A quoi joue The Daily Beast ?

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A quoi joue The Daily Beast ?

On connaît le site The Daily Beast (disons TDB pour ce texte). C’est sans doute l’un des outils de communication du clan neocon les plus réussis. Le site est très largement lu, il a une activité quotidienne soutenu, il a une grande audience de notoriété, il travaille à partir de contacts officiels et officieux variés, il dispose d’une rédaction très étoffée et enfin il s’est montré capable de monter des opérations de désinformation très brutales et assez réussies puisque la brutalité est une qualité appréciée par la psychologie américaniste à laquelle sont destinées ces opérations. (Voir notamment l’opération contre Russia Today, avec l’organisation toute entière à porter “au crédit” de The Daily Beast du montage de la démission “en direct” de la présentatrice de RT Liz Wahl, complètement complice de la chose et aussitôt reclassée dans la presse-Système, – voir Thruthdig.org le 19 mars 2014.)

Bref, TDB roule à fond pour les neocons, et comment... Cette caractéristique s’accorde assez mal à première vue avec plusieurs “opérations” de ces dernières semaines, celles-là complètement journalistiques et tournant autour d’un seul sujet, – les interférences du pouvoir civil dans les analyses du renseignement militaire (DIA) à propos de l’évolution de la “guerre contre Daesh”, essentiellement au sein de la grande structure de commandement Central Command (CENTCOM). Il y a d’abord une intervention le 26 août 2015, concernant effectivement les pressions politiques que subissent les analystes de la CIA de la part des équipes civiles de l’administration Obama et de la part de certains généraux hors-circuit DIA, pour orienter leurs analyses sur la conduite de la “guerre contre Daesh” effectivement dans un sens optimiste. Il y a notamment dans ce texte l’intervention du désormais (pour nous) fameux général Flynn, qui fut directeur de la DIA jusqu’en août 2014, et qui a fait sensation avec ses déclarations à Aljazeera à la fin juillet. Dans cet article, on pouvait lire notamment cette intervention de Flynn :

« “The phrase I use is the politicization of the intelligence community,” retired Lt. Gen. Michael Flynn, the former director of the Defense Intelligence Agency, told The Daily Beast when describing what he sees as a concerted push in government over the past several months to find information that tells a preferred story about efforts to defeat ISIS and other extremist groups, including al Qaeda. “That’s here. And it’s dangerous,” Flynn said. »

Dans son édition du 10 septembre 2015, TDB va beaucoup plus loin en révélant l’existence d’une véritable “révolte des analystes” impliquant une cinquantaine d’officiers de renseignement, essentiellement des officiers de la DIA affectés à CENTCOM, ce commandement militaire US déjà signalé et qui a en charge les zones du “grand Moyen-Orient” jusqu’au sous-continent indien. Des précisions nombreuses sont données sur les méthodes employées pour exercer les pressions sur les analystes, avec la description du climat qui accompagne ces pressions définies par le terme de “stalinien”. L’articlé de TDB compare cette situation à celle de 2002-2003 où des pressions énormes furent exercées sur les analystes du renseignement (essentiellement la CIA dans ce cas), pour les forcer à produire des rapports concluant à l’existence d’armes de destruction massive dans l’arsenal de Saddam, au contraire de tout ce que ces analystes observaient, pour disposer d’un argument-postiche pour attaquer l’Irak. (« The accusations suggest that a large number of people tracking the inner workings of the terror groups think that their reports are being manipulated to fit a public narrative. The allegations echoed charges that political appointees and senior officials cherry-picked intelligence about Iraq’s supposed weapons program in 2002 and 2003. ») Une lettre signée par deux analystes et soutenue par une cinquantaine de leurs collègues a été officiellement adressée aux autorités compétentes sous forme de plainte ; cela implique l’ouverture d’une enquête officielle du Contrôleur Général du Pentagone qui, si elle est menée à terme et conclut dans le sens des plaignants, pourrait éventuellement produire des remous importants, selon l’évolution de la communication à cet égard.

« Some of those CENTCOM analysts described the sizeable cadre of protesting analysts as a “revolt” by intelligence professionals who are paid to give their honest assessment, based on facts, and not to be influenced by national-level policy. The analysts have accused senior-level leaders, including the director of intelligence and his deputy in CENTCOM, of changing their analyses to be more in line with the Obama administration’s public contention that the fight against ISIS and al Qaeda is making progress. The analysts take a more pessimistic view about how military efforts to destroy the groups are going.

» The large number of analysts who complained to the Pentagon inspector general hasn’t been previously reported. Some of them are assigned to work at CENTCOM, the U.S. military’s command for the Middle East and Central Asia, but are officially employed by the Defense Intelligence Agency.

