui suivent ces événements de préférence aux réflexions de leur smartphone, cette séquence fixe la crise iranienne dans sa véritable dimension tragique.

L’épisode de la destruction du Global Hawk a mis en évidence, “en circonstances réelles” comme on dit “en temps réel”, les situations des uns et des autres dans une séquence d’une si extrême intensité qu’elle se rapproche de ce que serait le “climat” de la communication en cas d’ouverture des hostilités. Une remarque préliminaire porte, si l’on considère comme c’est très probable que l’on a frôlé la possibilité d’une attaque US, sur l’extraordinaire différence de l’atmosphère, de l’état d’esprit, du comportement, de l’organisation, bref de l’ordre et du rangement du côté US, entre la confrontation avec l’Irak de mars 2003 dont j’ai le plus vif souvenir et l’épisode dont nous avons tous eu le spectacle la semaine dernière. (Iran-Irak, les deux cas sont souvent rapprochés.) En mars 2003, tout était aligné, rangé, ordonné du côté US et derrière les USA, aux ordres ; en juin 2019, tout le contraire.

Un point important concerne effectivement l’attitude internationale. A part l’usual-culpritqui n’a même pas besoin de parler (l’axe Israël-Arabie-UK), il y eut un silence général ou son équivalent (revenant à psalmodier “Il faut tout faire pour apaiser la tension”), – à part, là encore, la sortie de Poutine répondant à une question sur l’éventuel rapprochement de la Russie de la position US contre l’Iran, par un sec “pas question”. Ce quasi-silence dans les circonstances de la destruction d’une machine de l’US Navy par l’Iran n’est pas indifférent : il indique ce que disait in fine l’UE, savoir que dans cette affaire les torts originels sont du côté US et que cela doit être absolument pris en compte.

Malgré de multiples tournées de Pompeo, les pressions des militaires sur leurs collègues et “alliés” étrangers, la démonstration est faite que la puissance US, ou ce qu’il en reste, ne règle plus les comportements. L’on peut s’interroger sur ce que serait l’inévitable “coalition du Bien” dont les publicistes américanistes ne peuvent se passer dans toutes leurs expéditions, en cas d’expédition contre l’Iran. Des surprises ne seraient pas exclues, et même recommandées…

La destruction du RQ-4C par les Iraniens a constitué clairement un événement inattendu pour Washington, où la quincaillerie militaire joue un rôle politique important. (Le RQ-4C, dernière version du Global Hawk, un énorme drone [taille d’un Boeing 737] de plus de $200 millions, considéré comme le système aérien d’intervention le plus avancé de l’arsenal US.) Cela rappelle un peu la destruction de l’U-2 de Gary Powers supposé hors de portée de la défense aérienne, par un SA-2 soviétique le 1ermai 1960 au-dessus de l’URSS, déclenchant une crise de première ampleur au sommet de Paris. Soudain, le Pentagone s’est trouvé avec la perte de RQ-4C devant l’inconnu (quant aux capacités iraniennes), devant la perspective d’affronter une force aux capacités inconnues mais supérieures très probablement à ce qui était planifié. Toute l’évaluation des forces iraniennes est à revoir à partir de cet incident et les hypothèses à cet égard (les capacités iraniennes) volent désormais très haut.

Pour cette raison (la surprise de la destruction du RQ-4C), il semble qu’on puisse dire que ce vol n’était pas vraiment ni tout à fait une provocation US mais une mission “normale” de reconnaissance électronique, et sans doute dans l’espace aérien iranien du fait de l’invincibilité supposée de l’engin. On ne lance pas une provocation passant par la destruction d’un de ses propres systèmes, avec un système de cette capacité et de cet avancement technologique. Les 24 heures de silence qui ont suivi la destruction du RQ-4C avant les menaces, les anathèmes et les reculs, mesurent sans doute la paralysie et l’incertitude de la surprise US. Cet événement a largement influé sur l’attitude des militaires, le président du JCS (Général Dunford) en tête, se prononçant contre une riposte armée parce que ses effets « pourraient mettre en danger les forces américaines », – effectivement, crainte justifiée mais tout de même curieux argument pour le chef de forces dont le destin est de faire la guerre et donc d’être “mises en danger”.

Encore tout cela, toutes ces remarques, répondent-elles jusqu’ici à un certain ordre, à une logique de situation. Mais au-delà, quel chaos, quel manque de préparation, quel goût singulier pour la contradiction et le désaccord, quelle improvisation et quel amateurisme dans la brutalité et l’impulsion ! L’effondrement en cours de l’Empire, –oui, oui, soyez-en sûr, – s’accompagne d’une incroyable médiocrisation du personnel de direction, de l’abaissement abyssal de la qualité, de l’ampleur du regard. On a pu le mesurer dans les divers débats, postures, déclarations, contradictions, accompagnant la possibilité d’une frappe, devenue probabilité, et soudain annulée, et suivie des explications alambiquées de Trump, des confirmations de leur entêtement obtusde la part des faucons.

Le sommet de cette stupéfiante agitation de la direction américaniste se trouve sans doute dans la longue explication de Trump sur ses désaccords avec Bolton, sur l’extrémisme paranoïaque de Bolton qu’il ne partage pas du tout (lui, Trump), sur ses tendances prédatrices exceptionnelles, etc. (« Si l’on écoutait Bolton, on combattrait le monde entier, okay ? ») Bolton reste tout de même un type magnifique, qui reste en fonction, dans tous les cas pour les prochaines heures ; Trump est très content d’avoir comme conseillers des faucons et des colombes (lesquelles ?), sans trop s’attacher au constat, –mais sans doute en fait-il partie ? – qu’il s’agit d’abord de fous et d’esprits totalement corrompus dans tous les sens.

Il n’empêche : les gens les plus sensés, y compris parmi les partisans de Trump comme Tucker Carlson, jugent quesi Trump ne s’est pas débarrassé de Bolton dans les prochaines semaines, et par conséquent s’il en perd le contrôle, il perdra les élections USA-2020, – bien sûr, si le monde n’est pas détruit d’ici là par un conflit devenu planétaire. Les explications de Trump non suivies d’effets alors qu’il a montré sa capacité et sa dextérité à se débarrasser de ministres et de conseillers constituent certainement la phase la plus folle et la plus énigmatique de la séquence. Elle résume, synthétise et symbolise l’incontrôlabilité de l’événement qui vient de se passer, et en général de l’environnement crisique où nous évoluons désormais.

C’est comme si les Iraniens, fermement campés sur une résolution sans faille, étaient devenus à la fois les spectateurs et le sparring-partnersun brin deus ex machina de cet exercice cosmique d’autodestruction de l’Empire.