» The complaints allege that in some cases key elements of intelligence reports were removed, resulting in a document that didn’t accurately capture the analysts’ conclusions, sources familiar with the protest said. But the complaint also goes beyond alleged altering of reports and accuses some senior leaders at CENTCOM of creating an unprofessional work environment. One person who knows the contents of the written complaint sent to the inspector general said it used the word “Stalinist” to describe the tone set by officials overseeing CENTCOM’s analysis. Many described a climate in which analysts felt they could not give a candid assessment of the situation in Iraq and Syria. Some felt it was a product of commanders protecting their career advancement by putting the best spin on the war. »

On dira : après tout, ce n’est pas du mauvais journalisme. C’est le cas et c’est justement ce qui est intrigant : après tout justement, cet organe neocon qu’est The Daily Beast fait un travail pas loin d’être antiSystème. Il est par exemple surprenant qu’il rappelle, à propos de ces pressions pour obtenir des rapports des analystes de la DIA exagérant les résultats de la campagnes contre Daesh pour satisfaire la posture des politiciens de l’administration Obama, le cas des pressions contre la CIA des années 2002-2003 (voir notamment l’affaire Plame-Wilson dont on a fait le film Fair Game). En effet, ce rappel implique complètement les divers réseaux neocons et leurs relais au cœur de l’administration GW Bush, particulièrement le vice-président Cheney et en bonne partie le secrétaire à la défense Rumsfeld. Certes, la mémoire est courte par ces temps de crise diluvienne mais l’argument ainsi rappelé, qui rafraîchit justement cette mémoire, peut être retourné contre les neocons dans leurs activités courantes qui continuent dans le même sens de la déstabilisation et de la production de désordres divers.

Une hypothèse pourrait être qu’en impliquant ainsi l’administration Obama dans le cas d’une campagne inefficace qu’on voudrait camoufler sous le couvert d’une appréciation élogieuse des services de renseignement, on obtient un argument pour accélérer et élargir l’engagement des forces armées US, jusqu’à déployer à nouveau des forces terrestres en Irak et peut-être même en Syrie. Mais même dans ce cas, la manœuvre reste risquée, car c’est le résultat inverse qui peut être obtenu, c’est-à-dire une démobilisation psychologique et une abstention grandissante dans le programme général et l’implication des forces armées US de lutte contre Daesh et les autres réseaux terroristes par simple constat d’incapacité, cela facilité par le climat délétère créé par ces diverses affaires.

Un autre effet résultant de cette campagne inhabituelle de “lanceur d’alerte” (le général Flynn) et des remous au sein de la DIA relayés par The Daily Beast est de mettre en cause la structure CENTCOM qui commence à souffrir beaucoup de la mauvaise réputation que lui a donnée diverses affaires, dont certaines liées avec le sort des généraux Petraeus et Joe Allen. Les deux hommes sont passés à la tête de CENTCOM avant de connaître divers avatars ; les deux mais le second surtout, Joe Allen qui a été nommé coordinateur de la lutte globale contre Daesh en septembre 2014, ont été mis en cause pour des interférences diverses dans les complexes manipulations et avatars de la “guerre contre la Terreur” jusqu’à sa phase-Daesh (voir par exemple Thierry Meyssan le 3 août 2015). Toutes ces manœuvres où le pouvoir militaire et le pouvoir politique US ont des champs d’action mal définis, où divers officiers généraux ont des rôles politiques nébuleux, ont effectivement conduit à faire de CENTCOM une structure extrêmement suspecte alors qu’elle constitue l’épine dorsale de toute l’action militaro-politique des USA dans cette zone ultra-sensible et dans “la guerre contre la Terreur”. On comprend que les révélation de TDB concernant la “révolte” des analystes de renseignement de la DIA qui travaillent tous avec CENTCOM, venant après les révélations explosives du général Flynn, pèsent considérablement sur la perception qu’on peut avoir de la validité de CENTCOM, y compris avec la vulnérabilité des liens entre CENTCOM et le Pentagone d’une part, entre CENTCOM et le pouvoir civil à Washington d’autre part. Là encore, il n’est nullement assuré que cette évolution soit à l’avantage des neocons qui ont besoin de structures militaires fiables et solides pour soutenir leurs divers desseins de déstabilisation.

Mais peut-être, après tout et sans réelle surprise d’ailleurs, le désordre produit par les neocons et les divers groupes de même obédience se retourne-t-il contre eux. Ce ne serait pas la première fois et l’on peut être assuré que ce n’est certainement pas la dernière, et que cette tendance que nous désignons sous le terme d'“hyperdésordre”  ira en s’accroissant constamment. Dans tous les cas, d’une façon générale et considérées objectivement, ces affaires d’interférences entre les différents pouvoirs et le renseignement US, surtout le renseignement militaire qui s’affirme en général plus difficile à “politiser” que la CIA, contribuent évidemment à affaiblir la machine de guerre américaniste. Ce qui est remarquable dans les confidences recueillies par TDB, c’est la description du climat qui règne au sein des structures de commandement, d’analyse et de planification des forces armées US dans un sens large (ici à CENTCOM, mais pourquoi pas dans d’autres structures). L’épithète de “stalinien” pour désigner ce climat est particulièrement impressionnant. La réalité d’un tel climat dans des structures lancées dans des évaluations et des opérations aussi complexes et aussi marquées par le désordre que celles qu’on observe dans le grand Moyen-Orient autour des crises diverses allant jusqu’à l’Afghanistan, aux bordures de l’Ukraine, etc., affectant aussi bien l’énorme bouillonnement syrien et les relations avec la Russie, constitue pour le moins un tourbillon de tensions explosives.

 

Mis en ligne le 12 septembre 2015 à 16H45